mercredi 28 mars 2007

47- Les Festivités Tunisiennes au XVIIème siècle

Tunis était naguère la plus heureuse et la plus riche des villes; ses habitants étaient dans la joie et la sécurité; les voyageurs s’y arrêtaient avec délices: tout cela est un peu changé maintenant.

S’il est en Occident une ville qui ait le droit d’être fière, c’est Tunis. Le voyageur qui y arrive en est émerveillé. Ce qui prouve l’aisance dont jouit la population de cette cité, c’est que la plupart de ses habitants ont des maisons de campagne où ils passent, avec leurs familles, l’automne et l’été. Ceux qui sont dans le commerce vaquent à leurs occupations dans la journée, et, le soir, vont coucher dans leurs jardins, où ils se livrent à la joie ; le lendemain ils reviennent de bonne heure à la ville. Ce fut à cause d’eux qu’on établit le marché de Rebah’, qui est le plus grand de tous et qui ne s’ouvre qu’après le lever du soleil.

Les Tunisiens mettent beaucoup de pompe dans la célébration des noces et des fêtes. Ils y introduisent même des choses qui sont contraires à la loi. Les mets qu’ils servent dans ces solennités sont particuliers au pays ; tel est, par exemple, le makroud, dont ils tirent vanité.
Il est assez connu pour que je puisse me dispenser de le décrire. C’est leur meilleur plat de douceur; ils ne voient rien au delà. J’ai rencontré des étrangers qui l’ont trouvé eux-mêmes délicieux. Ils ont aussi un excellent ragoût de viande qu’ils appellent merouzïa, du nom d’une ville de la Perse. Ils le préparent avec des épices et autres ingrédients recherchés. Ils aiment à en manger après le jeûne. Il en est de même d’une sorte de pain qu’ils font pour les fêtes, et qui n’est pas en usage dans les autres pays; les Tunisiens tirent vanité de sa grosseur et de sa beauté. Un de ces pains peut, en effet, rassasier vingt hommes, et reste plus d’un mois sans se gâter (1).

Au fait, les femmes du pays sont plus gourmandes que les hommes, et n’aiment pas à travailler pendant les fêtes ; c’est pour cela qu’elles font, dans ces occasions, ces gros pains et la merouzïa, qui se conservent plus longtemps que les aliments ordinaires. Les fêtes durent quinze jours chez les Tunisiens ; c’est un usage bien établi. J’ai vu l’époque où les marchés étaient fermés pendant ces quinze jours, que les habitants passaient à la campagne et dans les plaisirs. Une partie de ces usages sont maintenus, d’autres ont été abandonnés.

Le 10ème jour de Moharrem (Achoura) est encore un jour de réjouissance pour les Tunisiens, et ils cherchent à le rendre le plus beau de tous. Il en est bien peu qui ne dépensent beaucoup d’argent ce jour-là. Si l’on voulait additionner tout ce qui se dépense en comestibles, à Tunis, dans cette circonstance, on arriverait à une somme énorme.
On chôme aussi le 9 du même mois qu’ils honorent plus que les autres peuples. Ce jour-là on mange du poulet avec un certain mets appelé douîda (vermicelle), qui a de la ressemblance avec le kenafah’ des Égyptiens, mais qui est plus épais. Les Tunisiens disent, en plaisantant, qu’ils doivent manger le « fetir » et le « ittir » (2).
La coutume veut aussi qu’ils fassent des aumônes ce jour-là. Les boutiques où se vendent les fruits secs (klaybias) sont ornées et d’un bel aspect. Chacun achète selon ses moyens, et il est bien peu de marchands qui ne vendent pas.

Les Tunisiens honorent aussi beaucoup le mouloud, c’est une de leurs plus grandes fêtes, car ils ont une dévotion extrême pour celui qui naquit ce jour-là (le prophète Mohamed).
Ce jour-là les écoles sont ornées, les murailles de ces établissements sont tapissées, des festons en décorent les portes ; on y lit des poésies sacrées composées en l’honneur du prophète. Il y a illumination de lampes et de bougies. C’est une des plus belles nuits de l’année. On prépare, pour l’amour de Dieu, d’excellents mets qui sont distribués aux pauvres. Quelques uns le font par ostentation, mais Dieu récompense chacun d’après le mobile qui le fait agir. Il y a, cette même nuit, grande réunion chez le Nakib Al-Achraf (3); les personnages de marque et des savants y assistent.

On chante des hymnes avec accompagnement de musique. De tous les côtés de la ville on accourt à cette assemblée. Cette nuit n’a pas sa pareille. Le Nakib Al-Achraf a certaines rétributions en huile, cire et autres objets de nécessité, que lui accorde le gouvernement.

Dans les deux zaouïas dites El Kechachïa, et El Bakria, de belles cérémonies duraient quinze jours, et auxquelles on se portait en foule. On y passait la nuit ; les chants religieux ne discontinuaient pas. Quant aux autres zaouïas, il n’y avait rien de déterminé pour ces cérémonies (4).

C’est à cause de leur zèle à célébrer le mouloud que Dieu accorde tant de biens aux Tunisiens. Il peut se passer, à cette fête, des choses contraires à la loi, mais seulement par le fait de quelques ignorants qui ne pensent pas mal faire. Ceux qui désireraient plus de détails sur le mouloud n’ont qu’à consulter, pour être satisfaits, le Mouered fi Akhbar du savant Djelal eddine Al-Assiouti (5).

Le 1er mai (6) est aussi un jour de fête pour les Tunisiens; ils dépensent, à cette occasion, des sommes qu’on ne saurait évaluer, et font des mets qu’on ne saurait décrire et parmi lesquels domine surtout le Merguez. Il n’y a que les pauvres qui n’en mangent pas. Il se vend beaucoup de fruits et de fleurs. La consommation de légumes et de fruits est plus considérable ce jour-là que dans le reste de l’année. Les Tunisiens parent l’intérieur de leurs maisons avec ces fleurs et ces fruits, et y dressent des espèces de boutiques. Il y en a bien peu qui ne se conforment pas à cet usage. On chante et on se livre à une joie immodérée.
L’allégresse est plus vive que dans les autres jours de fête.

Ils avaient encore, vers l’an 1050 hégire (1639 AD), l’habitude de se réunir hors des portes de la ville pour se réjouir dans un lieu qu’on appelle Ouarda (7). Je ne sais pourquoi on a ainsi nommé cet endroit; je présume que c’est parce qu’il s’y trouvait autrefois des rosiers. On y faisait des parties où chacun payait sa quote-part et où l’on invitait ses amis. On trouvait là des jongleurs, des chanteurs, des musiciens et des marchands de fruits secs et de confitures. Les fêtes duraient quinze jours, et commençaient, chaque jour, à l’Asr, pour finir vers le coucher du soleil. Elles offraient un spectacle plus agréable que les autres fêtes, et se renouvelaient chaque année.

A rappeler que, Dalenda et Abdelhamid Larguèche dans leur livre "Marginales en Terre d’Islam", supposèrent sur la bas de plusieurs indices que cette fête pourrait être fréquentée par les gens de la prostitution et de la débauche ou ils exhibent dans des bals de rues "les filles de joies" sur des places publiques. Lesquelles places évoquent par leurs noms, la beauté, la féminité et la fécondité.

Quant, aux réjouissances qui se font dans l’intérieur des maisons, elles ont encore lieu; elles ont même pris plus d’éclat. Les femmes luttent entre elles à qui sera la mieux parée et fera les meilleurs ragoûts.
Personne ne connaît, à Tunis, l’origine de la fête de mai. Les personnes qui veulent dénigrer les Tunisiens disent qu’elle a été instituée en l’honneur de Pharaon. Les défenseurs des Tunisiens disent, au contraire, qu’ils célèbrent la victoire que Dieu accorda à Moïse sur Pharaon. Que le salut soit sur Moïse ! Au reste, nous n’avons que faire de tout cela. C’est un des beaux jours de l’année.

Il y a des personnes qui prétendent que ce jour est celui du Nourouz; mais elles ne savent pas ce que c’est que le Nourouz ; elles ignorent pourquoi il arrive dans le mois, de mai, et non dans un autre, et pourquoi on le célèbre à cette époque. J’ai acquis la certitude que c’est bien en effet le Nourouz qui tombait jadis à un autre mois, et qui est arrivé dans celui-ci. Il y a bien des choses à dire là-dessus. J’en rapporterai une partie, afin que le lecteur sache que les premiers habitants de Tunis n’agissaient pas sans discernement.

Le Nourouz fut donc célébré à Tunis le 1er mai. A cette époque, les productions de la terre mûrissent, et on procède à la perception des droits. Les Tunisiens vantent beaucoup l’excellence de leurs produits, qu’ils rangent en sept classes, dans un ordre où ils ne sont pas toujours d’accord entre eux.

Tunis a été, on le sait, un état célèbre dont les souverains avaient la dignité de khalifes. Les révolutions qu’elle a éprouvées ont ébranlé les institutions, changé ou modifié des usages auxquels on tenait jadis beaucoup, et qu’il serait maintenant difficile de rétablir. Aujourd’hui on pratique le Nourouz dans tout le Sahel, où on le nomme El Mehaoul. Les impôts en grains et en huile sont en retard quant aux époques de leur perception, tellement que ceux de 1088 H ont été prélevés en 1091 H, et, à mesure que l’on avance, cette différence deviendra plus considérable. Cela tient à celle qui existe entre l’année solaire et l’année lunaire.

Les Tunisiens ont d’autres usages que je ne pourrais rapporter tous sans sortir des bornes que je me suis tracée. Ils honorent beaucoup la nuit du milieu de Redjeb, ainsi que celle du 27 du même mois. Ces nuits sont honorées partout, mais plus à Tunis qu’ailleurs. Il en est de même du ramadan ; les Tunisiens n’épargnent rien pour le célébrer dignement, et ils en exécutent rigoureusement les prescriptions. C’est à cette époque que l’on termine, dans presque toutes les mosquées, la lecture du Coran par la prière de teraouih (8). On y lit aussi El Mesnad Essalih, d’El Boukhari, et les six Assanid ; mais El Boukhari est préféré parce qu’il est plus complet.

1- Un pain pareil se fait encore à ma connaissance à Sfax (moins petit) lors des fêtes de l’Aîd, il s’appelle Khobs el Aîd

2- Le fetir est de la pâte sans levain, et c’est avec cette pâte que l’on fait le mets appelé douîda. Mé ittir signifie ce qui vole. L’auteur répète donc ici un misérable jeu de mots, basé sur la consonance qui existe entre fetir et mé itiir.

3- Nakib Al-Achraf : Titre honorifique donné au représentant des Riches et commerçant.

4- C’est-à-dire que les personnes qui les desservaient réglaient la fête à leur fantaisie.

5- Djelal Eddine Abdel Rahman Al-Assiouti : écrivain célèbre, né en Égypte dans le IXe siècle de l’hégire. On a dit de lui qu’il avait fait plus de livres que les autres n’en avaient lus. Il a écrit sur la grammaire, la rhétorique, la théologie, la médecine, l’histoire, etc.

6- Quoique les musulmans comptent par années lunaires, composées de douze mois dont les noms sont tirés de la langue arabe, ils se servent des noms de mois adoptés par les Occidentaux lorsque ce qu’ils disent se rapporte à l’année solaire.

7- Ouarda singulier de Ouard qui est une rose en arabe, peut être la Ouardia actuelle.
8- Prière spéciale aux nuits du ramadan.

Source :
Histoire de l’Afrique - Mohamed Ibn Abi El Raini Al Kairawani (1681)

samedi 24 mars 2007

46- La Mer Intérieure Saharienne - Le Projet Roudaire (2ème Partie)

Les savants font à cette conception grandiose de nombreuses et sérieuses objections :
* Comme toutes les mers, grandes ou petites, la mer Saharienne aura ses tempêtes; les vents violents de la région bouleverseront la surface et les vagues viendront battre ces rivages jusque-là si nettement dessinés,
Les terres creusées par le flot seront emportées sous l'eau et se déposeront à quelques distances, adoucissant la pente et relevant le fond.

* Dans la saison des pluies, les cours d'eau plus ou moins torrentueux suivant la région qu'ils auront traversée, déposeront, à leur entrée dans la petite mer, le gravier et le limon qu'ils auront ramassés sur leur parcours. Il s'y formera des atterrissements, puis des deltas, avec leur accompagnement habituel de lagunes d'eau douce, puis d'eau saumâtre. Quand ces accidents se produisent au bord d'une vaste mer, ils peuvent, malgré de sérieux inconvénients, passer inaperçus; mais ils ont une tout autre gravité quand il s'agit d'une mer aussi resserrée et aussi peu profonde que celle qui sera crée.
Il est évident, en effet, que ces apports sans cesse renouvelés de matériaux solides dans un bassin fermé, en exhausseront insensiblement le fond et qu'avec le temps, en quelques siècles tout au plus, ils auront assez comblé la petite mer pour y rendre la navigation impossible. »

* Le plus grand danger viendra précisément du canal, sans lequel elle ne saurait exister. Au fait, il ne s'agit pas ici d'un simple canal de communication entre deux mers situées à très peu près, ou tout à fait au même niveau, comme celui de Suez, par exemple, mais d'un canal de remplissage, avec un courant dont le volume et la vitesse devront être en proportion de la capacité du bassin à remplir.
D'après les évaluations de M. Roudaire, le canal devra restituer chaque jour à la mer les 39 millions de mètres cubes d'eau que l'évaporation lui aura fait perdre, faute de quoi le niveau s'abaisserait rapidement.
Un cours d'eau capable d'amener, en vingt-quatre heures, 39 millions de mètres cubes d'eau sur un point donné est un fleuve, on peut même dire un grand fleuve, car ces 39 millions de mètres cubes reviennent à un débit de 484 mètres cubes d’eau par seconde.
La Seine, à Paris, en temps ordinaire, coulant avec une vitesse de 60 à 65 centimètres par seconde, débite, dans le même temps, 130 mètres cubes d'eau. La Garonne, à Toulouse, 180 mètres cubes. Ainsi, en supposant l'eau du canal animée de la même vitesse que celle de ces deux rivières, le fleuve artificiel, dont il aura fallu creuser le lit, aura trois fois le volume de la Garonne à Toulouse et près de trois fois et demie celui de la Seine à Paris.
Donc, il y a un fort risque pour que le passage de cette énorme quantité d’eau occasionne une grande dégradation aux parois du canal dans des terrains ameublis par les machines et les outils.
* Ce sera bien autre chose encore au moment des crues, car ce canal aura des crues ; en effet, dans les fortes chaleurs de l'été et principalement sous l'influence des vents brûlants du Sahara, l'évaporation pourra être doublée, et que la petite mer intérieure perdra par là, dans les vingt-quatre heures, jusqu'à 78 millions de mètres cubes d'eau. Naturellement le canal devra répondre à l'appel fait par ce vide. Il débitera alors 900 mètres cubes à la seconde, c'est-à-dire à peu près une fois et demie la quantité d'eau qui passe sous les ponts du Rhône, à Lyon, et avec la même vitesse. Il n'est pas possible de croire que les berges du canal résistent à un pareil torrent.
Elles seront emportées par l'eau, elles obstrueront le canal, et ce qui en arrivera à la mer intérieure y formera des atterrissements plus considérables que ceux que je signalais plus haut.
Le seul moyen d'empêcher ces dévastations serait de donner au canal une section assez grande ce qui risque de doubler le cout de l’investissement.

* L'eau de mer n'est pas toujours pure. Dans les gros temps, les vagues qui s'abattent sur les plages y soulèvent de la vase et du sable, et elles se troublent sur une zone plus ou moins large suivant la force et la durée de la tempête. Ces eaux troubles entreront immuablement dans le canal et iront épaissir la couche de sédiments, qui par d'autres causes se seront déjà déposés dans le bassin de la mer intérieure. Le canal lui-même s'ensablera, et par quel moyen le désensabler, si ce n'est en faisant entraîner par l'eau, toujours vers la mer intérieure, les matériaux déposés sur son fond? Il ne faut pas oublier que si ce canal est un fleuve artificiel, c'est aussi un fleuve à rebours, qui tire sa source de la mer au lieu d'y porter ses eaux.

* L'eau de mer tient en dissolution diverses substances qui s'en séparent à l'état solide quand elle est arrivée à son maximum de saturation, et celle de la Méditerranée est particulièrement riche sous ce rapport. Tant en sel ordinaire qu'en chlorure de magnésium et de potassium, en sulfate et carbonate de potasse, de magnésie et de chaux, et de quelques autres substances. elle contient sur 1,000 parties en poids, 41,64 parties de matières qui se précipitent à l'état solide quand l'évaporation l'a suffisamment concentrée. En supposant que le mélange de ces diverses matières ait trois fois la densité de l'eau (celle du chlorure de sodium est 2,13), 1000 mètres cubes de cette eau en s'évaporant laisseraient un résidu solide du 13 à 16 mètres cubes. Qu'on juge par là de ce que produirait l’évaporation journalière de 39 millions de mètres cubes, dès que la totalité d'eau de la mer intérieure sois arrivée à son point de saturation! On voit que les sédiments formés de cette manière sont loin d'être négligeables.

* La mer intérieure du Sahara ne sera jamais qu'un bassin fermé dans lequel s'accumuleront, sans cesse et sans relâche, des dépôts de toute nature provenus de sources diverses, et dont il n'y aurait aucun moyen de la débarrasser, car il ne faudrait pas espérer leur faire remonter le canal qui les aurait apportés. Elle s'encombrera inévitablement, et peut-être en moins de temps qu'on ne serait tenté de le croire ou premier abord.

* Certains savants nient que le prolongement du golfe de Gabès jusqu'aux chotts méridionaux de la province de Constantine amène un changement notable dans le climat général de l'Algérie et de la Tunisie, et cite à l'appui de cette opinion ce fait que la côte du Maroc, malgré l'évaporation immense produite par l'océan Atlantique, celles de Gabès et de la Tripolitaine, malgré le voisinage immédiat de la Méditerranée, présentent les caractères climatériques généraux, la flore et les produits agricoles du Sahara lui-même.

* La voie nouvelle, risque de n'avoir qu'une bien faible importance commerciale, car les caravanes du centre de l'Afrique ne se détourneraient pas de leur route ordinaire et continueraient à se diriger vers le Maroc et la Tripolitaine. Elles évitent surtout, dans la traversée du Sahara, les dunes de l'Erg, que, pour gagner soit l'Algérie, soit la Tunisie, elles auraient à franchir dans les plus grande étendue. La mer rêvée ne serait qu'un prolongement du golfe de Gabès et n'éviterait aucun frais de transbordement, ces frais restant les mêmes que si les marchandises étaient transportées directement à Gabès, délaissée pour Mogador et Tripoli.

* Il y a aussi la crainte que loin d'améliorer l'état de salubrité de la contrée, la mer intérieure ne crée un foyer pestilentiel, que l'influence de l'humidité atmosphérique ne soit nuisible à la culture du dattier, qui est la principale, pour ne pas dire l'unique de la région; enfin, la sécurité qu'elle pourrait apporter au frontières méridionales (françaises) est très contestable.

En résumé, aucun des avantages attribués à la création de la nouvelle mer ne parait pouvoir être sérieusement établi, et les centaines de millions à consacrer à l'entreprise seraient dépenses en pure perte pour l'intérêt généra1. Si cette mer existait, elle serait même un tel danger pour les intérêts français, que certains n'hésiterai pas à dire qu'il faudrait la combler.
Pour améliorer les conditions générales de la région et faciliter les relations commerciales, il serait plus judicieux de multiplier les puits, en rétablissant les puits effondrés, en plantant des arbres appropriés au climat sur tous les points où ils peuvent croître, en aménageant les eaux et en les distribuant par des aqueducs ou des canaux.

Se sont là les principales critiques des adversaires du projet de mer intérieure saharienne. M. Roudaire, et après lui M. de Lesseps, avec sa haute autorité, les ont discutées pied à pied en invoquant des arguments tirés des faits qui se sont produits aux lacs Amers et au canal de Suez.

Durant treize ans, la question de la possibilité et de l'utilité de la mer intérieure a été fortement controversée elle va connaître emballements, polémiques, rebondissements. Dès l’origine, l’Etat s’implique. Il détache l’officier auprès du Gouvernement général puis de l’Instruction publique ; il finance les missions, il publie les rapports, il arbitre puis tranche définitivement l’abandon.

vendredi 23 mars 2007

45- La Mer Intérieure Saharienne - Le Projet Roudaire (1ère Partie)

Les amateurs de science-fiction qui se sont régalés de Jules Verne et qui ont lu son livre "L’Invasion de la Mer" ne peuvent pas rester indifférents sur le côté réalistique de cette histoire.

Cette histoire a été inspirée à Jules Verne par la fameuse expédition du commandant Roudaire au sud tunisien dans l’espoir de créer dans la région de Chotts un projet de mer intérieure auquel M. de Lesseps a totalement adhéré.

Le 17 novembre 1869, l’impératrice Eugénie inaugure en grande pompe le canal de Suez. Quelques jours après l’événement paraît à Paris, dans La Revue moderne, un article intitulé "Le percement de l’isthme de Gabès". Son auteur, propose, moyennant un canal dix fois plus court que celui de Suez, d’inonder le Grand désert. Il s’explique : le Sahara, lâche-t-il, " c’est le cancer qui ronge l’Afrique ; puisqu’on ne peut pas le guérir, il faut le noyer ".
Ce projet fait le plus grand honneur à la science de son auteur (Elie Roudaire) et à la persistance infatigable avec laquelle il a pu exécuter dans les chotts de la Tunisie et de l'Algérie des nivellements, relevé des observations météorologiques de toutes sortes, effectué de nombreux sondages et étudié en détail l'hydrologie, la géologie et la paléontologie de la région.

Le projet consiste, à remettre sous l'eau les chotts du sud de la Tunisie et le chott Melhrir de la province de Constantine, et à rétablir ainsi un bras de mer qui ne serait autre que la baie ou le golfe de Triton des anciens.
Peu importe d'ailleurs que l'ancienne baie de Triton ait occupé ou non l'emplacement des chotts actuels, ou qu'elle ait embrassé, suivant M. Roudaire, tout le bassin du lac Kelbiah dans la portion centrale du plateau tunisien et la plaine de Kairouan.
Il n'en paraît pas moins établi que la dépression des chotts, qu'elle communiquait ou non avec la mer, était couverte d'eau pendant la période historique, ce qui expliquerait sa fertilité à cette époque, et sa stérilité aujourd'hui que les eaux se sont retirées.

Au fait, l’idée n’est pas nouvelles, outre de dire que certains savants arabes (tel que Ibn Chabbat) ont évoqué cette pensée, la première évocation disponible remonte à 1813 à un des plus illustres géographes, Conrad Malte-Brun, qui a émis l’hypothèse dans sa "Géographie universelle", ce Danois soupçonne le Maghreb de contenir "l’Atlantide" disparue en 9600 avant l’ère chrétienne. Un tremblement de terre aurait mis à sec la "deuxième Méditerranée" qui la bordait au sud. D’autres historiens de la même époque soutiennent que le Sahara " a émergé du fond des mers, ou plutôt les eaux l’ont abandonné ". Ils ajoutent que " l’Atlas sous sa forme primitive, est l’Atlantide " dont parle le Timée.
D’après les travaux de Roudaire, il en résulte des nivellements que les deux premiers chotts, El-Fedjedj et El-Djérid, sont au-dessus du niveau de la mer de 15 à 33 mètres, et que le seuil qui sépare le golfe de Gabès du premier chott est, au col, au moins de 48 mètres au-dessus de la Méditerranée.
Le chott Gharsa, qui fait suite, est nettement en contrebas et le chott Melhrir, qui termine la dépression à l'ouest, est à un niveau encore inférieur.

L'eau pourrait être amenée dans les chotts Gharsa et Melhrir au moyen d'un canal de près de 180 kilomètres de long. M. Roudaire compte, il est vrai, résoudre la difficulté de la largeur et de la profondeur à donner à son canal en faisant exécuter la plus grande partie du travail par les masses d'eau qui doivent être introduites dans les Chotts Gharsa et Melhrir, c'est-à-dire qu'au lieu de donner au canal ses dimensions définitives, il se bornerait au creusement d'une simple tranchée que le courant se chargerait d'élargir et d'approfondir, système qui a été appliqué à la rectification du cours de la Meuse.

Le budget global a été arrêté à 73 Millions de Francs.

En tenant compte de diverses circonstances, telles que: évaporation des eaux sous l'action solaire, infiltrations, etc., le capitaine Roudaire estime à neuf ans au maximum l'intervalle de temps qui s'écoulerait entre les premiers travaux et l'établissement du régime définitif de la mer intérieur. Le projet n'a jamais reçu même un commencement d'exécution. Cependant une société avait été formée pour la création de la mer intérieure, société présidée par M. Ferdinand de Lesseps, le célèbre promoteur du canal de Suez. Elle se transforma en une société de colonisation et créa les oasis de l'oued Melah, au nord de Gabès.

M. Roudaire énumère lui-même les résultats généraux de la création de la mer intérieure :
* Création d’une mer de 16.000 km² suffisante pour apporter l’humidité nécessaire aux cultures, faire barrage au sirocco dévastateur et aux sauterelles non moins nuisibles, créer une oasis de 600.000 ha, mettre Biskra à portée de la mer et faciliter le commerce avec l’intérieur de l’Afrique.
* Amélioration profonde du climat de l'Algérie et de la Tunisie ;

* Ouverture d'une nouvelle voie commerciale pour les régions situées au sud de l'Aurès et de l'Atlas et pour les caravanes du centre de l'Afrique ;

* Amélioration des conditions hygiéniques du Sud Algérien et Tunisien ainsi qu'un apport de sécurité complète pour l'Algérie en matant oute insurrection possible par son cloissenneemnt au sud.

A suivre ....

jeudi 15 mars 2007

44- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (19ème Partie)

Le journal officiel tunisien Er-Raid ne dit pas un mot de la convention conclue dans la journée de jeudi. Il se borna à publier une note sur l'entrevue qui eut lieu le vendredi matin au Bardo entre le bey, le général Bréart et M. Roustan. Voici cette note, qui est assurément fort originale, surtout étant donné le silence de la feuille officielle sur le traité du Bardo.

A V I S
Louange à Dieu.
Le Raîd tunisien informe le public qu'hier samedi une entrevue amicale a eu lieu entre S.A. le bey et M. le général Bréart, commandant en chef de l'armée française, qui se trouve dans le voisinage de la capitale.
Cette entrevue a eu lieu en présence du chargé d'affaires et consul général du magnanime gouvernement de
France. Elle avait pour but de démontrer les rapports d'amitié qui existent entre les deux nations.
Son Altesse a prié le susdit général d'abandonner son projet d'entrer dans la capitale, afin d'éviter la surexcitation qui aurait pu se produire parmi les habitants, par suite de ladite entrée; il l'a prié également de repartir avec son armée.
M. le général a acquiescé à cette demande, et Son Altesse a reçu de lui l'assurance que les troupes n'entreraient point à Tunis, et qu'elles reprendraient le chemin par lequel elles étaient venues, afin de rassurer les habitants et de leur affirmer la plus complète sécurité.
Nous nous empressons de publier le présent avis.
Tunis, 17 djoumada ethani 1298 (15 mai 1881).

La population européenne éprouva une vive satisfaction de voir la situation déblayée et surtout d'avoir auprès d'elle les troupes françaises dont la présence était une garantie pour sa sécurité. Pendant les journées du vendredi et du samedi, la route de Tunis à la Manouba et les trains du chemin de fer ne désemplirent pas. Les Français, les Israélites, les Maltais, les Mozabites se donnaient tous le camp français pour but de promenade.
La route était sillonnée à tout instant par des équipages de toute forme, carrosses, charrettes, siciliennes, mulets harnachés, bourriquots sur lesquels pendaient les longues jambes des négres. Les Européens commentaient beaucoup la nomination de M. Roustan au grade de ministre plénipotentiaire de 1ère classe dont la nouvelle s'était répandue le 13 au soir.

Les Italiens en montraient une vive irritation. La colonie française ne cachait pas par contre le contentement qu'elle éprouvait à voir récompenser notre habile et énergique représentant et à constater cette première et importante conséquence de la nouvelle situation. Elle se montrait moins satisfaite du maintien de Mustapha comme premier ministre.
Dans la journée du dimanche 15 mai, le général Bréart passa la revue des troupes cantonnées à la Manouba. M. Roustan, en grande tenue, était présent à côté du général. Une foule très nombreuse était venue de Tunis. Plus de six mille personnes assistaient à la revue ; parmi elles très peu de musulmans.
Le bey devait assister la revue, mais au dernier moment il se fit excuser. La revue avait eu lieu à quatre heures.

A dix heures du matin, le général Bréart avait reçu la colonie française au palais du consulat, entouré de douze officiers d'état-major.

Le lendemain 16, les colonnes commencèrent leur mouvement pour rejoindre les brigades Logerot et Delebecque. Les troupes quittèrent le camp de la Manouba et se transportèrent à Djedeida où le général
Bréart devait rester jusqu'à la fin mai, pendant que la brigade Maurand, composée d'un bataillon du 38ème de ligne, du 30ème bataillon de chasseurs, d'un escadron du 1er hussards et d'une batterie d'artillerie se dirigeaient sur Mateur.

lundi 12 mars 2007

43- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (18ème Partie)

Un témoignage inédit, paru dans la revue "Réalité", du Cheikh Béchir Belkhodja (1826-1911) : mouderess à la Zitouna puis secrétaire à la chancellerie beylicale, il est nommé quelques temps après secrétaire de Mohammed Es-Sadok Bey et chef de la Section d’Etat, et il est promu plus tard à la charge de conseiller de Ali Bey (1882-1902).

Mohamed Es-Sadok Bey occupait depuis plusieurs jours, avec son Conseil, la salle dite "Maqarr Es-Saâda" (résidence de la félicité) située à l’étage supérieur du Palais de Kassar-Saïd. Les membres du Conseil présent ce jour-là (12 mai 1881) auprès du Bey, étaient :
* Mustapha Ben Ismaïl, Premier ministre ;
* Mohammed Khaznadar (Mamelouk d’origine grecque), Ministre d’Etat ;
* Mohammed El Aziz Bouattour, Ministre de la Plume (de l’Intérieur) ;
* le Général Ahmed Zarrouk (Mamelouk d’origine grecque), Ministre de la Marine ;
* le Général Mohammed Bachouche, Directeur des Affaires Etrangères ;
* le Général Elias Mussali, Interprète du Bey ;
* le Général Hamida Ben Ayed, ancien fermier général ;
* le Général Mohammed El Arbi Zarrouk, Président de la Municipalité (de la ville de Tunis) ;
* Mahmoud Boukhriss, Kahia du Ministre de la Plume ;
* Mustapha Radhouane, Chef de Service à la commission financière,
* Taïeb Boussen, Chef de section aux Affaires Etrangères ;
* Youssef Djaït, Chef de section à la Justice ;
* Béchir Belkhodja, Chef de la Section d’Etat.


Mes deux derniers collègues (Taïeb et Youssef) et moi assurâmes, à tour de rôle, le service des écritures de l’audience beylicale. Ce fut mon tour lorsque le Général Elias Mussali vint informer le Bey que M. Théodore Roustan demandait à voir Son Altesse. Il était alors 10 heures du matin. Je ne pus prendre aucune note de ce que le Consul Général de France vint dire au Bey, l’entretien ayant eu lieu à voix basse et en tête-à-tête.
Seul Mustapha Ben Ismaïl, debout près du trône, put en entendre quelque chose. A la sortie de M. Roustan, un silence glacial s’établit dans la salle.

Ce silence fut rompu par un sanglot jeté par Mustapha qui, d’une voix entrecoupée, annonça au Conseil que le Général Jules-Aimé Bréart allait arriver dans un instant à Kassar-Saïd ; au même moment, le train de la compagnie Bône-Guelma vint s’arrêter en face du Palais. Je vis alors, pour la première fois de ma vie, des cavaliers avec leurs chevaux sortir d’un train. Ils étaient sûrement au nombre de plusieurs centaines.

C’était la garde qui devait escorter le Général Bréart pendant sa visite au Bey. On fit venir également 27 bouches à feu que des artilleurs français placèrent près du Bardo ; ils étaient tous braqués sur Tunis. Le Bey monta et nous fit monter avec lui sur les terrasses du Palais ; Son Altesse tenait à la main une longue vue pour mieux préciser le mouvement des troupes débarquées. De temps en temps, on le voyait essuyer des larmes.
Le Bach-kateb (ministre de la Plume), Sidi Mohammed El Aziz Bouattour, mon chef, qui n’était pas loin de moi, me dit que ces larmes, bien que sincères, ne pouvaient être prises en considération, le Bey étant la propre victime de lui-même.

Tout ceci se passa très rapidement, car le Général Bréart ne tarda pas d’arriver au Palais que des cavaliers français vinrent cerner. Et Tahar Belhassen, le général de garde, d’accourir pour calmer l’émotion des dames du Harem dont nous entendîmes les pleurs.
Mustapha Ben Ismaïl pleurait aussi comme une femme. Le Bey et toute l’assistance étaient aussi très émus, sauf le nonagénaire Cheikh Mahmoud Boukhriss, le Kahia du Bach-Kateb, qui resta impassible. Il fut dans la suite le premier à approuver le traité du Protectorat.
Son âge très avancé fut certainement pour beaucoup dans son attitude. En arrivant au Palais, le plénipotentiaire français, le Général Bréart, était muni d’un appareil téléphonique pour correspondre avec le commandant de ses troupes, campées à la Manouba.

Il tenait à la main le texte du traité qui était en double expédition. M. Roustan présenta le Général au Bey qui était debout devant son trône. Il dit à Son Altesse que seul maintenant le Général Bréart était chargé de parler avec lui au nom de la France… Et ce dernier de faire donner au Bey lecture, article par article, du traité du Protectorat.

Le Général Elias Mussali assurait le service de la traduction. Après l’achèvement de cette lecture, il était onze heures du matin, le Général Bréart donna cinq heures au Bey pour réfléchir et prendre l’avis de son Conseil. Mais Son Altesse demanda d’ajourner sa réponse au lendemain. Le Général Bréart ne put accéder à ce désir et accorda définitivement au Bey sept heures pour faire connaître sa réponse.
Il eut soin d’insister sur le caractère pacifique et amical du traité dont le rejet pourrait entraîner, a-t-il ajouté, de graves conséquences. On sut, en effet, plus tard, que l’un des frères du Bey, le prince Taïeb, avait promis de signer le traité si la France lui assurait son élévation au trône beylical.

Le Général se retira ensuite avec son Etat-Major dans la grande salle du rez-de-chaussée où il avait déjà fait placer son téléphone. La discussion du traité par les conseillers du Bey fut orageuse. Mohammed El Arbi Zarrouk s’y montra opposé au plus haut degré. Il soutint que la Régence était une possession turque et alla jusqu’à accuser le Bey de trahison. Celui-ci voulut lui expliquer les conséquences funestes d’une résistance désormais vaine.
Pour ce faire, il dit à Mohammed El Arbi que s’il refusait d’accepter le traité, le Général Bréart s’emparerait de sa personne et qu’il l’enverrait comme prisonnier en Algérie. Puis, portant la main à sa barbe, le Bey a ajouté textuellement : « Je crois qu’aucun des membres de ce Conseil ne désirerait voir cette vieille barbe blanche traînée dans la poussière des chemins de l’exil ».
Ce propos du Bey fut énergiquement contredit par le Général Mohammed El Arbi Zarrouk qui répliqua en ces termes : « Ton envoi comme prisonnier à Alger ne sera point un déshonneur pour toi. Mais, en tout état de cause, il vaut mieux sacrifier une seule tête, fût-elle couronnée, que de sacrifier un peuple tout entier ».

Le Bey poussa un soupir, puis il dit à Mohammed El Arbi : « Tu as donc oublié tous les bienfaits dont je t’ai comblé, tu n’es qu’un ingrat ». Il tint ensuite à connaître l’avis des autres membres du Conseil. On tomba alors d’accord sur le point suivant : le Bey enverrait son secrétaire, le Cheikh Béchir Belkhodja, auprès de son frère Ahmed, Cheikh El Islam, pour lui expliquer la gravité du moment et lui demander son avis basé sur les principes coraniques.
On eut recours à ce stratagème pour permettre au Général Hamida Ben Ayed de quitter le Palais et d’aller prendre immédiatement contact avec son ami et protecteur, le Consul Général d’Angleterre, pour lui demander s’il ne pourrait accorder l’hospitalité au Bey ou tout au moins lui donner quelques conseils utiles.
Cette dernière combinaison ne réussit pas et Ben Ayed resta au Palais.

Quant au secrétaire du Bey, accompagné jusqu’à Tunis par deux cavaliers du Général Bréart, il revint une heure après pour faire connaître que son frère, le Cheikh El Islam, ainsi que le Bach-Mufti et les deux Cadis de Tunis le chargeaient de dire à Son Altesse « qu’entre deux maux, on doit choisir le moindre, c’est-à-dire : si les conséquences du refus de signer le traité sont plus graves que celles de son acceptation, Son Altesse ne devrait pas hésiter à accepter la nouvelle situation ».
Cette réponse sauvegarda les susceptibilités du Bey, qui déclara au Conseil que son refus de signer pouvant entraîner « des conséquences néfastes pour le troupeau dont il avait la garde », il était décidé à accepter le Protectorat de la France.

Le Cheikh Mahmoud Boukhriss, Kahia du Bach-Kateb, s’empressa de soutenir le point de vue du Bey que la majorité du Conseil partagea également. Les quelques membres hostiles au traité se turent, sauf le Général Mohammed El Arbi Zarrouk qui continua à protester jusqu’au moment où le Bey rappela le Général Bréart pour l’informer de son intention de signer le traité.

Le Général sourit alors, adressa de vifs compliments au Bey et lui dit que « c’était la seule solution avantageuse pour son Altesse, car dans le cas contraire il avait des ordres dont l’exécution, absolument certaine, ne pourraient que nuire à sa dignité souveraine ». Il était cinq heures du soir lorsque Mohammed Es-Sadok apposa, avec le Général Bréart, sa signature au bas du traité du Protectorat …

mercredi 7 mars 2007

42- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (17ème Partie)

Au Bardo, les journées du 9 et du 10 mai n'avaient pas été moins agitées. Le bey avait passé par les situations d'esprit les plus diverses. Il comprenait l'impuissance ou il était de résister aux légitimes demandes que le gouvernement français allait lui adresser. D'autre part, son entourage le sollicitait vivement de résister ou plutôt de temporiser en faisant valoir l'agitation qui régnait parmi les tribus de la Régence et les dangers que son autorité courrait si les populations musulmanes pouvaient l'accuser d'avoir livré le pays aux Français.

Le 10 mai au matin, il avait déclaré devant plusieurs familiers qu'il ne signerait aucun traité et qu'il préférait mourir que d'accepter le protectorat. Cependant l'arrivée du général Bréart à la Manouba, le 12 mai au matin, produisit sans doute une assez vive impression sur lui, car le bey écrivit à M. Roustan, notre chargé d'affaires, pour protester contre la présence de nos troupes près de sa résidence, mais pour déclarer en même temps qu'il accorderait au général Bréart l'entrevue demandée.

A midi, M. Roustan avait reçu la lettre du bey par M. le comte de Sancy, ancien consul français et directeur des haras tunisiens. A midi et demi il faisait atteler et se rendait au camp. A trois heures et demie, notre chargé d'affaires quittait la Manouba en voiture avec le premier drogman du consulat, M. Summaripa, après une longue conférence avec le général Bréart. M. Roustan se rendait à. Kasar-Saïd, palais du bey.
Une demi-heure après le général Bréart partait de la Manouba à cheval, accompagné de son état-major et de la plupart des officiers supérieurs de la colonne. Deux escadrons faisaient escorte.
Malgré une pluie battante, une foule considérable venue de Tunis dans la matinée suivit le cortège à pied ou en voiture jusqu'à, la grille de Ksar-Saïd. L'escorte traversa un splendide jardin planté de beaux arbres, orangers, mûriers, poivriers, et décoré de colonnes de marbre surmontées d'aigles, de levrettes et d'autres figures d'animaux.
Un peloton de soldats tunisiens forme la haie sur deux rangs et rend les honneurs militaires. Les tambours battent aux champs. Nos escadrons de hussards restent rangés en bataille devant la grille du palais.
Le général Bréart met pied A terre devant la grande porte du palais, vaste bâtisse décorée en style mauresque mélangé de rococo. De chaque côté, derrière les soldats tunisiens, on aperçoit une trentaine d'eunuques, de pages et de domestiques nègres regardant ce spectacle avec l'attitude indifférente particulière aux musulmans.

Le général, suivi de son escorte, monte le splendide escalier de marbre qui conduit aux apparentements intérieurs, et est introduit dans un salon où se tiennent le bey et le premier ministre, ainsi que M. Roustan.
Notre chargé d'affaires présente le général Bréart à Mohammed es Sadok qui, après les nombreux salamalecs en usage dans le cérémonial arabe, le prie de s'asseoir. Le bey était en pantalon gris perle, redingote noire et fez rouge. Mustapha était également en costume européen.

Le général Bréart prend la parole et dit au bey qu'il vient remplir la mission que lui a donnée le gouvernement de la République dans le but de rétablir de bonnes relations entre les deux pays et d'éviter tout conflit ultérieur. Il lit ensuite la dépêche qui lui confie les pouvoirs nécessaires pour conclure un traité :

« Le gouvernement de la République française, désirant terminer les difficultés pendantes par un arrangement amiable, qui sauvegarde pleinement la dignité de Votre Altesse, m'a fait l'honneur de me désigner pour cette mission.
Le gouvernement de la République française désire le maintien de Votre Altesse sur le trône et celui de votre dynastie. Il n'a aucun intérêt à porter atteinte à l'intégrité du territoire de la Régence. Il réclame seulement des garanties jugées indispensables pour maintenir les bonnes relations entre les deux gouvernements. »

Le général Bréart termine en demandant au bey s'il veut entendre lecture des propositions de la France. Le bey répond qu'il les entendra (puisqu'il ne peut pas faire autrement).
Le général donne alors lecture du texte objet du Protectorat : http://tunisiecoloniale.blogspot.com/2007/01/19-copie-roiginale-du-trait-du-bardo-de.html

Cette lecture terminée, le bey demanda le temps de réfléchir et de consulter ses ministres. Le général
Bréart répondit en acceptant la demande du bey, mais en déclarant que le gouvernement de la République avait besoin d'une prompte réponse, et qu'il accordait seulement un délai de deux heures, c’est-à-dire jusqu'à huit heures.

Cette réponse parut vivement préoccuper le premier ministre du bey, qui échangea quelques paroles avec Mohammed es Sadok. Il y eut un court silence, puis la conversation reprit. Le bey répliqua que le délai accordé était trop court. Le général insista : « Nous voulons, dit-i1, avoir une réponse aujourd'hui même. » Le bey continuant à alléguer la nécessité d'un plus long délai, M. Roustan fait remarquer que tous les articles de traité proposé ont été depuis longtemps discutés avec le premier ministre du bey, lequel est présent A l'entrevue, et qu'ils ont été l'objet d'une longue délibération dans le conseil des ministres. D'ailleurs, le conseil peut être réuni à l'instant même. Le général Bréart répète qu'il doit avoir une réponse dans la journée et qu'il ne pourrait se prêter à aucun atermoiement sans manquer aux instructions rigoureuses de son gouvernement.
Le bey répond que, puisque cette précipitation est chose imposée, il est bien obligé d'accepter les conditions qui lui sont faites. Pour clore la discussion, le délai est prolongé jusqu'à neuf heures du soir.

L'état-major français se retire alors dans un salon du rez-de-chaussée, pendant que les dignitaires tunisiens qui occupent ce salon allaient conférer avec le bey dans le salon du premier étage. Il était alors six heures.
Vers sept heures, le bey faisait dire au général qu'il était prêt à signer ; le général remontait avec M. Roustan au premier étage, et l'acte diplomatique recevait les signatures du bey, de Mustapha, du général Bréart et de M. Roustan.
Le premier ministre, qui paraissait très troublé pendant le premier entretien, se montra au contraire fort expansif dans cette seconde entrevue et échangea des poignées de main avec les officiers français. Au moment de prendre congé; le bey demanda au général Bréart de vouloir bien retirer ses troupes des environs de Ksar-Saïd et de ne pas les faire entrer à Tunis, afin de ne pas entretenir l'agitation qui régnait au Bardo et dans la capitale de la Régence. Le général répondit au bey qu'il eût désiré de le satisfaire sur l'heure, mais qu'il ne pouvait se rendre à son désir avant d'en avoir référé à son gouvernement.

Le lendemain matin, le général Bréart et M. Roustan eurent une seconde entrevue avec le bey. Le général déclara à Mohammed es Sadok qu'il était heureux de pouvoir lui annoncer que, déférant au désir exprimé par le bey, le gouvernement français avait résolu de ne pas faire entrer ses troupes à Tunis.
Le bey remercia vivement le général, l'assura de son amitié et lui conféra le grand cordon de l'ordre tunisien du Nichan Iftikhar.

La nouvelle de ces événements était à peine répandue à Tunis, qu'elle y provoquait une très vive agitation dans les cercles arabes. Plusieurs gros personnages tunisiens, à la tête desquels étaient Larbi Zarrouck, un des ministres et le chef de la municipalité, se joignaient au cheik-al-Islam et aux ulémas pour exciter les Arabes et surtout les cheiks des tribus du sud, qui depuis plusieurs jours étaient arrivés en grand nombre à Tunis.
Ali-bey était venu, le 12 au soir, de son camp de Medjez-el-Bab, et après une longue entrevue avec son frère était reparti pour son habitation de la Marsa à Carthage.

Le 12 mai au soir, le cheik-al-Islam était également allé au Bardo voir le bey, et lui demander communication du traité avec la France, au nom des notables de la ville. Le bey avait ajourné cette communication; mais, pour donner satisfaction dans une certaine mesure aux sentiments du parti de la résistance, il adressa sur l'heure la dépêche suivante à Saïd-pacha, premier ministre à Constantinople :

« Un général français est venu dans mon palais avec une escorte de cavalerie, a soumis à ma signature un traité de protectorat et m'a déclaré qu'il ne quitterait le palais qu'avec une réponse pour laquelle il m'accordait quatre heures.
Me voyant sous la pression de la force, par suite de la présence d'une armée près de ma résidence, j'ai dû, pour mon honneur et en vue d'éviter une effusion de sang, signer le traité, sans l'examiner ni le discuter, tout en déclarant que je signais contraint par la force. »

samedi 3 mars 2007

41- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (16ème Partie)

Le gouvernement français et les gouvernements étrangers savaient également quel compte il fallait tenir des protestations du bey et de ses prétendus égards pour la France. I1 n'y avait qu'une réponse à faire à un pareil document, c'était d'aller au Bardo faire confesser au bey que depuis plusieurs années il se moquait de nous et que lui même avait intérêt à renoncer à cette politique. La colonne du général Bréart n'avait pas d'autre mission.

Le 6 mai, les troupes débarquées à Bizerte étaient fortes de 6,000 hommes et constituaient une brigade dont le général Bréart prit le commandement.
Le général avait l'ordre de marcher sur Mateur, mais pendant trois jours la pluie tomba presque sans interruption et on dut ajourner tout mouvement. L'état-major fit publier une interdiction d'emporter l'orge et le blé du territoire de Bizerte. En même temps il se procurait des guides et faisait occuper toutes les hauteurs occupant la ville par les nouvelles batteries arrivées.

La brigade Maurand, qui se constituait à côté de la brigade Bréart, devait être plus nombreuse et compter environ 7,000 hommes avec quatre batteries d'artillerie, deux de 90, une de 4 de montagne attelée et une de 4 de montagne à dos de mulet.
Le 6 mai l'intendance arrivait et préparait les moyens de ravitaillement, le même jour le général Bréart envoyait des émissaires au caïd de Mateur et aux tribus des Bedjaoua et des Arabes pour leur demander si elles voulaient ou non recevoir des troupes françaises sur leur territoire.

Le 8 mai, les deux brigades se mettaient en mouvement, la brigade Maurand se dirigeant à l'ouest vers Mateur en contournant le lac de Bizerte, la brigade Bréart en se portant vers le sud-est dans la direction de Tunis. La pluie continuait torrentielle. La colonne Bréart se mit en route à cinq heures du matin et elle n'arrivait au bivouac, à Bahiret Gournata, qu'à minuit après une marche, excessivement pénible de 27 kilomètres, à travers des fondrières et des terrains marécageux d'une traversée très difficile.

Le général avait l'ordre d'être à Djedeida, sur la ligne du chemin de fer de Tunis, le 9, à huit heures du matin ; mais, la pluie étant tombée sans interruption pendant toute la nuit, il se borna à se porter à Fondouk, à 13 kilomètres de Bahiret Gournata. Le temps étant revenu au beau, les troupes purent se reposer et repartir le lendemain 10 pour Djedeida.
Ce hameau, ou plutôt cette réunion de maisons de campagne est une localité importante au point de vue stratégique, en ce qu'elle est le point de jonction, de toutes les voies qui se rendent à Tunis des divers points de la Régence. Située au point de bifurcation de la vallée de la Medjerda et de la ligne ferrée, Djedeida commande Tunis, la région du nord et toutes, les avenues de la frontière.
Autour de Djedeida débouchent les routes de Mateur, de Bizerte, de Porto-Farina, de Béja et du Kef. Le Bardo est à 16 kilombtres, Tunis à 20 kilomètres. Aux alentours s'étendent de riches plaines fécondes en ressources et qu'aucune éminence ne commande sauf au nord-est le Djebel-Ahmar que le gouvernement tunisien n'a d'ailleurs jamais songé à fortifier.

Le 10 mai le général Bréart quittait le campement de Fondouck et, remontant la vallée de la Medjerda, passait à Sidi-Thabet, Garf el Fana, et arrêtait dans la matinée à Djedeida, où les troupes installaient leur campement au milieu de magnifiques plantations d'oliviers.

Le 11 mai au soir, la colonne était renforcée par le 92ème de ligne et une batterie d'artillerie.

Le 12 mai à neuf heures, des officiers d'état-major, un capitaine, des sergents fourriers et un peloton de hussards arrivaient à la Manouba à 2 kilomètres du Bardo, et cherchaient à droite et à gauche de la voie ferrée un emplacement favorable pour établir le camp, s'assurant des fontaines, des puits et des sources situées dans les jardins environnants.
A 600 mètres de la station du chemin de fer sont des casernes inoccupées. A la même distance est le palais de Sidi-Larrouck, ministre de la marine, qui fit prévenir les officiers français qu'il était prêt à les recevoir dans son palais.
A neuf heures et demie, l'avant-garde de la colonne Bréart arrivait à la station. A onze heures moins un quart, arrivent à leur tour la colonne Maurand et la colonne Bréart clairons sonnant. En venant occuper le jardin d'Ismaël Soumyn, la musique du 92ème joue le Chant du départ aux applaudissements des membres de la colonie française accourus de Tunis. Un grand nombre de propriétaires musulmans et de notables tunisiens assistent également au défilé. La colonie française applaudit à outrance lorsque passent trois belles batteries d'artillerie du 13ème et du 9ème régiment.
Dans les groupes on annonce que le bey est dans de meilleures dispositions et on se communique le texte de la circulaire suivante qu'il vient d'adresser aux caïds et aux gouverneurs de la Régence :

« Il est parvenu à notre connaissance que l'entrée des troupes françaises dans le pays des Kroumirs a produit une certaine émotion, parmi quelques tribus. Nous avons protesté contre cette violation de notre territoire, accomplie sans qu'il y est de mots d'hostilité entre nous et le gouvernement de la République française, et sans qu'aucune déclaration de guerre nous ait été adressée.
Toutefois cette affaire sera arrangée diplomatiquement et pacifiquement. C'est à quoi nous sommes actuellement occupés, de concert avec le gouvernement impérial ottoman et avec le concours des autres puissances amies.
Par suite de ce qui précède, il est du devoir de chacun de maintenir l'ordre partout, pour pouvoir conduire à bonne fin la solution de l'affaire, avec modération et sans aucun désordre.
Nous vous recommandons donc de ne point quitter le siège de votre gouvernement, afin d'empêcher, par votre présence, les populations qui se trouvent placées sous votre administration, de se livrer à aucun acte pouvant entraver les dispositions prises par nous.
Vous recommanderez cela aux populations de la manière la plus formelle, et vous les détournerez surtout de s'occuper des conversations de gens intéressés à susciter des troubles.
Vous leur ferez surtout comprendre à quelles conséquences s'exposeraient les gens qui contreviendraient à ces ordres. »

Cette circulaire comparée aux protestations des jours précédents permet de mesurer le chemin que l'esprit du bey avait parcouru en quelques jours. Le débarquement de nos troupes à Bizerte et la double marche sur Mateur et sur Fondouck avaient produit leur effet au Bardo. Le bey comprenait sans l'avouer toute l'étendue de la faute qu'il avait commise en se faisant l'instrument de la politique italienne contre nos nationaux. Une scène très vive eut lieu au palais beylical entre Mohammed es-Sadok et des agents italiens. Il leur reprocha amèrement leur conduite.

« Puisque vous Italiens, ne vous sentiez pas capables de me soutenir, pourquoi m'avez-vous mis en conflit avec la France? Qui perd aujourd'hui, c'est moi, et je perds pour avoir voulu vous favoriser! »

Qui rapportait ces propos du bey? le correspondant d'un journal italien, le Pungolo de Naples. Et il ajoutait avec raison : « Quant aux Italiens établis et nés à Tunis qui ont travaillé pendant vingt ans pour établir la suprématie italienne en ce pays, ils disent à leur gouvernement : Si vous ne vous sentiez pas capables de la conduire jusqu'au bout, pourquoi avez-vous suscité la question tunisienne? Nous étions si heureux auparavant, pourquoi êtes-vous venus nous troubler? »

Ces sentiments étaient ceux de la population européenne, des Israélites, des Maltais et d'un grand nombre de Maures de Tunis qui étaient revenus de leurs préventions contre la France ou qui mesuraient toute l'étendue et la gravité des fautes commises par nos adversaires.
Cependant, à la première nouvelle du départ des Français pour Tunis, la ville avait éprouvé une véritable panique. Dans le quartier des bazars, les Juifs avaient fermé leurs boutiques et s'étaient barricadés, craignant d'être pillés et massacrés par les Arabes avant l'arrivée de nos troupes. De nombreuses patrouilles furent organisées pour maintenir l'ordre. Sur la place de la Marine le férik ordonna aux zaptiés ou gendarmes de déclarer dans les rues de la ville que la population devait se rassurer et que les Français ne commettraient aucun désordre.
Il leur commanda également de disperser tout rassemblement, et les cafés arabes eurent l'ordre de se fermer avant la nuit. Ce qui avait ajouté au trouble, c'est qu'on avait annoncé l'entrée des troupes dans la ville même. Cette nouvelle avait pris d'autant plus de consistance que la veille deux hussards avaient failli prendre possession de la capitale de la Régence. Ces deux cavaliers du 1er hussards avaient été envoyés en estafettes de Fondouk à Djedeida. Ils avaient fait fausse route et étaient arrivés devant une des portes de Tunis dont les gardiens les regardaient avec consternation. Ils reconnurent leur erreur. L'un proposa de rebrousser chemin. L'autre répond : Pourquoi reculer? Entrons-y puisque nous y sommes. - Non, riposte le premier ; pas possible, nous n'avons pas d'ordre.