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jeudi 15 mars 2007

44- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (19ème Partie)

Le journal officiel tunisien Er-Raid ne dit pas un mot de la convention conclue dans la journée de jeudi. Il se borna à publier une note sur l'entrevue qui eut lieu le vendredi matin au Bardo entre le bey, le général Bréart et M. Roustan. Voici cette note, qui est assurément fort originale, surtout étant donné le silence de la feuille officielle sur le traité du Bardo.

A V I S
Louange à Dieu.
Le Raîd tunisien informe le public qu'hier samedi une entrevue amicale a eu lieu entre S.A. le bey et M. le général Bréart, commandant en chef de l'armée française, qui se trouve dans le voisinage de la capitale.
Cette entrevue a eu lieu en présence du chargé d'affaires et consul général du magnanime gouvernement de
France. Elle avait pour but de démontrer les rapports d'amitié qui existent entre les deux nations.
Son Altesse a prié le susdit général d'abandonner son projet d'entrer dans la capitale, afin d'éviter la surexcitation qui aurait pu se produire parmi les habitants, par suite de ladite entrée; il l'a prié également de repartir avec son armée.
M. le général a acquiescé à cette demande, et Son Altesse a reçu de lui l'assurance que les troupes n'entreraient point à Tunis, et qu'elles reprendraient le chemin par lequel elles étaient venues, afin de rassurer les habitants et de leur affirmer la plus complète sécurité.
Nous nous empressons de publier le présent avis.
Tunis, 17 djoumada ethani 1298 (15 mai 1881).

La population européenne éprouva une vive satisfaction de voir la situation déblayée et surtout d'avoir auprès d'elle les troupes françaises dont la présence était une garantie pour sa sécurité. Pendant les journées du vendredi et du samedi, la route de Tunis à la Manouba et les trains du chemin de fer ne désemplirent pas. Les Français, les Israélites, les Maltais, les Mozabites se donnaient tous le camp français pour but de promenade.
La route était sillonnée à tout instant par des équipages de toute forme, carrosses, charrettes, siciliennes, mulets harnachés, bourriquots sur lesquels pendaient les longues jambes des négres. Les Européens commentaient beaucoup la nomination de M. Roustan au grade de ministre plénipotentiaire de 1ère classe dont la nouvelle s'était répandue le 13 au soir.

Les Italiens en montraient une vive irritation. La colonie française ne cachait pas par contre le contentement qu'elle éprouvait à voir récompenser notre habile et énergique représentant et à constater cette première et importante conséquence de la nouvelle situation. Elle se montrait moins satisfaite du maintien de Mustapha comme premier ministre.
Dans la journée du dimanche 15 mai, le général Bréart passa la revue des troupes cantonnées à la Manouba. M. Roustan, en grande tenue, était présent à côté du général. Une foule très nombreuse était venue de Tunis. Plus de six mille personnes assistaient à la revue ; parmi elles très peu de musulmans.
Le bey devait assister la revue, mais au dernier moment il se fit excuser. La revue avait eu lieu à quatre heures.

A dix heures du matin, le général Bréart avait reçu la colonie française au palais du consulat, entouré de douze officiers d'état-major.

Le lendemain 16, les colonnes commencèrent leur mouvement pour rejoindre les brigades Logerot et Delebecque. Les troupes quittèrent le camp de la Manouba et se transportèrent à Djedeida où le général
Bréart devait rester jusqu'à la fin mai, pendant que la brigade Maurand, composée d'un bataillon du 38ème de ligne, du 30ème bataillon de chasseurs, d'un escadron du 1er hussards et d'une batterie d'artillerie se dirigeaient sur Mateur.

lundi 12 mars 2007

43- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (18ème Partie)

Un témoignage inédit, paru dans la revue "Réalité", du Cheikh Béchir Belkhodja (1826-1911) : mouderess à la Zitouna puis secrétaire à la chancellerie beylicale, il est nommé quelques temps après secrétaire de Mohammed Es-Sadok Bey et chef de la Section d’Etat, et il est promu plus tard à la charge de conseiller de Ali Bey (1882-1902).

Mohamed Es-Sadok Bey occupait depuis plusieurs jours, avec son Conseil, la salle dite "Maqarr Es-Saâda" (résidence de la félicité) située à l’étage supérieur du Palais de Kassar-Saïd. Les membres du Conseil présent ce jour-là (12 mai 1881) auprès du Bey, étaient :
* Mustapha Ben Ismaïl, Premier ministre ;
* Mohammed Khaznadar (Mamelouk d’origine grecque), Ministre d’Etat ;
* Mohammed El Aziz Bouattour, Ministre de la Plume (de l’Intérieur) ;
* le Général Ahmed Zarrouk (Mamelouk d’origine grecque), Ministre de la Marine ;
* le Général Mohammed Bachouche, Directeur des Affaires Etrangères ;
* le Général Elias Mussali, Interprète du Bey ;
* le Général Hamida Ben Ayed, ancien fermier général ;
* le Général Mohammed El Arbi Zarrouk, Président de la Municipalité (de la ville de Tunis) ;
* Mahmoud Boukhriss, Kahia du Ministre de la Plume ;
* Mustapha Radhouane, Chef de Service à la commission financière,
* Taïeb Boussen, Chef de section aux Affaires Etrangères ;
* Youssef Djaït, Chef de section à la Justice ;
* Béchir Belkhodja, Chef de la Section d’Etat.


Mes deux derniers collègues (Taïeb et Youssef) et moi assurâmes, à tour de rôle, le service des écritures de l’audience beylicale. Ce fut mon tour lorsque le Général Elias Mussali vint informer le Bey que M. Théodore Roustan demandait à voir Son Altesse. Il était alors 10 heures du matin. Je ne pus prendre aucune note de ce que le Consul Général de France vint dire au Bey, l’entretien ayant eu lieu à voix basse et en tête-à-tête.
Seul Mustapha Ben Ismaïl, debout près du trône, put en entendre quelque chose. A la sortie de M. Roustan, un silence glacial s’établit dans la salle.

Ce silence fut rompu par un sanglot jeté par Mustapha qui, d’une voix entrecoupée, annonça au Conseil que le Général Jules-Aimé Bréart allait arriver dans un instant à Kassar-Saïd ; au même moment, le train de la compagnie Bône-Guelma vint s’arrêter en face du Palais. Je vis alors, pour la première fois de ma vie, des cavaliers avec leurs chevaux sortir d’un train. Ils étaient sûrement au nombre de plusieurs centaines.

C’était la garde qui devait escorter le Général Bréart pendant sa visite au Bey. On fit venir également 27 bouches à feu que des artilleurs français placèrent près du Bardo ; ils étaient tous braqués sur Tunis. Le Bey monta et nous fit monter avec lui sur les terrasses du Palais ; Son Altesse tenait à la main une longue vue pour mieux préciser le mouvement des troupes débarquées. De temps en temps, on le voyait essuyer des larmes.
Le Bach-kateb (ministre de la Plume), Sidi Mohammed El Aziz Bouattour, mon chef, qui n’était pas loin de moi, me dit que ces larmes, bien que sincères, ne pouvaient être prises en considération, le Bey étant la propre victime de lui-même.

Tout ceci se passa très rapidement, car le Général Bréart ne tarda pas d’arriver au Palais que des cavaliers français vinrent cerner. Et Tahar Belhassen, le général de garde, d’accourir pour calmer l’émotion des dames du Harem dont nous entendîmes les pleurs.
Mustapha Ben Ismaïl pleurait aussi comme une femme. Le Bey et toute l’assistance étaient aussi très émus, sauf le nonagénaire Cheikh Mahmoud Boukhriss, le Kahia du Bach-Kateb, qui resta impassible. Il fut dans la suite le premier à approuver le traité du Protectorat.
Son âge très avancé fut certainement pour beaucoup dans son attitude. En arrivant au Palais, le plénipotentiaire français, le Général Bréart, était muni d’un appareil téléphonique pour correspondre avec le commandant de ses troupes, campées à la Manouba.

Il tenait à la main le texte du traité qui était en double expédition. M. Roustan présenta le Général au Bey qui était debout devant son trône. Il dit à Son Altesse que seul maintenant le Général Bréart était chargé de parler avec lui au nom de la France… Et ce dernier de faire donner au Bey lecture, article par article, du traité du Protectorat.

Le Général Elias Mussali assurait le service de la traduction. Après l’achèvement de cette lecture, il était onze heures du matin, le Général Bréart donna cinq heures au Bey pour réfléchir et prendre l’avis de son Conseil. Mais Son Altesse demanda d’ajourner sa réponse au lendemain. Le Général Bréart ne put accéder à ce désir et accorda définitivement au Bey sept heures pour faire connaître sa réponse.
Il eut soin d’insister sur le caractère pacifique et amical du traité dont le rejet pourrait entraîner, a-t-il ajouté, de graves conséquences. On sut, en effet, plus tard, que l’un des frères du Bey, le prince Taïeb, avait promis de signer le traité si la France lui assurait son élévation au trône beylical.

Le Général se retira ensuite avec son Etat-Major dans la grande salle du rez-de-chaussée où il avait déjà fait placer son téléphone. La discussion du traité par les conseillers du Bey fut orageuse. Mohammed El Arbi Zarrouk s’y montra opposé au plus haut degré. Il soutint que la Régence était une possession turque et alla jusqu’à accuser le Bey de trahison. Celui-ci voulut lui expliquer les conséquences funestes d’une résistance désormais vaine.
Pour ce faire, il dit à Mohammed El Arbi que s’il refusait d’accepter le traité, le Général Bréart s’emparerait de sa personne et qu’il l’enverrait comme prisonnier en Algérie. Puis, portant la main à sa barbe, le Bey a ajouté textuellement : « Je crois qu’aucun des membres de ce Conseil ne désirerait voir cette vieille barbe blanche traînée dans la poussière des chemins de l’exil ».
Ce propos du Bey fut énergiquement contredit par le Général Mohammed El Arbi Zarrouk qui répliqua en ces termes : « Ton envoi comme prisonnier à Alger ne sera point un déshonneur pour toi. Mais, en tout état de cause, il vaut mieux sacrifier une seule tête, fût-elle couronnée, que de sacrifier un peuple tout entier ».

Le Bey poussa un soupir, puis il dit à Mohammed El Arbi : « Tu as donc oublié tous les bienfaits dont je t’ai comblé, tu n’es qu’un ingrat ». Il tint ensuite à connaître l’avis des autres membres du Conseil. On tomba alors d’accord sur le point suivant : le Bey enverrait son secrétaire, le Cheikh Béchir Belkhodja, auprès de son frère Ahmed, Cheikh El Islam, pour lui expliquer la gravité du moment et lui demander son avis basé sur les principes coraniques.
On eut recours à ce stratagème pour permettre au Général Hamida Ben Ayed de quitter le Palais et d’aller prendre immédiatement contact avec son ami et protecteur, le Consul Général d’Angleterre, pour lui demander s’il ne pourrait accorder l’hospitalité au Bey ou tout au moins lui donner quelques conseils utiles.
Cette dernière combinaison ne réussit pas et Ben Ayed resta au Palais.

Quant au secrétaire du Bey, accompagné jusqu’à Tunis par deux cavaliers du Général Bréart, il revint une heure après pour faire connaître que son frère, le Cheikh El Islam, ainsi que le Bach-Mufti et les deux Cadis de Tunis le chargeaient de dire à Son Altesse « qu’entre deux maux, on doit choisir le moindre, c’est-à-dire : si les conséquences du refus de signer le traité sont plus graves que celles de son acceptation, Son Altesse ne devrait pas hésiter à accepter la nouvelle situation ».
Cette réponse sauvegarda les susceptibilités du Bey, qui déclara au Conseil que son refus de signer pouvant entraîner « des conséquences néfastes pour le troupeau dont il avait la garde », il était décidé à accepter le Protectorat de la France.

Le Cheikh Mahmoud Boukhriss, Kahia du Bach-Kateb, s’empressa de soutenir le point de vue du Bey que la majorité du Conseil partagea également. Les quelques membres hostiles au traité se turent, sauf le Général Mohammed El Arbi Zarrouk qui continua à protester jusqu’au moment où le Bey rappela le Général Bréart pour l’informer de son intention de signer le traité.

Le Général sourit alors, adressa de vifs compliments au Bey et lui dit que « c’était la seule solution avantageuse pour son Altesse, car dans le cas contraire il avait des ordres dont l’exécution, absolument certaine, ne pourraient que nuire à sa dignité souveraine ». Il était cinq heures du soir lorsque Mohammed Es-Sadok apposa, avec le Général Bréart, sa signature au bas du traité du Protectorat …

mercredi 7 mars 2007

42- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (17ème Partie)

Au Bardo, les journées du 9 et du 10 mai n'avaient pas été moins agitées. Le bey avait passé par les situations d'esprit les plus diverses. Il comprenait l'impuissance ou il était de résister aux légitimes demandes que le gouvernement français allait lui adresser. D'autre part, son entourage le sollicitait vivement de résister ou plutôt de temporiser en faisant valoir l'agitation qui régnait parmi les tribus de la Régence et les dangers que son autorité courrait si les populations musulmanes pouvaient l'accuser d'avoir livré le pays aux Français.

Le 10 mai au matin, il avait déclaré devant plusieurs familiers qu'il ne signerait aucun traité et qu'il préférait mourir que d'accepter le protectorat. Cependant l'arrivée du général Bréart à la Manouba, le 12 mai au matin, produisit sans doute une assez vive impression sur lui, car le bey écrivit à M. Roustan, notre chargé d'affaires, pour protester contre la présence de nos troupes près de sa résidence, mais pour déclarer en même temps qu'il accorderait au général Bréart l'entrevue demandée.

A midi, M. Roustan avait reçu la lettre du bey par M. le comte de Sancy, ancien consul français et directeur des haras tunisiens. A midi et demi il faisait atteler et se rendait au camp. A trois heures et demie, notre chargé d'affaires quittait la Manouba en voiture avec le premier drogman du consulat, M. Summaripa, après une longue conférence avec le général Bréart. M. Roustan se rendait à. Kasar-Saïd, palais du bey.
Une demi-heure après le général Bréart partait de la Manouba à cheval, accompagné de son état-major et de la plupart des officiers supérieurs de la colonne. Deux escadrons faisaient escorte.
Malgré une pluie battante, une foule considérable venue de Tunis dans la matinée suivit le cortège à pied ou en voiture jusqu'à, la grille de Ksar-Saïd. L'escorte traversa un splendide jardin planté de beaux arbres, orangers, mûriers, poivriers, et décoré de colonnes de marbre surmontées d'aigles, de levrettes et d'autres figures d'animaux.
Un peloton de soldats tunisiens forme la haie sur deux rangs et rend les honneurs militaires. Les tambours battent aux champs. Nos escadrons de hussards restent rangés en bataille devant la grille du palais.
Le général Bréart met pied A terre devant la grande porte du palais, vaste bâtisse décorée en style mauresque mélangé de rococo. De chaque côté, derrière les soldats tunisiens, on aperçoit une trentaine d'eunuques, de pages et de domestiques nègres regardant ce spectacle avec l'attitude indifférente particulière aux musulmans.

Le général, suivi de son escorte, monte le splendide escalier de marbre qui conduit aux apparentements intérieurs, et est introduit dans un salon où se tiennent le bey et le premier ministre, ainsi que M. Roustan.
Notre chargé d'affaires présente le général Bréart à Mohammed es Sadok qui, après les nombreux salamalecs en usage dans le cérémonial arabe, le prie de s'asseoir. Le bey était en pantalon gris perle, redingote noire et fez rouge. Mustapha était également en costume européen.

Le général Bréart prend la parole et dit au bey qu'il vient remplir la mission que lui a donnée le gouvernement de la République dans le but de rétablir de bonnes relations entre les deux pays et d'éviter tout conflit ultérieur. Il lit ensuite la dépêche qui lui confie les pouvoirs nécessaires pour conclure un traité :

« Le gouvernement de la République française, désirant terminer les difficultés pendantes par un arrangement amiable, qui sauvegarde pleinement la dignité de Votre Altesse, m'a fait l'honneur de me désigner pour cette mission.
Le gouvernement de la République française désire le maintien de Votre Altesse sur le trône et celui de votre dynastie. Il n'a aucun intérêt à porter atteinte à l'intégrité du territoire de la Régence. Il réclame seulement des garanties jugées indispensables pour maintenir les bonnes relations entre les deux gouvernements. »

Le général Bréart termine en demandant au bey s'il veut entendre lecture des propositions de la France. Le bey répond qu'il les entendra (puisqu'il ne peut pas faire autrement).
Le général donne alors lecture du texte objet du Protectorat : http://tunisiecoloniale.blogspot.com/2007/01/19-copie-roiginale-du-trait-du-bardo-de.html

Cette lecture terminée, le bey demanda le temps de réfléchir et de consulter ses ministres. Le général
Bréart répondit en acceptant la demande du bey, mais en déclarant que le gouvernement de la République avait besoin d'une prompte réponse, et qu'il accordait seulement un délai de deux heures, c’est-à-dire jusqu'à huit heures.

Cette réponse parut vivement préoccuper le premier ministre du bey, qui échangea quelques paroles avec Mohammed es Sadok. Il y eut un court silence, puis la conversation reprit. Le bey répliqua que le délai accordé était trop court. Le général insista : « Nous voulons, dit-i1, avoir une réponse aujourd'hui même. » Le bey continuant à alléguer la nécessité d'un plus long délai, M. Roustan fait remarquer que tous les articles de traité proposé ont été depuis longtemps discutés avec le premier ministre du bey, lequel est présent A l'entrevue, et qu'ils ont été l'objet d'une longue délibération dans le conseil des ministres. D'ailleurs, le conseil peut être réuni à l'instant même. Le général Bréart répète qu'il doit avoir une réponse dans la journée et qu'il ne pourrait se prêter à aucun atermoiement sans manquer aux instructions rigoureuses de son gouvernement.
Le bey répond que, puisque cette précipitation est chose imposée, il est bien obligé d'accepter les conditions qui lui sont faites. Pour clore la discussion, le délai est prolongé jusqu'à neuf heures du soir.

L'état-major français se retire alors dans un salon du rez-de-chaussée, pendant que les dignitaires tunisiens qui occupent ce salon allaient conférer avec le bey dans le salon du premier étage. Il était alors six heures.
Vers sept heures, le bey faisait dire au général qu'il était prêt à signer ; le général remontait avec M. Roustan au premier étage, et l'acte diplomatique recevait les signatures du bey, de Mustapha, du général Bréart et de M. Roustan.
Le premier ministre, qui paraissait très troublé pendant le premier entretien, se montra au contraire fort expansif dans cette seconde entrevue et échangea des poignées de main avec les officiers français. Au moment de prendre congé; le bey demanda au général Bréart de vouloir bien retirer ses troupes des environs de Ksar-Saïd et de ne pas les faire entrer à Tunis, afin de ne pas entretenir l'agitation qui régnait au Bardo et dans la capitale de la Régence. Le général répondit au bey qu'il eût désiré de le satisfaire sur l'heure, mais qu'il ne pouvait se rendre à son désir avant d'en avoir référé à son gouvernement.

Le lendemain matin, le général Bréart et M. Roustan eurent une seconde entrevue avec le bey. Le général déclara à Mohammed es Sadok qu'il était heureux de pouvoir lui annoncer que, déférant au désir exprimé par le bey, le gouvernement français avait résolu de ne pas faire entrer ses troupes à Tunis.
Le bey remercia vivement le général, l'assura de son amitié et lui conféra le grand cordon de l'ordre tunisien du Nichan Iftikhar.

La nouvelle de ces événements était à peine répandue à Tunis, qu'elle y provoquait une très vive agitation dans les cercles arabes. Plusieurs gros personnages tunisiens, à la tête desquels étaient Larbi Zarrouck, un des ministres et le chef de la municipalité, se joignaient au cheik-al-Islam et aux ulémas pour exciter les Arabes et surtout les cheiks des tribus du sud, qui depuis plusieurs jours étaient arrivés en grand nombre à Tunis.
Ali-bey était venu, le 12 au soir, de son camp de Medjez-el-Bab, et après une longue entrevue avec son frère était reparti pour son habitation de la Marsa à Carthage.

Le 12 mai au soir, le cheik-al-Islam était également allé au Bardo voir le bey, et lui demander communication du traité avec la France, au nom des notables de la ville. Le bey avait ajourné cette communication; mais, pour donner satisfaction dans une certaine mesure aux sentiments du parti de la résistance, il adressa sur l'heure la dépêche suivante à Saïd-pacha, premier ministre à Constantinople :

« Un général français est venu dans mon palais avec une escorte de cavalerie, a soumis à ma signature un traité de protectorat et m'a déclaré qu'il ne quitterait le palais qu'avec une réponse pour laquelle il m'accordait quatre heures.
Me voyant sous la pression de la force, par suite de la présence d'une armée près de ma résidence, j'ai dû, pour mon honneur et en vue d'éviter une effusion de sang, signer le traité, sans l'examiner ni le discuter, tout en déclarant que je signais contraint par la force. »

samedi 3 mars 2007

41- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (16ème Partie)

Le gouvernement français et les gouvernements étrangers savaient également quel compte il fallait tenir des protestations du bey et de ses prétendus égards pour la France. I1 n'y avait qu'une réponse à faire à un pareil document, c'était d'aller au Bardo faire confesser au bey que depuis plusieurs années il se moquait de nous et que lui même avait intérêt à renoncer à cette politique. La colonne du général Bréart n'avait pas d'autre mission.

Le 6 mai, les troupes débarquées à Bizerte étaient fortes de 6,000 hommes et constituaient une brigade dont le général Bréart prit le commandement.
Le général avait l'ordre de marcher sur Mateur, mais pendant trois jours la pluie tomba presque sans interruption et on dut ajourner tout mouvement. L'état-major fit publier une interdiction d'emporter l'orge et le blé du territoire de Bizerte. En même temps il se procurait des guides et faisait occuper toutes les hauteurs occupant la ville par les nouvelles batteries arrivées.

La brigade Maurand, qui se constituait à côté de la brigade Bréart, devait être plus nombreuse et compter environ 7,000 hommes avec quatre batteries d'artillerie, deux de 90, une de 4 de montagne attelée et une de 4 de montagne à dos de mulet.
Le 6 mai l'intendance arrivait et préparait les moyens de ravitaillement, le même jour le général Bréart envoyait des émissaires au caïd de Mateur et aux tribus des Bedjaoua et des Arabes pour leur demander si elles voulaient ou non recevoir des troupes françaises sur leur territoire.

Le 8 mai, les deux brigades se mettaient en mouvement, la brigade Maurand se dirigeant à l'ouest vers Mateur en contournant le lac de Bizerte, la brigade Bréart en se portant vers le sud-est dans la direction de Tunis. La pluie continuait torrentielle. La colonne Bréart se mit en route à cinq heures du matin et elle n'arrivait au bivouac, à Bahiret Gournata, qu'à minuit après une marche, excessivement pénible de 27 kilomètres, à travers des fondrières et des terrains marécageux d'une traversée très difficile.

Le général avait l'ordre d'être à Djedeida, sur la ligne du chemin de fer de Tunis, le 9, à huit heures du matin ; mais, la pluie étant tombée sans interruption pendant toute la nuit, il se borna à se porter à Fondouk, à 13 kilomètres de Bahiret Gournata. Le temps étant revenu au beau, les troupes purent se reposer et repartir le lendemain 10 pour Djedeida.
Ce hameau, ou plutôt cette réunion de maisons de campagne est une localité importante au point de vue stratégique, en ce qu'elle est le point de jonction, de toutes les voies qui se rendent à Tunis des divers points de la Régence. Située au point de bifurcation de la vallée de la Medjerda et de la ligne ferrée, Djedeida commande Tunis, la région du nord et toutes, les avenues de la frontière.
Autour de Djedeida débouchent les routes de Mateur, de Bizerte, de Porto-Farina, de Béja et du Kef. Le Bardo est à 16 kilombtres, Tunis à 20 kilomètres. Aux alentours s'étendent de riches plaines fécondes en ressources et qu'aucune éminence ne commande sauf au nord-est le Djebel-Ahmar que le gouvernement tunisien n'a d'ailleurs jamais songé à fortifier.

Le 10 mai le général Bréart quittait le campement de Fondouck et, remontant la vallée de la Medjerda, passait à Sidi-Thabet, Garf el Fana, et arrêtait dans la matinée à Djedeida, où les troupes installaient leur campement au milieu de magnifiques plantations d'oliviers.

Le 11 mai au soir, la colonne était renforcée par le 92ème de ligne et une batterie d'artillerie.

Le 12 mai à neuf heures, des officiers d'état-major, un capitaine, des sergents fourriers et un peloton de hussards arrivaient à la Manouba à 2 kilomètres du Bardo, et cherchaient à droite et à gauche de la voie ferrée un emplacement favorable pour établir le camp, s'assurant des fontaines, des puits et des sources situées dans les jardins environnants.
A 600 mètres de la station du chemin de fer sont des casernes inoccupées. A la même distance est le palais de Sidi-Larrouck, ministre de la marine, qui fit prévenir les officiers français qu'il était prêt à les recevoir dans son palais.
A neuf heures et demie, l'avant-garde de la colonne Bréart arrivait à la station. A onze heures moins un quart, arrivent à leur tour la colonne Maurand et la colonne Bréart clairons sonnant. En venant occuper le jardin d'Ismaël Soumyn, la musique du 92ème joue le Chant du départ aux applaudissements des membres de la colonie française accourus de Tunis. Un grand nombre de propriétaires musulmans et de notables tunisiens assistent également au défilé. La colonie française applaudit à outrance lorsque passent trois belles batteries d'artillerie du 13ème et du 9ème régiment.
Dans les groupes on annonce que le bey est dans de meilleures dispositions et on se communique le texte de la circulaire suivante qu'il vient d'adresser aux caïds et aux gouverneurs de la Régence :

« Il est parvenu à notre connaissance que l'entrée des troupes françaises dans le pays des Kroumirs a produit une certaine émotion, parmi quelques tribus. Nous avons protesté contre cette violation de notre territoire, accomplie sans qu'il y est de mots d'hostilité entre nous et le gouvernement de la République française, et sans qu'aucune déclaration de guerre nous ait été adressée.
Toutefois cette affaire sera arrangée diplomatiquement et pacifiquement. C'est à quoi nous sommes actuellement occupés, de concert avec le gouvernement impérial ottoman et avec le concours des autres puissances amies.
Par suite de ce qui précède, il est du devoir de chacun de maintenir l'ordre partout, pour pouvoir conduire à bonne fin la solution de l'affaire, avec modération et sans aucun désordre.
Nous vous recommandons donc de ne point quitter le siège de votre gouvernement, afin d'empêcher, par votre présence, les populations qui se trouvent placées sous votre administration, de se livrer à aucun acte pouvant entraver les dispositions prises par nous.
Vous recommanderez cela aux populations de la manière la plus formelle, et vous les détournerez surtout de s'occuper des conversations de gens intéressés à susciter des troubles.
Vous leur ferez surtout comprendre à quelles conséquences s'exposeraient les gens qui contreviendraient à ces ordres. »

Cette circulaire comparée aux protestations des jours précédents permet de mesurer le chemin que l'esprit du bey avait parcouru en quelques jours. Le débarquement de nos troupes à Bizerte et la double marche sur Mateur et sur Fondouck avaient produit leur effet au Bardo. Le bey comprenait sans l'avouer toute l'étendue de la faute qu'il avait commise en se faisant l'instrument de la politique italienne contre nos nationaux. Une scène très vive eut lieu au palais beylical entre Mohammed es-Sadok et des agents italiens. Il leur reprocha amèrement leur conduite.

« Puisque vous Italiens, ne vous sentiez pas capables de me soutenir, pourquoi m'avez-vous mis en conflit avec la France? Qui perd aujourd'hui, c'est moi, et je perds pour avoir voulu vous favoriser! »

Qui rapportait ces propos du bey? le correspondant d'un journal italien, le Pungolo de Naples. Et il ajoutait avec raison : « Quant aux Italiens établis et nés à Tunis qui ont travaillé pendant vingt ans pour établir la suprématie italienne en ce pays, ils disent à leur gouvernement : Si vous ne vous sentiez pas capables de la conduire jusqu'au bout, pourquoi avez-vous suscité la question tunisienne? Nous étions si heureux auparavant, pourquoi êtes-vous venus nous troubler? »

Ces sentiments étaient ceux de la population européenne, des Israélites, des Maltais et d'un grand nombre de Maures de Tunis qui étaient revenus de leurs préventions contre la France ou qui mesuraient toute l'étendue et la gravité des fautes commises par nos adversaires.
Cependant, à la première nouvelle du départ des Français pour Tunis, la ville avait éprouvé une véritable panique. Dans le quartier des bazars, les Juifs avaient fermé leurs boutiques et s'étaient barricadés, craignant d'être pillés et massacrés par les Arabes avant l'arrivée de nos troupes. De nombreuses patrouilles furent organisées pour maintenir l'ordre. Sur la place de la Marine le férik ordonna aux zaptiés ou gendarmes de déclarer dans les rues de la ville que la population devait se rassurer et que les Français ne commettraient aucun désordre.
Il leur commanda également de disperser tout rassemblement, et les cafés arabes eurent l'ordre de se fermer avant la nuit. Ce qui avait ajouté au trouble, c'est qu'on avait annoncé l'entrée des troupes dans la ville même. Cette nouvelle avait pris d'autant plus de consistance que la veille deux hussards avaient failli prendre possession de la capitale de la Régence. Ces deux cavaliers du 1er hussards avaient été envoyés en estafettes de Fondouk à Djedeida. Ils avaient fait fausse route et étaient arrivés devant une des portes de Tunis dont les gardiens les regardaient avec consternation. Ils reconnurent leur erreur. L'un proposa de rebrousser chemin. L'autre répond : Pourquoi reculer? Entrons-y puisque nous y sommes. - Non, riposte le premier ; pas possible, nous n'avons pas d'ordre.

mercredi 28 février 2007

40- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (15ème Partie)

L'occupation de Bizerte et les évènements qui l'ont suivie étaient le développement inattendu, mais régulier et logique, de la double campagne que nous avions à conduire en Tunisie. On pourra dire de l'expédition d'avril 1881 qu'elle à été une promenade militaire et une campagne diplomatique. Il n'y avait pas de plus court et de plus sûr chemin pour atteindre ce but qui s'imposait la France. Il eût été puéril de considérer les Kroumirs comme une puissance et d'engager avec eux une guerre l'européenne. Pénétrer sur leur territoire, l'explorer, le reconnaître, rendre toute résistance impossible et prendre des précautions pour l'avenir en traçant des routes et en construisant quelques blockhaus, accomplir cette œuvre toute stratégique en versant le moins de sang possible, voilà quelle était la première opération.

Profiter de l'expédition des Kroumirs pour aller faire voir quelques pantalons rouges au gouvernement du bey et lui faire reconnaître par un traité en bonne forme que nous étions ses plus proches voisins et ceux dont l'amitié lui était avant tout nécessaire, tel était le second but de la campagne, celui qu'allait poursuivre la colonne française qui devait débarquer à Bizerte. Cette seconde opération avait relativement une importance beaucoup plus considérable que la première, et l'Europe ne s'y trompa pas plus que le bey.
Le débarquement de nos troupes à Bizerte causa un véritable trouble à Londres et en Italie. Bizerte est la clef de la Tunisie du nord et le port le mieux situé et le mieux doué par la nature de tous ceux qui sont sur la côte africaine.
La France en sortirait-elle une fois qu'elle y serait entrée? Telle est la question que se posa immédiatement l'Europe et que le traité du Bardo a résolue.

Le 29 avril, les canonnières "le Léopard", "l'Hyène", "le Chacal", le croiseur "le Tourville" et les deux transports "le Corrèze" et "la Vienne" étaient en rade à Tabarka lorsqu'arrivèrent la corvette cuirassée de 1er rang "la Galissonnière", ayant à son bord le contre-amiral Conrad, "la Surveillante", "l'Alma", corvette cuirassée de 2ème rang, commandant Miot.

Les trois navires se tinrent sous vapeur pendant que l'amiral faisait envoyer à la canonnière "le Léopard" l'ordre d'appareiller pour les suivre. Le soir les navires partaient et arrivaient le lendemain matin 1er mai à six heures à Bizerte. L'escadre s'embossa immédiatement devant les forts et les batteries.
Des chaloupes à vapeur furent mises à l'eau, prêtes à remorquer les compagnies de débarquement des trois grands navires. Ces préparatifs n'avaient pas duré une demi-heure.
Le vice-consul français averti arriva en canot avec le capitaine du port tunisien, ils montèrent à bord au moment où le contre-amiral se disposait à envoyer au gouverneur un pli contenant sommation d'avoir à livrer la ville dans deux heures. Le vice-consul et le chef d'état major de l'amiral se rendirent chez le gouverneur.
Après une demi-heure de pourparlers, le gouverneur, beau-frère du bey, consentit à rendre la ville à la condition qu'on respecterait la vie et les biens des habitants et qu'on lui délivrerait un écrit constatant qu'il a cédé à la force.
A onze heures, 400 fusiliers marins des équipages de "la Galissonnière", de "l'Alma" et de "la Surveillante", étaient envoyés à terre dans les chaloupes à vapeur des trois cuirassés, traînant à leur remorque une flottille d'embarcations pavoisées de drapeaux tricolores.
Les 400 fusiliers, placés sous le commandement du capitaine de vaisseau Miot et guidés par l'interprète du consulat, descendaient sur les quais à l'entrée du canal et prenaient le chemin de la casbah et des différents forts où ils arboraient le drapeau français. Nos marins sur les vergues des navires saluaient par le cri trois fois répété de : Vive la République ! et la Marseillaise était jouée par la musique du vaisseau amiral.

L'occupation complète des bastions et des forts détachés de Sidi-Salem et Sidi-Hadid était terminée au milieu de l'après-midi. Nos fusiliers n'avaient rencontré aucune résistance. Le gouverneur avait donné l'ordre à la population arabe de se retirer des quais où se tenaient seulement quelques israélites, des Maltais et des Italiens.
La masse de la population avait d'ailleurs éprouvé une sorte de panique, et un grand nombre d'habitants avaient évacué la ville, les uns fuyant vers Tunis, d'autres se réfugiant à Mateur.
Les Maures, encore sous le coup de la lettre d'Ali-bey étaient convaincus que nos troupes allaient piller la ville, violer les femmes et tuer lés enfants.

Le 2 mai, l'aviso "le Cassard" et deux transports, "la Dryade" et "la Sarthe", débarquaient des troupes. Le lendemain trois transports de la compagnie transatlantique amenaient le général Bréart et plusieurs autres régiments. En trois jours, près de 6,000 hommes avaient été débarqués à Bizerte. Ces troupes appartenaient au 20ème, 38ème et 92ème de ligne, au 30ème bataillon de chasseurs à pied, au 1er hussards.

L'artillerie était représentée par des batteries de campagne ou de montagne, des 1er, 9ème, 12ème, 13ème et 23ème régiments. La colonne de débarquement comprenait en outre une compagnie du 4ème génie, une compagnie du train, une ambulance complète sous la direction de M. Chartier, médecin principal, une direction du service administratif, de la gendarmerie, des employés des postes, une section topographique et un service de télégraphe complet, 4 officiers, 16 sous-officiers, 5 chefs d'équipe, 21 ouvriers et le matériel de campagne nécessaire.

La bonne tenue de nos troupes, leur respect pour les habitants et plus encore l'argent que nos soldats dépensaient changèrent bientôt les sentiments d'une population naturellement pacifique.
Un grand nombre d'habitants étaient déjà revenus au bout de trois jours, et, cédant à leurs instincts commerçants, ne songeaient plus qu’à profiter de la présence de nos troupes. Les fruits, les œufs, les poulets abondèrent dans les boutiques qui s'étaient fermées le jour du débarquement et qui se rouvrirent le lendemain même, tous ensembles comme par enchantement. Les œufs, qui valent ordinairement 20 centimes la douzaine, se vendirent un sou pièce; les poulets, qui valaient dix sous, montèrent à 2 et 3 francs. Les Arabes n'avaient jamais été à pareille fête, et un grand nombre ne tardèrent pas à se féliciter de l'arrivée des Français.
Les Maltais et les Italiens, oubliant la politique, allèrent à Tunis faire des provisions et revinrent bientôt en ville avec des voitures chargées de fruits, de victuailles et de bibelots de toute espèce qu'ils vendirent fort cher à nos soldats.
L'occupation de Bizerte produisit à Tunis et dans toute la région du nord-est une très vive émotion. Personne ne s'y attendait. L'expédition avait été conduite avec beaucoup d'habileté et de discrétion.
En quittant Toulon les commandants des premiers navires de débarquement ignoraient vers quel point ils devaient se diriger. Les lettres de destination cachetées ne furent ouvertes, qu'à bord et les équipages croyaient se rendre à Bône et à la Calle. Après avoir quitté Tabarka l'escadre rencontrait en mer l'aviso "le Cassard" qui avait été la veille à Bizerte prendre auprès du vice-consul de France des renseignements sur l'état d'esprit des populations.

Le premier sentiment de l'entourage du bey, en apprenant l'occupation de Bizerte, fut d'appeler à la guerre sainte. C'était l'avis personnel du premier ministre, et c'était aussi celui de la population arabe. Mais les conseils de la réflexion prévalurent, et le lendemain le bey se borna à adresser à notre chargé d'affaires la nouvelle protestation suivante dont il envoya copie aux consuls étrangers :

« Nous avons déjà protesté contre l'entrée des troupes françaises sur le territoire de la Régence du côté des Kroumirs et notamment du côté du Kef, contrairement à notre volonté. Depuis, les troupes françaises ont occupé le Kef, une des forteresses de notre Régence. Cette occupation s'étant effectuée en violation de tous les principes du droit des gens, il est de notre devoir de réitérer pour ce fait nos protestations les plus formelles contre votre gouvernement.
D'autre part, le gouverneur de Bizerte nous a informé que hier des navires de guerre français se sont présentés devant Bizerte et ont demandé à occuper la ville et les forts menaçant de s'en emparer par force.
Comme nous sommes en état de paix avec le gouvernement de la République française, nous avions prescrit à qui de droit d'éviter tout conflit entre nos soldats et ceux de l'armée française. Par suite de ces instructions le gouverneur de Bizerte n'a pu repousser cet acte par la force, et les soldats français ont occupé Bizerte et ont arboré le drapeau français sur les forts. Cette occupation, quand nous sommes en état de paix avec votre gouvernement, est un fait insolite et contraire à toutes les règles du droit et à tous les principes.
Par conséquent, nous protestons de la manière la plus solennelle contre l'occupation présente. Cette protestation doit être considérée comme faisant suite aux précédentes, comme se joignant à elles pour toutes fins que de droit.
Nous ne pouvons pas, pourtant, ne pas exprimer le regret de nous voir traités de la sorte par un gouvernement ami que nous avons toujours traité avec tous les égards et avec lequel nous nous sommes toujours efforcé de conserver les meilleurs rapports.
MOHAMED ES-SADOC.
Le 2 mai.

lundi 26 février 2007

39- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (14ème Partie)

Le gouvernement tunisien ne s'était point borné à transmettre à M. Roustan le rapport d'Ali-bey ; il s'était plaint des réquisitions forcées faites par nos colonnes, réquisitions d'animaux; de moyens de transport et même d'indigènes.
Dans une seconde dép8che, le général Logerot exposa comment les faits s'étaient passés :
« Aucune réquisition n'a été faite, dit-il; chez les Djendouba ni chez les Ouled-bou-Salem; les Djendouba ont été invités à fournir 50 mulets moyennant une rétribution journalière, et ils les ont fournis sans pression. Aucune tribu refusant de venir à nous n'a été punie; la plupart ont fait une déclaration de neutralité. L'affaire du 30 avril a été provoquée par une attaque contre nos troupes qui n'ont pas ouvert le feu. Les Chihias ont commence en tirant sur un officier qui leur apportait des paroles de paix. Des contingents appartenant aux Amdoun et aux Kroumirs sont venus appuyer les Chihias : il est regrettable que ces contingents ennemis fussent les mêmes que ceux qui venaient de quitter Ali-bey »

Ali-bey ne pouvait pas répondre et ne répondit pas aux protestations du général Logerot; mais, sous la pression des agents italiens qui ne quittaient pas son camp et notamment de l'interprète Pestalozza, il chercha à provoquer un soulèvement parmi les tribus des vallées de l'oued-Mellègue et de l'Oued-Siliana. Heureusement les dispositions du général tunisien n'étaient point conformes à celles de l'entourage du bey. On put s'en convaincre quelques jours après l'incident suivant.
Les Caïds de plusieurs importantes, tribus du sud-ouest, les Medjer, les Ouerka, les Charen, les Ouled-Bou Ghanem et les Ouled-Ayar arrivaient le 6 mai à Tunis et faisaient le récit suivant:
« Après le combat du 30 avril, des chefs Chihias envoyèrent des agents pour demander secours contre les Français et vengeance du sang des leurs tués dans ce combat. Mais les tribus avaient intercepté un courrier adressé par le Bardo à Ali-bey. Elles apprirent, par la dépêche que portait ce courrier, que le bey, loin d'encourager la résistance, ordonnait à son frère de battre en retraite devant les troupes françaises et lui conseillait de prendre une attitude neutre. Les tribus, surexcitées par cette nouvelle, accusèrent le bey de les avoir livrées sans défense aux Français et tournèrent leur colère contre leurs caïds. Les caïds durent se réfugier dans la kouba d'un marabout, jusqu'à ce que les Ouled-Ayar, revenus à des idées plus calmes, déterminèrent les autres tribus à envoyer les caïds chercher des nouvelles à Tunis. »

Ces faits indiquaient assez quel était l'état moral des tribus de la Régence et les deux courants qui se disputaient les esprits. Pendant que les tribus dont nos troupes avaient traversé le territoire étaient restées paisibles et acceptaient passivement l'ordre de choses nouveau, les tribus du sud et du nord-est étaient indécises sur l'attitude à prendre.
A Tunis il y avait également deux opinions bien distinctes. Le bey et son entourage ne voulaient pas aller plus loin dans la voie de la résistance et, voyant l'indifférence de l'Europe, s'en tenaient à leurs protestations diplomatiques. Ali-bey, au contraire, et les chefs du parti religieux cherchaient à soulever les tribus du sud. On avait dû arrêter à Tunis des ulémas qui prêchaient la guerre sainte dans les mosquées.
A Béja, des Israélites étaient maltraités. Les troupes tunisiennes de Sidi-Selim, au lieu de rétrograder vers Tunis, restaient dans les environs de Béja. Enfin Ali-bey écrivait le 4 mai une nouvelle lettre des plus violentes contre les Français, lettre que le caïd Allala Younés faisait imprimer et distribuer. En même temps il essayait de soulever les tribus du nord-ouest qui appartenaient au groupe Bechia hostile au bey, tribus assez nombreuses dans la région du Mogod et entre Béja et Mateur.

Un incident inattendu venait de révéler l'état d'esprit de ces populations turbulentes, et non moins pillardes que les tribus Kroumirs. Dans la nuit du 27 au 28 mai, un navire français, le brick-goélette "Santoni" de Bastia, faisait naufrage sur la côte tunisienne entre le cap Serrat à l'ouest et le port de Bizerte à 1'est. Le navire était immédiatement pillé par les Arabes Mogod de la côte. Le second du brick, M. Raffaeli, et ses six matelots furent menacés de mort, et M. Raffaeli n'obtint à grand peine la vie sauve qu'en se faisant passer pour Italien.

Voici, du reste, l'intéressante déclaration faite par ce courageux et habile marin devant la chancellerie du consulat français à Tunis :
« Nous sommes partis d'Agde le 23 avril dernier avec un chargement de futailles vides à destination de Santorin. Je suis propriétaire pour trois quarts du navire, qui est commandé par mon frère et monté par sept hommes d'équipage.
Dans la nuit du 26 au 28 Avril, nous étions par le travers des rochers des Deux-Frères, prés de Bizerte; le vent soufflait avec violence du nord, puis il s'est calmé; mais la grosse mer nous a drossés jusqu'à l'embouchure d'une rivière ou nous avons touché. Grâce à nos embarcations, nous avons pu atteindre la côte sains et saufs, et nous avons passé le reste de la nuit à l'abri derrière un monticule.
Le 28 Avril, au matin, un rassemblement d'indigènes, qui n'a pas tardé à s'élever à 300 personnes armées environ, s'est dirigé vers nous en vociférant. On nous demanda si nous n'étions pas Français, nous faisant entendre que dans ce cas-là nous allions être massacrés. Comme nous connaissions la position actuelle en Tunisie, nous avons déclaré que nous étions Italiens, notre origine corse nous rendant la langue italienne familière.
Un grand débat s'est alors élevé entre eux, et nous comprenions par leurs gestes que les uns, soupçonnait notre supercherie, voulaient nous mettre immédiatement à mort, tandis que d'autres voulaient retarder toutes décisions jusqu'à ce que notre déclaration pût être contrôlée. Je ne cessai, quant à moi, de demander à être amené devant une autorité consulaire italienne, et, cette proposition ayant été enfin acceptée, l'un des Arabes, moyennant vingt francs que je lui payai, me conduisit dans son gourbi, situé à deux heures de marche de l'endroit où nous avions naufragé.
Je passai la nuit dans ce gourbi, et, le lendemain, mon guide m'ayant fourni un cheval, nous nous remîmes en route. Après une heure environ, nous avons rencontré successivement plusieurs détachements armés qui nous ont entourés en proférant les mêmes menaces de mort que j'avais en tendues la veille. L'exécution en fut cependant arrêtée par la crainte que je ne fusse réellement Italien, et celui qui paraissait être le chef de la troupe décida que je serais conduit à Mateur, où il y avait, dit-il (j'ai cru, du moins le comprendre), des chrétiens qui pourraient juger de ma nationalité.
A mon entrée à Mateur, la foule qui m'entourait était dans un tel état de surexcitation que je perdis tout espoir d'y échapper. Peut-être ne dois-je la vie qu'à l'empressement que mirent un Italien et un Anglais qui habitent la
ville à me couvrir de leur protection.
On réussit donc à me faire rentrer dans la maison du chef, où l'on commença à me faire subir un interrogatoire ; mais la foule qui était rassemblée au dehors continuait à proférer de telles menaces et faisait de tels efforts pour arriver jusqu'à moi qu'on jugea prudent de me faire conduire au premier étage, dans une chambre ou je fus enfermé.
Là, j'ai été interrogé par l'Italien dont j'ai parlé plus haut et qui me dit qu'à en juger par mon accent je ne devais pas être son compatriote.
Je lui affirmai le contraire et lui dis que, si mon accent n'était pas pur, cela tenait sans doute à mes nombreux voyages et au long séjour à l'étranger; à d'autres questions qu'il me posa, je répondis que j'étais né à Livourne, dans une rue que je lui nommai.
Le sujet anglais assistait à cet interrogatoire, et c'est lui qui me demanda d'écrire une lettre en italien. Je le fis, et, après l'avoir examinée, on ne douta plus de la véracité de mes déclarations. Lorsque tous les doutes furent levés à cet égard, un changement complet s'opéra dans ma situation.
Je fus l'objet des soins les plus empressés je pourrais dire même affectueux, non seulement de la part du chef, mais encore de la population.
Le lendemain matin, 30 avril, des ordres du bey étant parvenus, je fus conduit à Tunis ou j'arrivais dans la soirée. Je ne crus pas devoir faire connaitre immédiatement ma vraie nationalité, et j'allai au consulat général d’Italie ou je confirmai encore mes précédentes déclarations. Ce n'est que ce matin que je me suis résolu à vous informer de la situation.
Acte de la déclaration qui précède a été donné au comparant, qui a signé avec le chancelier, après lecture. »

Pendant que M. Raffali avait pu, au milieu de tous ces périls, gagner Tunis, ses marins corses étaient restés prisonniers des Arabes. Ils furent heureusement délivrés quelques jours après et rapatriés en Algérie, mais cet incident avait révélé l'état d'excitation des tribus de cette région et les encouragements que devaient leur prodiguer les agents italiens et anglais.
Cette agitation du Mogod aurait pu modifier gravement la situation si de nouvelles troupes françaises débarquées à Bizerte n'étaient venues compléter au nord-est le cercle d'investissement formé à l'ouest et au sud par les divisions Delebecque et Logerot et retenir sur leurs territoires les tribus de cette région qui auraient été tentées d'aller soutenir les Kroumirs.

lundi 19 février 2007

38- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (13ème Partie)

Le général Logerot refusa donc les offres de service du général tunisien, et lui déclara qu'il ne lui demandait qu'une chose, à savoir de s'éloigner au plus vite et d'aller porter son camp loin de Béja, du côté de Tunis, vers Medjez-el-Bab ou Teboursouk.
Le frère du bey quitta le camp la tête fort basse. Le lendemain 1er mai il partait avec ses troupes dans la direction de Tunis et allait camper à la station de l'Oued-Zerga.
Le même jour, le général de Brem, dont la brigade était à l'Oued Meliz, recevait la soumission de plusieurs cheiks de la tribu des Ouchtetas.
Le général, en accordant l'aman, leur imposa pour condition de livrer leurs armes et de conduire au camp les déserteurs algériens qui s'étaient réfugiés parmi eux. La veille, le général avait fait arrêter deux indigènes qui avaient tiré sur nos soldats et qui portaient sur eux un véritable arsenal.

Pendant que les Ouchtetas demandaient l'aman, on apprenait qu'un certain nombre de soldats tunisiens avaient quitté Ali-bey, lors de son départ dans la direction de Tunis, et s'étaient rendus dans les montagnes pour rejoindre les Kroumirs.

Avant de poursuivre sa marche vers le nord, le général Logerot résolut de s'éclairer sur les sentiments des tribus dont il devait traverser les territoires.
Le 30 au matin, une reconnaissance commandée par le colonel Hervé et formée de deux bataillons de zouaves partait dans la direction de Ben-Béchir pour explorer le pays et engager les Ouled-Bou-Salem et les Chihias à accueillir pacifiquement les troupes françaises et à ne pas quitter leurs cantonnements.

La colonne quitta le camp de Souk-el-Arbaa, le 30, à cinq heures du matin. Le colonel du 1er zouaves
était accompagné du capitaine Heymann, officier du bureau arabe chargé d'entrer en relations avec les indigènes. Arrivé à la gare de Ben-Béchir, le colonel entendit quelques coups de feu et remarqua une grande agitation dans les douars voisins. Le capitaine Heymann s’avança un drapeau à la main avec deux spahis.
Il avait fait à peine une cinquantaine de pas qu'il fut accueilli par une assez vive fusillade partie d'un bouquet de bois situé sur la colline.
Au même moment, on voyait les Chihias descendre de leurs montagnes. Devant ces intentions hostiles le colonel prit immédiatement ses dispositions de combat et envoya une estafette au camp pour avertir le général.

Il était huit heures du matin. Après avoir tourné un ravin où s'étaient embusqués environ deux cents
Chihias, le colonel Hervé aperçut sur les crêtes qui couronnent le passage un gros rassemblement d'Arabes. Il continua son mouvement en avant et commanda des feux de salve après avoir choisi une position d'attente jusqu'à l'arrivée des renforts qu'il, avait demandés.

Au reçu de la dépêche du colonel Hervé, le général Logerot fit porter les goums et le 2éme escadron du 3éme chasseurs d’Afrique sur Ben-Béchir. Il prescrivait en même temps au 11éme hussards de monter à cheval pour rejoindre les deux bataillons de zouaves, et il fit embarquer le 2éme régiment de tirailleurs algériens sur un train qui partit pour la station de Ben-Béchir.

Afin d'appuyer ces troupes, un bataillon du 4éme zouaves, une batterie de montagne de 80 et un escadron du 3éme chasseurs d'Afrique reçurent l'ordre de se mettre en marche.

Le 11éme hussards et le 2éme tirailleurs arrivèrent à peu près en même temps à la gare de Ben-Béchir, vers onze heures. Les goums qui les y avaient précédés se portèrent sur la droite. Une distance de 6 kilomètres séparait la gare de la position occupée par le colonel Hervé qui avait à ce moment environ 3,000 Chihias devant lui et sur son flanc droit.
Le 11éme hussards se dirigea rapidement vers cette position. A onze heures trois quarts, il débordait le flanc gauche de l'ennemi et, avec l'aide des goums, le forçait à battre en retraite. Les tirailleurs algériens furent lancés en avant avec les zouaves pendant que l'artillerie battait de son feu le sommet.
Le douar près duquel avait commencé l'affaire fut incendié. En moins d'une heure les Chihias étaient dispersés et fuyaient sur les crêtes non sans avoir subi des pertes. Au milieu d'eux on avait pu remarquer un officier tunisien, à cheval et en uniforme, qui fut atteint par les balles de nos tirailleurs.

A une heure de l'après-midi, l'engagement semblait terminé. Les contingents des Chihias et ceux des Amedoun qui étaient avec eux se retiraient poursuivis par le 11éme hussards, les zouaves et les tirailleurs.
A trois heures le colonel du 11éme hussards donna l'ordre de cesser la poursuite en laissant le 1er tirailleurs protéger le mouvement du 11éme hussards.
Les indigènes exécutèrent alors un retour offensif que la batterie de montagne mise en position ne tarda pas à arrêter, bien que les indigènes fussent à près de 4,000 mètres de son feu. Le bataillon du 4éme zouaves et les chasseurs d'Afrique escortaient la batterie et étaient restés en réserve.
A six heures, les troupes quittaient leurs positions pour regagner le camp de, Souk-el-Arba. Deux trains furent organisés à la station de Ben-Béchir pour ramener le 1er zouaves et le 2éme tirailleurs pendant que le 11éme hussards, la batterie d'artillerie, le bataillon du zouaves, les chasseurs d'Afrique et les goums suivaient la voie de terre.
Nos troupes ramenaient une dizaine de prisonniers et 1,500 têtes de bétail avec des chevaux, des mulets et des armes. Le rapport officiel évalue à 150 hommes tués environ le chiffre des pertes infligées à l'ennemi. Nous n'avions eu que trois blessés, deux zouaves et un goumier. Un des prisonniers avait été arrêté au moment où il se présentait devant la ligne des tirailleurs algériens qu'il cherchait à entraîner à la désertion.

Deux femmes arabes faisant le coup de feu et portant de la poudre avaient été tuées pendant le combat. Un peloton du 11éme hussards s'était particulièrement distingué. Nos Arabes algériens, qui avaient plié un instant, avaient été vigoureusement ramenés au feu par leur commandant en second, Chérif, fils du Caïd d'Ain-Beida et ancien élève de Saint-Cyr.

Les Chihias, furieux de l'incendie de leurs douars et des pertes qu'ils avaient subies, envoyèrent immédiatement des émissaires pour demander du secours aux tribus de la Rekba.
Ali-bey reçut également la nouvelle du combat dès le lendemain, et il adressa au gouvernement du bey à Tunis une dépêche à sensation. Cette dépêche, qui fut rédigée, dit-on, par un agent italien attaché en qualité de secrétaire à Ali-bey, était ainsi conçue :

« Le chaouch Chaabat et les cavaliers chargés d'assurer la sûreté des stations de chemin de fer sont arrivés au camp ce soir.

Le chaouch m'a raconté que, ce matin, une colonne française est arrivée d'Algérie et que le général commandant la colonne de Souk-el-Arbaa a envoyé hier aux tribus Djendouba, Ouled-ben-Salem et Chihias des troupes pour réquisitionner dans chacune de ces tribus 300 chevaux pour les spahis et 2,000 mulets.
Les Ouled-bou-Salem et les Djendouba ont exposé au général que leur misère ne leur permettait pas de répondre à, son appel. Quant aux Chihias, ils ont formellement refusé.

Par suite de ce refus, un fort détachement de troupes françaises s'est rendu ce matin chez les Chihias et les a attaqués. Les Chihias se sont défendus ; les Français ont incendié leurs douars, tuant hommes et femmes; les blessés étaient conduits auprès du général qui, au fur et à mesure, leur faisait couper le cou.
Les femmes n'étaient pas épargnées : on ouvrait le ventre à celles qui étaient enceintes et on en arrachait l'enfant, qu'on laissait étendu à côté.

Le chaouch a rapporté qu'il a vu un douar incendié dans lequel étaient étendues deux femmes enceintes tuées, éventrées, et leurs enfants à, terre à côté d'elles. Le chaouch a du prendre un autre chemin pour s'épargner la vue de tant d'horreurs rencontrées sur son passage ».

Le général Logerot protesta immédiatement contre ce récit par une dépêche adressée à notre chargé d'affaires à Tunis et dont voici la substance :

« Le récit des atrocités attribuées par Ali à mes soldats est faux.
Jamais il ne viendra à l’esprit d'un officier de donner l'ordre à ses soldats d'achever les blessés ; et moi, officier général, je proteste avec énergie et indignation contre l'accusation portée par le prince tunisien ».

vendredi 16 février 2007

37- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (12ème Partie)

Le plan de campagne s'accomplissait sinon aussi rapidement, du moins aussi heureusement que possible.
Comme nous l'avons dit plus haut, l'opinion, en poussant le gouvernement à l'expédition de Tunisie n'avait point rêvé conquêtes, ni faits d'armes extraordinaires.
Mettre fin aux incursions des tribus frontières, garantir la sécurité de notre colonie et rétablir notre autorité morale ébranlée' dans 1'Afrique musulmane, telle était l'œuvre éminemment pacifique et pratique dont nos troupes étaient chargées. Cette œuvre pouvait et devait être accomplie en versant le moins de sang français possible.

Pour cela il fallait non seulement aller prudemment, c'est-à-dire éviter toute surprise, mais encore frapper l'esprit de l'ennemi par des déploiements de forces qui lui enlevassent toute idée de résistance. On a plaisanté sur l'aimée française passant un mois la recherche de quelques Kroumirs. On n'aurait pas trouvé d'expressions assez violentes et de blâmes assez sévères, si, faute d'être en nombre ou de marcher carte en main, nos soldats avaient éprouvé un désastre comme ceux qui ont décime l'armée anglaise dans l’Afghanistan et au Zoulouland.

La mission de la colonne Logerot en allant au Kef avait été de forcer les tribus du sud à la paix. La prise de la cité sainte eut en effet ce résultat précieux que notre frontière fut mise de ce côté à l'abri de tout soulèvement, de Soukarrhas à Tebessa.
Le lendemain même de la reddition du Kef et les jours suivants, les cheiks des tribus environnantes vinrent apporter des assurances de paix et livrer une partie de leurs armes.
Le général Logerot, rassuré sur ces districts et ayant laissé au Kef une garnison suffisante sous les ordres du colonel de Coulanges, prit, le 27, la direction du Nord et marcha vers la Medjerda en passant par la petite ville de Nebeur. Le temps était beau, la colonne traversait des terrains de parcours, d'un accès relativement facile à l'artillerie, ça et là des bouquets de bois, des champs d'orge, puis des landes ravinées. La campagne était d'ailleurs complètement déserte.

A Nebeur, gros bourg assez riche, nos troupes furent bien accueillies. Le cheik et les notables allèrent au-devant de la colonne qui put se procurer tous les vivres qu'elle désirait.
Ali-bey, qui campait non loin de là, près du chemin de fer, avait essayé d'indisposer ces populations contre nous ; mais Nebeur, comme le Kef, est en relations suivies avec Soukarrhas, et les habitants, commerçants ou agriculteurs pour la plupart, savaient il quoi s'en tenir sur le compte des Français et sur les prétendus actes de pillage et de vengeance auxquels nos troupes devaient se livrer.

La colonne, en quittant Nebeur, ne tarda pas à se rapprocher de l'oued-Mellégue et entra dans une riche plaine à l'extrémité de laquelle elle aperçut les montagnes du pays des Kroumirs et en avant la Medjerda et la ligne du chemin de fer. Les troupes campèrent à Bahiret-el-Moor, au bord du Mellégue, et le lendemain, franchissant cette rivière, allèrent s'établir à la station de Souk-el-Arbaa, entre le chemin de fer et la Medjerda.
Pendant ces deux journées, la brigade du général de Brem avait quitté Sidi-el-Hamessi, franchi la frontière, suivi la Medjerda et occupé successivement les gares de Ghardirnaou et de l'Oued-Meliz afin d'assurer les approvisionnements de la colonne Logerot à laquelle elle donnait désormais la main par la vallée et le chemin de fer.
Après quelques hésitations, les Arabes des douars environnants ne tardèrent pas à entrer en relations avec la colonne française, et un grand nombre d'indigènes vinrent au camp apporter des provisions de toute espèce. L'état-major s'établit dans les bâtiments de la gare où le général Logerot reçut bientôt la visite d'un officier tunisien annonçant que le Général Ali-bey viendrait dans la journée au camp français.

Le général Logerot ne voulut pas recevoir l'aide de camp, mais il se rendit lui-même à Ben-Béchir où étaient les troupes tunisiennes. Ali-bey fit à son tour quelques difficultés pour recevoir le Général français, représentant qu'il était le frère du bey et que les Français avaient commencé les hostilités contre les Tunisiens.
Le général Logerot revint alors sur l'heure à Souk-el-Arbaa et fit signifier à Ali qu'il l'attendrait le lendemain à deux heures au camp français.

Le 29 Avril, à midi, Ali-bey arriva à Souk-el-Arbaa dans un magnifique carrosse attelé de cinq mules richement harnachées, accompagné de domestiques chamarrés d'or et dont l'habillement luxueux ne mettait que mieux en relief les haillons et les guenilles dont étaient couverts les malheureux cavaliers de l'escorte tunisienne.
Ali-bey est un homme de quarante-cinq ans, gros et grand, portant la barbe longue. La figure est d'un type arabe très accentué.
Le frère du bey était habillé en civil, costume gris et fez rouge. Ali-bey déclara au général que le gouvernement tunisien ne voulait mettre aucun obstacle aux opérations des troupes françaises, que lui et ses soldats s'étaient efforcés de calmer l'agitation des tribus de la vallée et qu'ils étaient prêts à donner leur concours au général Logerot.
Malheureusement pour Ali-bey toutes ces protestations d'amitié et ces assurances de paix étaient en contradiction avec les nouvelles recueillies par 1'état-major français sur sa conduite et sur celle de ses soldats. Le général Logerot savait de bonne source qu'Ali-bey n'avait pris aucune mesure pour empêcher la lutte des Kroumirs contre les colonnes Vincendon et Galland dans la journée du 26.
Le même Ali-bey avait poussé les Ouchtetas et les Chihias à barrer la route au général de Brem, et les conseils de résistance qui avaient prévalu au Kef dans les journées du 24 et du 25 étaient venus de son camp, qui était une officine de fausses nouvelles et de propagande antifrançaise.

mardi 13 février 2007

36- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (11ème Partie)

Les trois colonnes de la division Delebecque avaient ordre de franchir les crêtes du Djebel-Addeda dans la, journée du 25 ; mais, la pluie n'ayant pas cessé, et les terres étant trop détrempées pour permettre de mettre l'artillerie en mouvement, l'attaque fut remise au lendemain 26.

On se rappelle les points occupés par les trois colonnes et les forces dont elles se composaient.
Au nord en allant vers la mer au camp d'Oum-Theboul, était la colonne du général Ritter, le commandant de la subdivision de Bône, formée de trois bataillons de zouaves, trois bataillons de tirailleurs algériens et deux batteries de montagne. Cette colonne a pour mission de pénétrer chez les Ouled-Cedra par le col de Redkala.
Un peu plus au sud, au camp d'El-Aïoun, est la brigade du général Vincendon qui forme le centre et qui compte sept bataillons de chasseurs à pied el de fantassins du 40ème, du 96ème et du 141ème.
Son objectif est le territoire des Bechenia qu'elle doit aborder par le col de Feldj-Kala.

Enfin à droite et encore plus au sud, à Aïn-Smain, plateau situé entre Roum-el-souk et El-Aïoun, est postée la brigade du général Galland composée des bataillons du 29èmechasseurs à pied, du 18ème, du 22ème et du 67ème ligne. Cette brigade devait appuyer le mouvement de la colonne Vincendon et se diriger vers Babouch et Fernana, deux localités ou les Kroumirs font leurs échanges et qui comptent un certain nombre de gourbis.

Le 26 Avril, les troupes de la colonne Ritter furent réveillées à deux heures du matin et se mirent en marche, traversant la petite vallée de l'oued-Dumac et gravissant les pentes du Djebel-Addeda et du Djebel-Sakkek au milieu de champs d'orge, de taillis de chênes-lièges, de fondrières et de ravins creusés par les pluies.
A six heures cinquante minutes, la brigade Ritter avait atteint le col de Bab-Strack et envoyé plusieurs coups de canon à des groupes de Kroumirs qui couraient dans les ravins de la vallée.
A huit heures, deux bataillons de zouaves et deux bataillons de turcos bivouaquaient sur les crêtes.

La colonne Vincendon, partie à trois heures et demie du camp d'El-Aîoun, atteignit le col de Fedj-Kala vers six heures, après avoir traversé une vallée magnifique coupée de petits bois de lentisques, d'oliviers, d'aubépines géantes et de lauriers-roses et franchi des pentes et des ravins couverts de chênes-lièges.
Ce n'est qu'en arrivant au col que nos troupes essuyèrent le feu de quelques centaines de Kroumirs embusqués derrière des rochers et des arbres. Un feu de tirailleurs assez vif fit bientôt reculer l'ennemi.
Nos bataillons ne perdirent que 3 hommes tues et 5 blessés, dont le lieutenant Toulier du 40ème.

La lutte avait été plus longue et plus chaude à droite ou deux compagnies de la colonne Galland, engagées dans de très mauvais sentiers, eurent à subir une fusillade suivie et retardèrent le mouvement en avant de la brigade. Les Kroumirs, cachés dans les buissons ou sous bois, attendaient nos hommes à 50 mètres, faisaient une décharge, puis se repliaient, disparaissant dans l'herbe ou sautant de rochers en rochers comme de véritables chèvres.

Les deux colonnes Galland et Vincendon firent leur jonction huit heures ; puis, pendant que la première observait et déblayait les sommets de droite, la seconde marchait en avant par la crête du Djebel-Sakkek et s'emparait successivement des plateaux de Reched-el-Mankoura et du Kef-Cheraga. Elle installait son camp à trois heures du soir sur ce dernier sommet, à 800 mètres au-dessus du niveau de la mer; dominant toute la vallée de l'oued-Djenane et apercevant à 20 kilomètres dans le lointain Tabarka et son île.

Nous occupions un poste avancé dans le district le plus élevé du pays des Kroumirs, nous avions tourné le redoutable défilé du Khanguet Addeda ou les Arabes comptaient nous résister. Quant aux Kroumirs, surpris par notre marche de nuit et par le feu de notre artillerie, ils n'avaient pas osé demeurer et s'étaient retirés non sans semer une centaine de cadavres. Le total de nos pertes ne dépassait pas 5 hommes tués et 4 blessés.
Nos troupes ne devaient malheureusement pas tirer tout le profit de ce brillant début. La colonne Ritter avait en vain battu toutes les crêtes du Djebel-Addeda et les rampes de la vallée de l'oued-Jenane, elle avait fait beaucoup de chemin sans rencontrer un seul ennemi, et pour comble de malheur le général Ritter avait été frappé d'une attaque d'apoplexie.

Privée de son chef et n'ayant pu découvrir les Ouled-Cedra, la colonne revint au camp d'El-Aïoun après avoir brûlé quelques gourbis abandonnés, coupé les blés et les orges en fleur qu'elle avait rencontrés sur sa route.
Cette circonstance et le retour du mauvais temps firent ajourner tout mouvement en avant. Pendant les journées du 27, du 28, du 29 et du 30 avril, la pluie ne cessa de tomber avec violence, et les brigades Vincendon et Galland durent se borner à faire reconnaître les ravins et les crêtes qui entourent le Kef-Cheraga.

L'attention du commandant supérieur se portait d'ailleurs sur d'autres points. La colonne Logerot opérait dans la vallée de la Medjerda et semblait devoir rencontrer une certaine résistance. Enfin nos troupes avaient débarqué à Bizerte, et le centre des opérations se déplaçait.

samedi 10 février 2007

35- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (10ème Partie)

Pendant trois mois les journaux ont publié bien des informations fantaisistes sur ces tribus des Kroumirs. Le pis est que la plupart des erreurs mises en circulation ont été répandues non par des reporters affamés et peu scrupuleux, mais par des hommes graves se prétendant géographes ou orientalistes, et qui n'hésitaient pas à. reproduire comme des faits certains les détails géographiques et historiques les plus controuvés.
Quelques-uns ont même brodé avec l'imagination de conteurs arabes et ont donné sur l'histoire et les mœurs des Kroumirs des aperçus forts pittoresques, mais dont ils avaient pris tous les éléments dans leur cervelle.

Nous n'avons pas compté moins de dix classifications différentes des tribus kroumirs, khoumirs ou khmirs que nous nous garderons bien de reproduire.
Les uns comptaient quatre tribus, d'autres six, d'autres douze, quelques-uns vingt. Cette variété d'informations avait pour origine les documents très divers comme époque ou comme source que chacun avait consultés.
Suivant que les correspondants avaient pris leurs informations sur les cartes du bureau topographique de Constantine ou sur les livres de Pélissier et du capitaine Zaccone, ils diminuaient ou multipliaient le nombre des tribus. Aujourd'hui encore, la campagne terminée, on n'est pas bien d'accord sur le nombre exact de ces grandes familles, parce qu'on fait confusion entre les tribus et leurs subdivisions, et parce que l'on comprend arbitrairement dans cette nomenclature des nomades faisant partie de la confédération des Mogodys ou de celle des Ouchtetas.
L’emplacement qu'on donnait à ces tribus dans la région des Kroumirs était encore bien plus arbitraire. On n'était guère fixé que sur quatre ou cinq tribus bien déterminées, les Ouled-Amor, les Ouled-Cedra et les Bechenia qui occupent les districts frontières depuis la mer jusqu'au Djebel-Abdallah, c'est-à-dire à l'endroit ou la frontière fait un coude à l'ouest, au-dessous de Roum-el-Souk, enfin les Mekna et les Nefza qui habitent les territoires nord-est du côte de l'oued Zane.

Suivant une version répandue dans le pays, les Kroumirs occuperaient cette région depuis le XVIème siècle, époque à laquelle ils seraient venus du centre de la Tunisie, auraient expulsé plusieurs tribus kabyles de la côte et se seraient en partie fondus avec elles.
On a parlé des richesses cachées par les Kroumirs, de leurs magnifiques troupeaux et de leurs villages pittoresques. Ce sont là autant de fantaisies que peuvent en recueillir des correspondants dépourvus de nouvelles. Les Kroumirs comptent parmi les tribus arabes les plus pauvres. Leurs troupeaux sont peu considérables, et se composent surtout de chèvres et de petits moutons d'assez maigre apparence.
Leurs prétendus villages n'offrent que des huttes misérables formées de branchages et couvertes de chaume.

Les chevaux sont fort rares et d'une petite race très laide. Quant aux costumes des Kroumirs, la plupart se contentent d'une grande chemise de couleur serrée autour de la taille et pardessus laquelle ils portent le burnous en hiver ou lorsqu'ils se réunissent en assemblée (Djeba).

mercredi 7 février 2007

34- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (9ème Partie)

Dans la région nord, les opérations n'avaient pas pu être conduites avec autant de célérité. Des pluies torrentielles avaient retardé la marche en avant des colonnes de la division Delebecque. La mer était également très mauvaise, et le capitaine de vaisseau Lacombe avait dû ajourner l'occupation de Tabarka, bien que cette mesure eût été décidée dès le 19 avril à la suite do la fusillade dirigée contre l'équipage de la canonnière "l'Hyène".

Le 24 avril au matin, l'escadrille française était en vue de l'île et prête à commencer le bombardement du fort Djédid situé sur une colline en face de 1'île. Un vent violent de nord-nord-ouest rendit impraticable l'abord des plages de l'île et de la côte. On ne pouvait songer à faire accoster les chalands et à débarquer les 3,000 hommes de troupes de toutes armes que portaient "le Tourville", "la Surveillante" et "la Corrèze".

Les équipages étaient d'autant plus mécontents de ces retards qu'ils pouvaient voir un grand nombre de Kroumirs allant et venant en compagnie de soldats tunisiens, sur les plates-formes du fortin de l'île et sur celles du Bordj-Djedid.

Le 25 Avril, la mer continua d'être mauvaise; mais, les lames étant moins fortes, le commandant de "la Surveillante" fit tirer quelques volées de coups de canon sur le fort de l'île qui fut immédiatement abandonné par les soldats tunisiens et les Kroumirs et occupé par 1,300 hommes placés sous le commandement du colonel Delpech.

Le 26 Avril, nos troupes débarquèrent sur la plage à l'embouchure de l'oued-Kebir ou Tabarka et prirent le fort de Djédid à revers par les collines de gauche, les falaises qui bordent le fort il l'ouest étant abruptes et inabordables. Tout le corps d'occupation fut mis à terre avec l'artillerie de montagne et de position, sans opposition de la part des Arabes tenus à distance par le feu de la frégate et des canonnières. Les Kroumirs qui étaient dispersés dans les douars environnants ne tirèrent sur nos troupes que lorsqu'elles vinrent occuper le fort Djédid et furent placées hors de la protection de notre feu d'artillerie. Nos soldats répondirent en incendiant les gourbis situés sur la côte.

Le lendemain 27 Avril, on continua le débarquement des vivres et des munitions qui put s'achever sans incident malgré l'état défavorable de la mer.
L'ile de Tabarka est située à peu prés de 10 kilomètres du cap Roux, frontière de la Tunisie et de l'Algérie. La côte est sur ces rivages très haute, très escarpée et formée de falaises que ronge la mer.
Le promontoire montagneux qui forme le cap de Tabarka a le même aspect et présente une masse de roches noires qui s'avance assez loin dans les flots. A son pied même est une ligne de rochers peu élevés qui vont au large jusqu'à une encablure. La côte redescend vers le sud-est et forme autour de l'île une sorte de grande baie peu profonde.

L'île, dont la superficie est de 40 hectares environ, est un rocher stérile peu accessible du côté du nord et couvert dans les autres parties de ruines d'anciennes murailles décorées du nom de château. Elle forme avec la côte deux baies, l'une à l'est, l'autre à l'ouest. Cette dernière, mieux abritée, est fréquentée par quelques caboteurs. Une ligne de rochers élevés de quelques pieds au-dessus de l'eau et qui se prolongent à l'ouest vers la terre ferme sert d'abri à cette baie contre les vents du nord, selon l'avis de certains marins.

Nous étions venus pour voir une ville ou tout au moins un village, et nous nous mîmes à chercher avec inquiétude quand nous fûmes en face de l'îlot. Rien sur l'îlot lui-même, rien sur la plage du petit port situé entre lui et la terre ferme, rien à droite que la plaine, rien à gauche qu'un dernier éperon, de montagne que couronnait le fort de Bordj-Djédid et sur les flancs duquel on entrevoyait, dans des bosquets de figuiers qui masquaient leur misère de leur opulent feuillage, une dizaine de monuments en ruine …

Le colonel Delpech, commandant de la garnison de Tabarka, 1'état-major et les divers services sont logés dans le fort de Bordj-Djédid. Bordj-Djédid, c'est-à-dire le fort neuf, est une grande masse carrée, avec quatre tours aux angles. On dit que, vu de la mer; il a une très fière mine.
De prés, il paraît beaucoup moins redoutable ; les créneaux en ont été ruinés par le bombardement du 26 avril et on s'occupe actuellement de les réparer. Des pièces d'artillerie gisent ça et là, et elles inspirent une véritable commisération pour les malheureux dont elles étaient l’unique défense. La rouille les a rongées à moitié et les affûts sont hors de service. Aussi les Tunisiens n'y touchaient-ils qu'avec prudence et n'ont-ils pas même essayé de riposter à notre canonnade. II y en avait en tout 26. Les casemates sont également fort délabrées et les officiers s'y trouvent fort mal; on voit bien qu'ils n'ont pas passé cinq semaines sous la tente.

Par l'occupation de Tabarka et du Kef le premier but de la campagne était atteint. Les tribus tunisiennes du sud de la Medjerda étaient contraintes de rester dans leurs cantonnements et de veiller à leur propre territoire. Les Kroumirs menacés de front et sur leurs flancs étaient dans la nécessité de se diviser, les uns comme les Ouled-Cedra, les Bechenias et les Ouled-Amor, pour défendre les passages du Djebel-Addeda sur la frontière, les tribus du littoral et du nord-est pour nous empêcher de les prendre à revers ou d'aller porter la guerre dans leurs cantons de l'oued-Zane et de l'oued-Tabarka.
Les trois colonnes de la division Delebecque pouvaient aborder sans crainte les hautes barrières montagneuses du Djebel-Addeda, l'ennemi n'était plus en force pour défendre sérieusement les défilés contre nos bataillons de zouaves et de chasseurs et notre artillerie.

mardi 6 février 2007

33- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (8ème Partie)

Au même moment un premier détachement tunisien de 500 hommes placé sous le commandement du général Si-Selim, était envoyé dans la haute vallée de la Medjerda, et ce détachement, loin de calmer l'effervescence, provoquait une sorte d'agitation parmi les tribus de la vallée. Plusieurs milliers de fantassins et de cavaliers de ces tribus, Ouchtetas, Chihia, Kharen et Ouarka, se réunissaient entre Souk-el-Arbaa et Ghardimaou.

Le 7 avril un parti de 2,000 à 3,000 Kroumirs se portait sur notre territoire entre les camps d'El- Aioun et Roum-el-Souk et ne reculait que devant l'arrivée de plusieurs bataillons de zouaves et de deux sections d'artillerie de montagne. Cette démonstration audacieuse avait été; il est vrai, précédée par une entrevue de trois généraux tunisiens avec le général Ritter, entrevue dans laquelle les délégués du bey avaient protesté de l'innocence et des intentions pacifiques des Kroumirs.
Tous ces incidents semblaient indiquer que les idées de résistance continuaient à prévaloir et que le bey cherchait seulement à gagner du temps, soit qu'il attendit un soulèvement en Algérie, soit qu'il espérât le concours moral de l'Italie et de l'Angleterre.

Le 16 avril, deux nouveaux incidents vinrent démontrer l'état d'aveuglement des Tunisiens et l'espoir qu'ils mettaient dans leur projet de résistance. La canonnière "l'Hyène", s'étant approchée de Tabarka, fut reçue à coups de fusil par les soldats réguliers qui occupaient le fort.
A la station de l'oued-Meliz, plusieurs Arabes se jetèrent sur un employé dans la journée du 13 et l'accablèrent de coups de couteau. Le personnel de la gare n'étant plus en sûreté rétrogradait sur Souk-el-Arbaa .
Les assurances de pacification données par les délégués du bey étaient donc sans valeur, et le ministère de la guerre agissait sagement en se préparant contre toute surprise et en ne laissant rien au hasard, service des munitions, des transports, des vivres et des ambulances.

Dés le 20 avril près de 500,000 rations étaient dans les magasins de Bône et de la Calle, le service des convois était assuré entre ces deux villes et les camps de la frontière. La colonne Logerot avait également tout le nécessaire en munitions et subsistances et la route de Souk-Ahras Sidi-Youssef était terminée.

Au 24 avril la concentration des troupes s'achevait et l'ordre était donné de franchir la frontière. Ce fut la colonne du sud, commandée par le général Logerot, qui entra la première en mouvement.
Le 24 au matin elle quittait le bordj français de Sidi-Youssef et pénétrait sur le territoire de la tribu tunisienne des Charen. Après plusieurs heures de marche sur un terrain broussailleux et raviné, elle atteignit la petite vallée de l'Ouadi-Allagh, sur les versants de laquelle étaient quelques douars.
Les goums arabes ouvraient la marche, portant le drapeau français, venaient ensuite le 2ème tirailleurs, les zouaves, les chasseurs d'Afrique, le 83ème de ligne et l'artillerie.
Les rares indigènes qu'on rencontrait n'avaient point l'attitude hostile et semblaient plutôt étonnés et en contemplation devant le bel ordre de la colonne française.
Le 24 au soir, la colonne couchait sans incident sur les bords de l'oued-Mellègue, apercevant dans le lointain les murailles et les minarets des mosquées du Kef.

Des projets de résistance n'avaient pas, heureusement pour la ville, l'assentiment de toute la population et même de tous les cheiks arabes. Notre agent consulaire au Kef, M. Roy, qui était en même temps le directeur du bureau télégraphique, tenait notre chargé d'affaires, M. Roustan, au courant de ce qui se passait dans la ville

Voici des dépêches qui retracent fort bien le désordre moral de la population du Kef en même temps qu'elles mettent en lumière l'énergie et le sang-froid de l'honorable M. Roy :

L'agent consu1aire de France au Kef, au chargé d'affaires de France à Tunis.
« Kef, 24 avril 1881 (midi).
Si-Rechid vient d'être informé que la colonne Logerot a passé la frontière ce matin et marche sur le Kef. »

« Kef, 24 avril (1 h 15 m soir).
Des armes sont distribuées à tous les hommes valides qui sont envoyés aux remparts; cela fait un peu plus de mille combattants.
La colonne Logerot va camper ce soir & l'oued-Mellégue, à mi-route de Sidi-Youssef au Kef. »

« Kef, 24 avril 1881 (7 h 15 m. soir).
Le cheikh Kaddour, chef de l'ordre de Sidi-Abd-el-Kader, vient de m'écrire pour me demander ce qu'il doit faire; je réponds qu'il n'a rien à craindre et que je ne saurais que l'engager à persévérer dans ses bons procédés à notre égard. »

« Kef, 24 avril 1881, (8 h soir).
Le cheikh Kaddour est disposé à aller à la rencontre de la colonne se présenter au général Logerot. Je crois que cette démarche aura d'heureux résultats, et, sauf meilleur avis, je délivrerai un mot d'introduction à Si Kaddour.
Nos ennemis font courir le bruit que je suis cause de la marche en avant de nos troupes. J'espère, malgré leurs menées, préserver nos protégés de toute violence. ». Roy

Le chargé d'affaires de France à Tunis, a l'agent consulaire au Kef.

« Tunis, 24 avril 1881 (8 h 50 m. soir).
Je vous engage à faciliter la démarche projetée par le cheikh Kaddour, et en général, tout ce qui pourra épargner une effusion de sang inutile. Vous pouvez dire à Si-Rechid que le bey m'a donné plusieurs fois l'assurance que ses troupes se retireraient devant les nôtres pour engager la lutte. Il fera donc bien de s'assurer des ordres du
Bardo avant de tenter aucune résistance. » Roustan

L'agent consulaire de France au Kef, au chargé d'affaires de France à Tunis.

Le 25 au matin, l'oued-Mellègue était franchi à gué, et, après s'être fait éclairer à quelques kilomètres en avant par les goums et les chasseurs d'afrique, la colonne entrait dans le défilé de Darrabia, gorge sauvage aux pentes escarpées, ou poussent quelques rares genévriers et de maigres bouquets de thuyas. Ce défilé fut le seul passage difficile entre la frontière et le Kef.
La colonne eut ensuite à traverser une série de plateaux sablonneux couverts de broussailles de romarin. A dix heures elle campait sur les hauteurs qui bordent l’Oued-Rmeuk ou R'mel à gauche ; l'avant-garde, composée des chasseurs d'Afrique et des zouaves; était à 4 kilomètres en avant, à 3 kilomètres seulement du Kef.

« Kef, 25 avril 1881 (8 h 30 m. matin).
Le général Logerot désir ne recevoir personne. Si-Rechid prétend qu'il ne serait plus écouté s'il conseillait aux habitants de ne pas défendre la ville; il télégraphiera au Bardo lorsqu'il aura reçu sommation de se rendre.
Les préparatifs continuent; il règne une grande agitation.
Il est possible que les Khamemsas et leurs voisins viennent concourir à la défense de la place. »

« Kef, 25 avril 1881 (10 h 10 m. matin).
J'ai suivi vos instructions d'hier au soir et je pense que tout se passera bien. Si-Rechid que j'ai revu n'a pu retenir ses larmes; il ouvrira probablement les portes de la ville après que le général Logerot lui-même aura envoyé un parlementaire. Le cheikh Ali-ben-Aïssa, qui j usqu'à ce matin a excité la population contre nous, m'a demandé à faire sa soumission. On a coupé la communication télégraphique avec l'Algérie. La colonne campe à Sidi-Abd- . Allah-Zeghir. »

« Kef, 25 avril 1881 (1 h 20 m. soir):
Jusqu'à midi, pas un Arabe du dehors n'était venu concourir à la défense de la ville, et on ne comptait plus sur les tribus voisines. Elles viennent d'annoncer leur prochaine arrivée. A cette nouvelle, Ali-ben-Aissa s'est retourné contre nous, et prêche la guerre sainte.
On dit que les contingents que réunit Hassouna-Zouari seront dirigés vers le Kef.
Je suis sans communication avec la colonne; mes tentatives pour informer le général de cette nouvelle situation sont restées inutiles jusqu'à présent. »

« Kef, 25 avril 1881 (3 h 35 m. soir).
Ce sont les goums algériens qui sont campés A Sidi-Abd-Allah-Zeghir. Les troupes françaises sont à l'oued-Remel à 9 kilomètres d'ici. Comme hier, elles se sont avancées sans éprouver de résistance. »

« Kef, 25 avril 1881 (7 h. 15 m. soir).
Les renforts que l'on attendait ne sont pas arrivés, d'autres part, le cheikh Kaddour a renvoyé chez eux les Arabes qui étaient descendus dans sa zaouïa. Nos amis ont agi, Ben-Aïssa, découragé, a renouvelé sa démarche de ce matin. »

« Kef, 25 avril 1881 (8 h 40 m. soir).
Toute idée de résistance est abandonnée. Une députation ira demain matin le dire au général Logerot de la part du khalifa, du cadi et de plusieurs notables; il reste à savoir s'il n'exigera pas que cette démarche soit faite par Si- Rechid. »

« Kef, 25 avril 1881 (9 h 10 m. matin).
Nous avons eu ce matin une nouvelle alerte causée par quelques Arabes du dehors, qui voulaient probablement faire naître une occasion de piller en ville. La population les a chassés; elle est bien décidée ouvrir les portes. Les magistrats et les principaux habitants l'ont déclare chez Si-Rechid en ma présence. »

Le 26, à six heures du matin, les troupes quittaient le campement et se dirigeaient vers le Kef. Les goums suivaient les crêtes de gauche, les chasseurs à cheval éclairaient la droite. Les tirailleurs, les zouaves et le 83ème s'étaient déployés dans la plaine pendant que la 3ème batterie du 26éme d'artillerie s'était établie sur le sommet d'un des mamelons qui forment à gauche les derniers contreforts montagneux sur lequel s'appuie le Kef.

Les portes de la ville étaient fermées, et de l'éminence où étaient placés nos artilleurs on pouvait apercevoir des soldats tunisiens et des Arabes debout sur les remparts et suivant les mouvements de nos troupes. Le 2ème tirailleurs, soutenu par les zouaves, avait pénétré dans un bois d'oliviers situé à 200 mètres des murailles, et le général Logerot venait d'envoyer le colonel de Coulanges pour demander au gouverneur Si-Rechid de rendre la place, lorsqu’un officier tunisien vint à onze heures et demie annoncer que les portes de la ville étaient ouvertes et que la Casbah serait livrée aux troupe françaises.

Nos troupes entrèrent en ville au son de la Marseillaise jouée par la musique du 83ème répétée par les échos des rues étroites et des hautes murailles de la ville arabe. Le colonel de Coulanges fut chargé d'occuper la ville avec un bataillon du 83ème de ligne, une batterie de 90, une section du génie et deux pelotons de cavalerie. Le reste des troupes françaises demeura campé dans la plaine. La prise du Kef n'avait coûte ni un homme ni un boulet.

Le gouverneur cependant, Si-Rechid, ne s'était décidé à ouvrir la place que devant les dispositions prises par le général Logerot et sur la certitude que la réSistance était impossible et inutile. Quarante-huit heures auparavant, le gouverneur du Kef avait songé à se préparer au combat. Les canons de la Casbah avaient été chargés et bourrés à éclater. Un certain nombre d'Arabes Charen étaient venus des environs dans la ville.
Plusieurs marabouts avaient prêché, la guerre sainte dans les mosquées. Des grands gardes avaient été postés la veille à 200 mètres en avant de la ville, et le 25 on avait pu avec des lorgnettes constater du camp français un mouvement de cavaliers entrant et sortant par la porte Bab-el-Amir.

« Kef, 26 avril 1881 (9 h 35 m. soir).
J'ai couru quelque danger ce matin en voulant, de concert avec les autorités, faire ouvrir les portes de la
ville pour envoyer un courrier à la colonne; maintenant tout danger a disparu; la ville entière assiége l'agence pour se recommander à nous. Le parlementaire est arrivé. »

« Kef, 26 avril 1881 (11 h 20 m. soir).
Les portes de la ville sont ouvertes ainsi que la Casbah ou le général va mettre garnison.
La colonne campera en dehors de la place. »

Ce que M. Roy eût pu ajouter pour compléter ce tableau, c'est que les partisans de la résistance avaient à diverses reprises fait des menaces aux Israélites soupçonnés d'être favorables aux Français. il eût pu ajouter que lui-même étant sorti avec un ouvrier pour réparer le fil télégraphique, des Arabes fanatiques l'avaient maltraité, empêché d'emporter son matériel et contraint de rentrer chez lui en assiégé.

Dès que le général Logerot fut entré en ville et installé à la Casbah, il fit demander le gouverneur Si-Rechid pour prendre de concert avec lui les mesures nécessaires à l'installation des troupes d'occupation et à leur approvisionnement.
Si-Rechid, après beaucoup d'hésitations, se décida à cette entrevue et monta à la Casbah avec M. Roy.
Le général Logerot garantit la vie et les biens des habitants, mais demanda en échange que le général tunisien répondit de la sécurité de nos convois. Si-Rechid se répandit en promesses, m'ais quelques Jours après il prêtait en secret la main à des tentatives de trouble dont la fermeté et la prudence du colonel de Coulanges eurent heureusement raison.

La masse de la population du Kef parut du reste accepter avec résignation son sort et chercher surtout à tirer profit de la présence des troupes. « Dans la première heure », dit un correspondant, « les habitants cachaient leurs poulets. A midi, ils les vendaient à vingt sous; le soir, 2 fr. 50 ; le lendemain matin, 4 francs. »

Le lendemain, pour plus de sécurité, le colonel de Coulanges faisait procéder au désarmement de la population.

lundi 5 février 2007

32- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (7ème Partie)

Nous n'avons pas de récit officiel du combat, mais voici les renseignements donnés par le Temps sur ce combat, renseignements conformes aux récits du Courrier de Bône et de la Seybouse :

Le capitaine Clément, du 59ème de ligne, accouru de Roum-el-Souk dés le matin du 31 mars, au secours de nos gens aux prises avec les Kroumirs des la veille, n'avait avec lui que 80 hommes, tous conscrits de l'année. De sept heures du matin midi, ces 80 conscrits soutinrent bravement le feu d'un millier d'Arabes qui, rampant dans les broussailles, se dissimulant derrière les moindres plis de terrain avec l'habileté du sauvage, venaient tout d'un coup s'élancer sur notre faible ligne en déchargeant leurs armes avec accompagnement de hurlements furieux. Ce ne fut qu'après quatre heures de lutte, alors que le nombre des ennemis croisait toujours et menaçait de l'envelopper entièrement, que le capitaine Clément se vit contraint d'expédier une estafette à Roum-el-Souk. pour demander du secours. Le commandant Bounin du 3ème zouaves venait d'y arriver, et ses hommes se mettaient en devoir de préparer le café; on renverse aussitôt les bidons et 130 hommes, sous le commandement du capitaine Drouin, s'élancent au pas de course dans la direction d'E1-Aïoun .

Le capitaine Drouin, enfant de troupe du régiment, dans lequel il sert depuis 1860, est un de ceux gui savent galvaniser leur monde ; malgré les fondrières et les difficultés présentées par le passage d'une foule de petits ravins sans eau courante, mais remplis d'une boue épaisse et profonde, les zouaves franchissent rapidement le trajet, et, sans se reposer un instant, viennent se placer en ligne à la droite du 59ème en ce moment débordé.
La fusillade continua violente et nourrie; les pertes d'hommes étaient cependant encore nulles de notre côté ; mais, vers quatre heures, l'ennemi de plus en plus nombreux fit un effort énergique et, tout en tiraillant à outrance, en vint jusqu'à engager la lutte corps à corps ; il fut promptement repoussé, mais en nous laissant à déplorer des pertes sensibles.

Quatre hommes du 59ème étaient tués avec trois zouaves; ceux-ci avaient en outre trois blessés. Un pauvre soldat, atteint d'un coup de feu à la tête, partit les bras en avant, courant inconsciemment dans la direction de l'ennemi, ainsi que cela se produit parfois sous l'influence du choc cérébral, et s'en alla tomber dans les broussailles voisines de la rivière. C'est celui dont certains journaux ont dit qu'il avait été mutilé par les Kroumirs, retrouvé encore respirant et porté à l'hôpital militaire de la Calle ou il serait mort.
La vérité est qu'il mourut sur le coup et que les Kroumirs firent dire le soir à nos gens qu'il gisait dans la broussaille ; craignant une embuscade, on ne put aller l'enlever pour l'ensevelir immédiatement, mais ce soin fut pris le lendemain après la retraite définitive de l'ennemi et l'arrivée des renforts.

Le combat avait duré onze heures; il ne se termina qu'à la nuit, les Kroumirs rentrant chez eux, et la petite colonne française faisant de son côté retraite sur Roum-el-Souk, car ses munitions, sans être absolument épuisées, touchaient à leur fin.
La compagnie du 59ème, dans toute sa journée ; et des zouaves, dans l'après-midi, avaient tiré en tout près de 15,000 cartouches.

Les Kroumirs ne s'étaient pas révélés dans ce combat des ennemis bien redoutables. Ils étaient environ dix fois plus nombreux que nos troupes et avaient une position très forte. De plus les compagnies du 59ème étaient restées un certain temps sans cartouches, ayant épuisé leur provision. Malgré ces avantages; nous m'avions perdu, qu'une douzaine d'hommes après neuf heures de fusillade.
Cela ne ressemblait pas assurément aux anciennes guerres d'Afrique, et, tout belliqueux qu'ils pussent être, les rebelles tunisiens n'étaient pas à comparer aux soldats d'Abd-el-Kader.

Mais au 20 avril comme au 31 mars le gouvernement se trouvait en face de deux inconnues qui n'étaient point sans péril. Les troupes du bey et les tribus de la Tunisie centrale, Ouchtetas, Ouarka, Charen, Ouled-Bou-Ghanem, ne se joindraient-elles pas aux Kroumirs ? Quelles difficultés de terrain allait-on rencontrer dans le pays des Kroumirs, sur lequel on ne possédait que des indications incertaines, mais qu'on savait cependant très accidenté, couvert de forêts, dépourvu de toute route et de tout moyen d'approvisionnement ? Etait-il prudent d'aventurer ~quelques milliers d'hommes dans un pays inconnu, difficile, au milieu d'ennemis dont on ne pouvait prévoir le nombre, qui pouvaient fuir sans cesse le combat, attirer nos soldats dans des défilés d'où ils ne sortiraient peut-être pas sans de graves pertes? N'était-il pas à craindre que le moindre échec, commenté et grossi, ne vînt augmenter l'audace de l'ennemi et précipiter dans ses rangs d'autres considérations du sud et de l'est non moins remuantes et plus nombreuses que les Kroumirs ?

Toutes ces hypothèses étaient très vraisemblables. Les renseignements qu'on possédait sur les tribus kroumirs évaluaient à 12,000 le nombre des hommes qu'elles étaient en état de mettre en ligne en appelant toute la confédération sous les armes. Les tribus de la Rekba, ou confédération du sud de la Medjerda, comptaient un nombre de fusils au moins égal.
D'autre part le gouvernement tunisien avait, dès le 10 avril, mobilisé une petite armée de 3,000 soldats et de 700 cavaliers sous le commandement de l'héritier du trône Ali-bey. Ces troupes étaient campées dans la vallée de la Medjerda, dans le but, disait le bey, de contenir les Kroumirs, en réalité, on l'a su depuis, pour se tenir en communication avec les tribus du nord et du sud de la Medjerda, encourager le premières à la résistance et au besoin soulever les secondes au moment psychologique.
Enfin on signalait une vingtaine de désertions parmi nos spahis et nos tirailleurs campés au Tarf, à Bou-Hadjar et à El-Aïoun. Nos indigènes de la province de Constantine étaient l'objet d’excitations parties de Tunis, et déjà, dans le sud d'Oran, le marabout de Moghar, Bou-Amema, avait commencé sa révolte par le massacre du lieutenant Weinbrenner.

Il était évident qu'au premier échec nous nous trouverions en présence d'un, soulèvement général sur toute la frontière, soulèvement dans lequel nos propres tribus pouvaient être entrainées par la peur ou le fanatisme. Dans ces conditions, un plan de campagne s'imposait : pénétrer d'abord sur le territoire des Ouchtetas, des Kharen, des Ouarka et des autres tribus du sud de la Medjerda afin de les forcer à rester chez elles par la crainte de voir leurs moissons coupées et leurs gourbis brûlés, en second lieu les tenir en respect définitivement par l'occupation d'El-Kef et de la haute vallée de la Medjerda.

Cette opération, dont la brigade Logerot était chargée, devait se faire parallèlement à une double invasion du pays des Kroumirs par la frontière en face des camps d'El-Aïoun et de Roum-el-Souk et par mer, en débarquant à Tabarka et dans la plaine située en face de l'île.
Tel fut le plan arrêté au ministère de la guerre, et l'on ne pouvait pas en choisir de plus prudent et d'un succès plus assuré. Il ne s'agissait pas dans la circonstance de se faire une moisson de gloire. Le but à atteindre était, de châtier les tribus rebelles en circonscrivant autant que possible l'étendue du soulèvement pour en avoir raison plus vite en perdant le moins de monde qu'il se pourrait.

Les opérations ne commencèrent que le 24 avril, à la grande impatience de l'opinion qui se demandait pourquoi nos soldats avaient attendu vingt jours avant de franchir la frontière. Ces retards soulevèrent de très vives critiques. Ils étaient des plus explicables cependant pour les personnes qui se trouvaient sur les lieux et qui se rendaient compte par leurs propres yeux des conditions du terrain des opérations.

Ces trois colonnes chargées d'opérer chez les Kroumirs étaient obligées d'emporter des approvisionnements considérables, le pays qu'elles allaient occuper n'offrant aucune ressource, souvent pas même de l'eau à boire. Il avait donc fallu faire venir de France 400,000 rations, réquisitionner près de 5,000 convoyeurs indigènes et 2,000 mulets. Il avait de plus été nécessaire de tracer des routes ou tout au moins des pistes pour permettre à l'artillerie et à la cavalerie de passer et pour relier les trois camps.

Les colonnes Logerot, de Brem et Gaume avaient eu une tache pareille et encore plus pénible. Le chemin de fer de Bône à Tunis n'atteignait pas encore Souk arrhas. Grace à l'activité des ingénieurs et aux nombreux chantiers improvisés, on put dès le 10 avril poursuivre la ligne de Bône plus loin que Duvivier, c'est-à-dire jusqu'à quelques kilomètres de Souk arrhas ; mais, au-delà de cette ville, il n'y avait même pas de route et les troupes devaient traverser un pays accidenté, rocheux, détrempé par les pluies, raviné, couvert de forêts, de chênes verts et de chênes-lièges. On ne pouvait pas commencer la campagne avant d'avoir établi entre Souk-Ahras et la frontière une ligne de communication sûre et facile qui permît d'approvisionner la colonne d'expédition. Où aurait-on fait passer l'artillerie et les convois? Ce qui étonne dans tout cela l'observateur consciencieux, ce n'est point le retard subi par l'expédition, c'est au contraire la rapidité avec laquelle le génie, les troupes et les ouvriers de la compagnie de Bône-Guelma ont improvisé en quelques jours une route de plus de 50 kilomètres.
Ce qui étonne surtout et douloureusement, c'est l'incurie de l'administration militaire algérienne qui, pendant 10 ans, n'a pas eu la prévoyance de tracer les routes nécessaires à la défense de notre territoire dans une région constamment exposée aux déprédations des tribus tunisiennes.

Ces préparatifs militaires n'avaient pas été sans jeter une vive émotion parmi les tribus tunisiennes et surtout dans l'entourage du bey. Les cheiks des diverses tribus kroumirs avaient tenu une importante réunion ; où ils avaient décidé de demander le concours du gouvernement. A la suite de cette réunion, ils avaient, tenté une démarche auprès du gouverneur de Beja. En même temps ils établissaient un cordon de postes sur les sommets des montagnes du Djebel-Addeda afin de surveiller les mouvements de nos troupes. Toutes les nuits on apercevait leurs feux sur les crêtes, et il était évident que nos préparatifs, loin de les abattre, les poussaient à la résistance.

Le gouvernement du bey paraissait lui-même dans ces dispositions. Son langage était toujours arrogant. A toutes les sollicitations amicales de M. Roustan le priant de joindre ses troupes à celles de la France pour rendre la répression plus rapide et moins sanglante, le bey répondait par de longues protestations contre ce qu'il appelait la violation de son territoire. Ces protestations étaient adressées à toutes les puissances et se terminaient par l'annonce de périls des plus graves pour les Européens établis en Tunisie.