vendredi 29 décembre 2006

15- Causes de l'expédition française sur la Régence de Tunis (2éme Partie)

En 1833, le royaume de Sardaigne et celui des Deux-Siciles furent en guerre avec la Régence sans y être avec la Porte, parce que la Tunisie était indépendante à leurs yeux comme aux nôtres. Toutes les relations de la France avec Tunis depuis la conquête d'Alger ont eu lieu de même directement et sans l'intermédiaire de la Turquie.

Lorsqu'en 1847 Ahmed-Bey vint chez nous, il y fut reçu avec tous les honneurs dus à un roi; la Porte-Ottomane se montra-t-elle choquée en rien de la pompe royale dont il fut entouré? Nullement.
Et l'Europe ne s'en choqua pas plus qu'elle, parce que l'Europe était de l'avis de lord Aberdeen qui, dans sa fameuse protestation (23 mars 1831) contre notre conquête d'Alger, n'en déclarait pas moins « que les États européens avaient des longtemps traité avec les Barbaresques comme puissances indépendantes ».

Bien plus, la Tunisie elle-même n'a jamais eu de sa situation vis-à-vis de la Turquie une autre idée que celle d'une complète liberté. Un document authentique qui est de la plus haute importance et qu'on ne saurait récuser atteste suffisamment, c'est la Constitution tunisienne (Bouyourouldi) jurée par le bey actuel de Tunis, Mohammed es Sadok, lors de son avènement au trône (23 septembre 1859), comme l'avaient jurée ses prédécesseurs.

Dans cette constitution intitulée « Loi organique du royaume tunisien » en 114 articles, publiée en arabe et en français, à Tunis et à Bône, il n'est pas dit un seul mot du sultan; et, pour qu'on ne puisse pas avoir un doute quelconque de la souveraineté du bey, il proclame dans le préambule (page 4) « que ce sont les hauts fonctionnaires tunisiens qui l'ont choisi à l'unanimité pour chef de l'État, conformément à la loi de succession en usagé dans le royaume ».

Des chapitres entiers sont consacrés à l'exposé des droits et des devoirs du roi, à la position des princes de la famille husseinite, aux droits et aux devoirs des sujets, aux fonctions des ministres, à l'organisation de leurs services, au conseil suprême de la Régence, aux impôts, aux budgets, etc... Sans doute, on peut critiquer ce document singulier, si l'on veut le juger uniquement d'après nos idées européennes ; mais il n'en est pas moins décisif pour démontrer à tout esprit non prévenu que le royaume de Tunisie ne relève que de lui-même, sans devoir quoi que ce soit à. une souveraineté extérieure.

Tous les traités conclus dans les trois derniers siècles par les Etats européens avec la Tunisie ne parlaient jamais que du royaume et du roi de Tunis.
Quinze ou Vingt traité ou cette locution sacramentelle a été employée portent la signature de l'Angleterre de 1862 à 1863 et 1875 ; trente autres, de 1604 à 1832, portent la signature de la France.
En 1868, le traité conclu par l'Italie a été conclu encore avec le royaume de Tunis.

Ainsi la Tunisie n'a fait que se nommer; dans sa loi organique, du nom que le monde lui donnait unanimement; et, en s'appelant royaume, elle a voulu bien marquer qu'elle avait toutes les prérogatives d’indépendance et de pouvoir qu'implique ce titre éclatant.
En face de précédents si nombreux et si décisifs, la Porte-Ottomane ne doit donc pas être très étonnée que la France ait refusé de reconnaitre sa suzeraineté toutes les fois qu'elle a été invoquée, comme elle l'est encore aujourd'hui.

Nous n'avons aucune peine à avouer que la Porte a été, depuis un demi-siècle, assez constante dans ses revendications. En 1835, elle avait ressaisi la suzeraineté de Tripoli après y avoir réprime d'affreux désordres : cette occasion lui avait paru favorable pour étendre sa souveraineté à Tunis ; m'ais, devant l'opposition énergique de la France, elle avait renoncé à ce projet.

Dix ans plus tard, en 1845; un chambellan du sultan étant venu apporter à Tunis un firman d'investiture, le bey refusa de se soumettre. Une vingtaine d'années se passèrent sans qu'on risquât une nouvelle tentative; mais, vers la fin de 1864, les anciens desseins furent repris, et, cette fois, ce fut la Régence elle-même qui demanda l'investiture.

La démarche était au moins étrange de la part d'un prince qui, jusque-là, semblait tenir beaucoup à son indépendance ; mais des conseils puissants avaient effrayé le bey sur sa situation relativement la Porte, et le général Khérédine avait été envoyé à Constantinople pour y proposer et y obtenir le firman.

Cette fois encore, la France opposa son veto ; et, au lieu d'un acte émané du sultan, le bey et ses conseillers durent se contenter d'une simple lettre vizirielle qui contenait des clauses identiques. On profita de nos désastres en 1871 pour accomplir ce qu'on n'avait pu faire, ni sous le règne de Louis-Philippe ou la flotte française avait interdit plusieurs fois le passage à la flotte turque se dirigeant sur Tunis, ni sous l'empire, qui ne s'était pas montré moins résolu.


Le firman du 25 octobre 1871, obtenu à l'ombre de nos malheurs, avait été proclamé le 18 novembre au Bardo par Khérédine au nom du sultan, et accepté par le bey qui l'avait sollicité plus ou moins spontanément. Quoi qu'il en fût, la France protesta comme auparavant : elle déclara le firman nul et non avenu, et depuis dix années entières elle n'a cessé de manifester son opposition toutes les fois que les circonstances l'ont exigé.

On a pu douter que la Porte elle-même, malgré son succès; fût bien sûre de faire valoir son droit; le firman de
1871, qui détruisaient l'indépendance séculaire du royaume tunisien, s'il a reçu quelque publicité, a été généralement ignoré, si ce n'est des quelques puissances directement intéressées.

Dans le système du firman de 1871, quelle qu'ait pu être son origine, Tunis se trouvait remis en partie sous la main de la Porte. Le pouvoir du bey de Tunis est bien encore reconnu héréditaire, comme il l'est depuis deux siècles: mais le bey de Tunis devient un simple "Vali", c'est-à-dire gouverneur général de l'Eyalet de Tunis.
Par une conséquence nécessaire de cette modification profonde, le pouvoir n'est plus véritablement héréditaire dans la famille husseinite, quoi qu'en puisse dire le texte littéral du firman. Un gouverneur général, un "Vali" est révocable au gré de son suzerain, et il est très possible que le bey actuel apprenne bientôt à ses dépens, aux dépens de son trône, de sa liberté, de sa vie peut-être, quelle faute énorme lui ont fait commettre des conseillers mal inspirés.
Mohammed Es Sadok n'a rien à redouter de la France qui, malgré de sérieux griefs, n'en veut ni à sa dynastie, ni à sa personne, ni à ses états. Avec la Porte, au contraire, il peut tout craindre, et son sort est livré au hasard des circonstances.

Dans 1'état présent de nos relations avec la porte-Ottomane, relations d'amitié et de sympathie, sincères, nous eussions désire pouvoir envisager la situation de Tunis, sous un autre jour; mais la vérité est irréfutable pour nous, d'après les précédents que nous avons cités. Nous pouvons même demander à la Porte pourquoi, si le bey de Tunis est son Vali, elle ne l'a pas empêché depuis deux ans de se conduire envers la France comme il l'a fait, et pourquoi elle n'a pas cherché à prévenir la crise actuelle, que, pour notre part, nous avons si longtemps essayé de conjurer.

Il faut que cette crise, dont nous circonscrivons les effets autant qu'il dépend de nous, aboutisse à un traité qui nous garantisse à la fois contre les incursions dont nos frontières souffrent sans cesse, et contre les menées déloyales dont le Bardo est trop souvent l'instrument ou le centre. C'est la le double but de notre expédition ; et je ne crains pas de le dire, nous avons en Europe une approbation générale, partout ou des préventions sans fondement n'aveuglent pas les esprits.

Telle est donc, monsieur, notre attitude envers la Porte et envers la Tunisie. Pour l'une et pour l'autre, nous sommes pleins de bienveillance; et tout ce que nous demandons au bey est de ne nous être pas hostile.
Si la Régence comprend bien ses intérêts, elle pourra profiter de notre alliance infiniment plus que nous ne pouvons profiter de la sienne. Nous pouvons lui apporter tous les bienfaits de la civilisation dont nous jouissons.
Dés 1847, nous établissions chez elle le service de la poste; en 1859 et 1861, le service des télégraphes; en 1877 et 1878, un chemin de fer de 50 lieues de long de la frontière algérienne à Tunis. Nous lui construisons en ce moment deux chemins de fer nouveaux : l'un, qui reliera Tunis à Bizerte au nord, de 20 lieues de long; l'autre, qui reliera Tunis à Sousse au sud. Nous allons prochainement commencer le travail plus difficile d'un port à Tunis même, qui permettra aux navires d'arriver de la rade et de la Goulette jusqu'à la capitale.
Dans la dette tunisienne, des fonds français, à côté de fonds anglais et italiens, entrent pour plus des trois cinquièmes. Le magnifique aqueduc d'Adrien, qui amenait des eaux excellentes à Tunis, a été restauré par un ingénieur français.

Nous sommes prêts, dés que les bons rapports auront été repris, à faire une foule d'autres entreprises non moins bienfaisantes : des phares sur les côtes; des chemins intérieurs pour relier bien des villes populeuses et prospères les unes aux, autres ; de vastes irrigations dans un pays ou les rivières ne manquent pas, mais ou elles ne sont pas mieux aménagées que les forets; des exploitations de mines abondantes en toutes sortes de métaux; une culture perfectionnée sur les bien-fonds que les Européens peuvent acquérir dans la Régence, ou même sur les terres des indigènes; l'emploi d'eaux thermales que jadis les Romains ont découvertes et pratiquées.
La Régence de Tunis est en général très fertile, et la richesse prodigieuse de l'antique Carthage l'atteste assez. Sous la protection de la France, tous les dons naturels de cette contrée peuvent être développés de nouveau avec toute l'énergie et l'intensité des méthodes et des pratiques modernes.


Nous pouvons ajouter que, si le bey veut bien s'en fier à nous, l'administration intérieure de la Régence peut recevoir des améliorations non moins nécessaires et non moins assurées. Ce serait un service, incontestable et relativement assez facile à lui rendre que d'y introduire, soit pour la levée des impôts, soit pour la manutention des fonds, soit pour les écritures des comptables, la régularité qu'a atteinte la gestion de nos finances.
Ce serait un service non moins précieux, que d'améliorer aussi l'administration de la justice d'après les principes qu'ont adoptés les puissances pour la reforme judiciaire en Égypte.

Ce n'est pas la France seule qui profiterait de tous ces progrès que la Régence peut conquérir si elle le veut. Ce sont toutes les nations civilisées qui en profiteraient ainsi que nous; et rien ne s'oppose à ce que nous fassions pour la Tunisie, sans conquête et sans combats, ce que nous faisons dans notre Algérie et ce que l'Angleterre fait dans l'Inde. C'est un devoir sacré qu'une civilisation supérieure contracte envers des peuples moins avances.

Telles sont, monsieur, les considérations que je recommande à votre attention ; elles vous serviront à éclairer autour de vous les esprits qui sont curieux de se rendre compte impartialement des desseins de la République française en Tunisie.

Barthélemy Saint-Hilaire

Source : En Tunisie : Récit de l’expédition française – Albert De La Berge – Librairie de Firmin-Didot et Cie - 1881

jeudi 28 décembre 2006

14- Causes de l'expédition française sur la Régence de Tunis (1ére Partie)

Le 9 mai 1881, M. Barthélemy Saint-Hilaire adressait à nos représentants l'étranger la circulaire suivante destinée à faire connaître les vues et les intentions du gouvernement de la République dans l'expédition qu'il avait entreprise sur le territoire tunisien :

A MM. les agents diplomatiques du gouvernement de la République française.
Paris, 9 mai 1881.

Monsieur,
J'ai l'honneur de vous adresser le recueil des documents sur Tunis, et je veux en préciser le sens général en m'entretenant avec vous des causes de l'expédition actuelle et des résultats que nous en attendons. Plusieurs fois déjà le gouvernement de la République a fait connaître ses motifs et ses intentions, et vous vous souvenez particulièrement des déclarations qu'a faites, du haut de la tribune nationale, M. le président du conseil. Elles ne peuvent laisser le moindre doute par leur netteté et par leur franchise. Mais, néanmoins, je désire vous soumettre quelques considérations dont vous pourrez vous servir utilement dans vos relations avec le gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité.


La politique de la France dans la question de Tunis n'a jamais été inspirée que par un seul principe, et ce principe, qui suffit à expliquer toute notre conduite depuis un demi-siècle envers la Régence, c'est l'obligation absolue ou nous sommes d'assurer la sécurité de notre grande colonie algérienne.
Depuis 1830, il n'est pas un des gouvernements divers qui se sont succédé chez nous qui ait négligé ce soin essentiel; le devoir s'en impose à, nous avec une évidence tellement irrésistible, que personne en Europe ne conteste notre droit de prendre toutes les mesures que nous pouvons juger nécessaires pour sauvegarder notre possession africaine contre un voisinage turbulent ou hostile.

Depuis la bataille de l'Isly, en 1844, nous sommes tranquilles du côté de l'ouest et du Maroc, ou notre frontière est protégée par le désert; nous n'avons à y réprimer que quelques désordres passagers. Mais, à l'est, du côté de Tunis; le désordre est permanent, et voilà dix ans qu'il persiste malgré nos efforts ; il augmente même chaque année, depuis la révolte des spahis de Souk-Ahras, en 1871, qui, après avoir massacré leurs officiers, sous les ordres de
Kablouti, cherchaient un refuge sur le territoire tunisien, jusqu'au pillage de l'Auvergne, en 1878, et jusqu'à l'agression des Kroumirs et le pillage du Santoni, qui est d'hier.

Nous avons poussé la patience à un point qui a parfois étonné le monde. Nous ne le regrettons pas; mais, après tant de dommages soufferts et après tant de, longanimité, nous avons dû nous résoudre a en finir en pacifiant notre frontière d'une manière durable et en réglant les choses avec le bey de Tunis de façon que le péril ne recommence plus sous aucune forme.

Quand on parcourt les documents que je vous communique, on est surpris de la fréquence des méfaits dont nous avons eu à nous plaindre et de l'impuissance irrémédiable de l'Etat sur le territoire duquel ils se passent et qui est incapable de les prévenir.
Aux confins de la Tunisie et de l'Algérie, il y a toute une zone de tribus insoumises et belliqueuses qui sont perpétuellement en guerre et en razzias les unes contre les autres, et qui entretiennent dans ces contrées naturellement très difficiles un foyer d'incursions, de brigandages et de meurtres.
Le plus ordinairement, ce sont les tribus de notre domination qui en sont les victimes, parce que, grâce au régime plus doux dont nous leur avons apporté le bienfait, elles sont devenues plus sédentaires et plus paisibles en se civilisant peu à peu. Mais les tribus tunisiennes sont plus barbares et plus aguerries, et entre celles-là on distingue surtout les Ouchtetas, les Freichichs et les Kroumirs.

On ne sait pas au juste ce qu'elles peuvent compter de combattants ou, comme on dit, de fusils. Mais les opérations qui nous demandent en ce moment une armée de 20 000 hommes attestent assez les forces de l'ennemi, retranché dans un pays à peu prés inaccessible.
Comme il n'y a pas de frontières naturelles entre la Tunisie et l'Algérie, la délimitation est restée indécise, et elle n'a jamais été faite régulièrement. On l'a tentée en 1842, et les travaux topographiques, que facilitait la présence de nos troupes n'ont pas duré alors moins de trois ans; la carte levée à cette époque a même été approuvée en 1847 par le bey de Tunis Ahmed, lors de son voyage en France; mais il n'est pas résulté de ces préliminaires une convention officielle entre la Régence et nous, et la frontière est encore flottante comme elle l'était sous les beys de Constantine. C'est une lacune qu'il faudra combler dès que nous le pourrons : la Régence y trouvera son avantage aussi bien que nous.

Ainsi le premier objet de notre expédition, c'est la pacification définitive de notre frontière de l'est. Mais ce ne serait rien d'y avoir rétabli l'ordre et le calme si l’état qui nous est limitrophe restait sans cesse hostile et menaçant. Nous ne pouvons pas craindre une attaque sérieuse de la part du bey de Tunis tant qu'il en est réduit à ses propres forces; mais la plus simple prudence nous fait une loi de veiller aux obsessions dont il peut être entouré, et qui, selon les circonstances, nous créeraient en Algérie de très graves embarras dont le contrecoup porterait jusqu'en France.
Il nous faut donc à tout prix avoir dans le bey de Tunis un allié avec qui nous puissions, loyalement nous entendre; il nous faut avoir un voisin qui nous rende la sincère bienveillance que nous aurons pour lui, et qui ne cède pas à des suggestions étrangères cherchant à nous nuire et à compromettre notre puissance légitime.

Nous avons montré depuis plus de quarante ans que si nous étions obligés, pour la sécurité de la France algérienne, de revendiquer dans la Régence une situation prépondérante, nous savions respecter scrupuleusement les intérêts des autres nations, qui peuvent en toute confiance vivre et se développer à côté et à l'abri des nôtres. Les puissances savent bien que nos sentiments à leur égard ne changeront pas.

Jusqu'à ces derniers temps, nous sommes demeurés en excellente intelligence avec le gouvernement de S.A. le bey; et si parfois nos rapports avaient été troubles pour le règlement de quelques indemnités dues à nos tribus lésées, l'accord s'était promptement rétabli, il s’était même consolidé à la suite de ces dissentiments légers.
Mais dernièrement, et par des causes qu'il serait trop délicat de pénétrer, les dispositions du gouvernement tunisien envers nous ont totalement change : une guerre, sourde d'abord, puis de plus en plus manifeste et audacieuse, a été poursuivie contre toutes les entreprises françaises en Tunisie, avec une persévérance de mauvais vouloir qui a amené la situation au point ou elle en est arrivée aujourd'hui.

Le Livre Jaune que vous recevrez avec cette lettre vous montrera les phases diverses qu'ont présentées ces résistances opiniâtres tantôt simplement tracassières et gênantes, le plus souvent injustes et dommageables. Vous verrez par des documents authentiques ce qu'ont été les questions du chemin de fer de la Goulette Tunis ; du câble sous-marin, qu'on voulait rendre indépendant de nos lignes télégraphiques en bravant tous nos droits; du domaine de l’Enfida, qu'on essaye de ravir par des moyens illégaux à une compagnie marseillaise, aussi honnête que laborieuse ; du chemin de Sousse, dont on entrave comme à plaisir l'exécution régulière; et tant d'autres affaires ou la justice, avec l'esprit de conciliation et même de condescendance, n'a pas cessé d'être de notre côté.
Rien n'y a fait; et, devant un parti pris aussi tenace et aussi peu justifié, il nous a bien fallu reconnaitre, à notre grand regret, que l'entente était plus possible, et que, pour modifier des dispositions si peu équitables, il fallait recourir à d'autres moyens que la discussion loyale et la persuasion, devenues absolument inutiles.

C'est là le second motif d'une expédition, que nous eussions voulu pouvoir éviter, mais à laquelle nous ont contraints de mauvais procédés, que nous n'avons supportés peut-être que trop longtemps.

Si nous rendons le bey de Tunis responsable pour des réclamations si fondées, c'est que nous avons toujours considéré la Tunisie comme un royaume indépendant, malgré quelques vestiges à peine sensibles d'une ancienne vassalité, que des suzerains presque purement nominaux avaient eux-mêmes négligée pendant des siècles, qui ne s’était révélée qu'à de très rares intervalles, et que dans ses intermittences, avait compté bien moins d'années de soumission effective que d'années d'oubli ct d'affranchissement absolus.

Prise et reprise trois ou quatre fois dans le XVI ème siècle par le fameux Barberousse (Khair-Eddine), vainqueur des Espagnols en 1534, par Charles Quint l'année suivante et de nouveau en 1553, par le dey d'Alger en 1570, par don Juan d'Autriche en 1573, la Tunisie était tombée, durant tout le XVII éme siècle, sous l'oppression anarchique des Janissaires, dont les chefs ou deys, au nombre de quarante, s'étaient partagé le pays, à peu près comme les Mamelouks s'étaient partagé l'Egypte.
Mais, en 1705, un d'eux, Hossein Ben Ali, renégat grec ou corse, plus habile que les autres, avait su conquérir l'unité du pouvoir en détruisant ses rivaux. Proclamé bey par ses compagnons d'armes, il fonda la dynastie Husseinite, qui depuis lors n'a pas cessé de régner, sous la forme d'un séniorat musulman. Elle a aujourd'hui prés de deux cents ans d'indépendance, et le seul lien réel qu'elle eut conservé avec la Porte Ottomane durant ce long intervalle, c'était un lien religieux. Elle reconnaissait les khalifes sans être sujette du sultan, et surtout sans lui payer aucun tribut.
Seulement, à l'avènement de chaque bey, un usage respectueux envoyait de riches cadeaux au Chef de la religion siégeant à Constantinople; et, pendant le reste du règne, aucun acte politique ne rappelait qu'outre cet hommage bénévole le bey de Tunis dût encore autre chose au commandeur des croyants.

Aussi la Régence traitait-elle seule, et de son droit propre de puissance souveraine, avec toutes les puissances étrangères ; elle faisait avec elles des conventions qui avaient force de loi par l'unique assentiment du bey; et telles furent notamment les conventions passées avec la France en 1742, dans l'an III, dans l'an X, en 1824 ; tel fut aussi le traite célèbre du 8 août 1830 pour l'abolition de la course et de l'esclavage ; sans parler d'autres actes moins importants, comme celui qui concernait la pêche du corail.

La Porte semblait si bien avoir pris son parti de l'émancipation irrévocable de cette province dont la possession avait toujours été si transitoire, que pendant tout le XVI éme siècle elle refusa de recevoir les réclamations que ne cessait de lui adresser l'Europe contre les pirates barbaresques; elle n'avait aucune action sur eux, et, comme elle n'en était pas maitresse, elle n'entendait pas répondre de leurs déprédations si redoutables et si couteuses à toutes les marines de la Méditerranée.

Les puissances de l'Europe ont fait vingt fois la guerre à la Régence sans être le moins du monde en guerre avec la Porte-Ottomane. En 1819, le Congrès d'Aix-la-Chapelle sommait Tunis d'avoir à cesser la piraterie, et il ne demandait pas que la Turquie intervînt en tant que solidaire de son prétendu vassal.

(Demain la suite ...)

Source : En Tunisie : Récit de l’expédition française – Albert De La Berge – Librairie de Firmin-Didot et Cie - 1881

mardi 26 décembre 2006

13- La Tunisie sous la domination Turque et Husseinites (1514-1881) (2éme partie)

Tranquille du côté de l'extérieur, Hamouda s'occupa de réaliser une réforme qu'il préparait de longue date. La milice des janissaires, bien que n'ayant plus le pouvoir d'élire le chef du gouvernement, avait conservé une grande puissance dans l'administration. Sous les règnes des beys Hussein et Ali, ses officiers avaient prétendu aux postes les plus élevés de l'État ; ils s'efforçaient de participer au règlement de toutes les affaires importantes, et formaient pour, ainsi dire dans l'état une sorte de faction occulte et presque toute-puissante. Hamouda, dès, son avènement, songea à réduire secrètement l'influence de ces milices turques ; il donna les principaux emplois à d'anciens esclaves géorgiens, à des membres des familles indigènes ou à des Européens renégats; en même temps il s'occupait de mettra un peu d'ordre dans, les finances et de réprimer les exactions des Kaïds et des kahias.

Ces sages mesures finirent par provoquer une insurrection des janissaires ; les conjures du parti turc devaient massacrer le bey et sa cour à l'entrée d'une mosquée un jour de prières, puis se porter en force au Bardo pour y égorger le reste de la famille royale et ses serviteurs. Le prince, averti, resta dans son palais et s'y fortifia. Les Turcs, se pensant découverts, se jetèrent sur la ville, la pillèrent, puis se réfugièrent dans la citadelle de Tunis. Les rebelles avaient arboré le pavillon vert de la Porte Ottomane et proclamé un nouveau Bey. Hamouda semblait gravement menacé; mais le gouverneur de Porto-Farina, qui lui était resté fidèle, souleva tous les Maures et les Zouaouas des régions environnantes. Le consul de France mit de son côté il la disposition du bey une trentaine d'artilleurs français, qui, prisonniers à Malte, venaient d'être mis en liberté par les Anglais. La citadelle de la Goulette fut enlevée aux rebelles qui, vigoureusement canonnés par les artilleurs français, durent évacuer la ville. Ils se retirèrent en marchant vers la côte, dans l'intention de gagner Tabarka et de livrer cette position aux Algériens ; mais, cernés par les Arabes des campagnes, ils durent livrer bataille près de Bizerte. La lutte dura toute une journée, les Arabes l'emportèrent. Les Turcs, au nombre de 600, durent mettre bas les armes et furent massacrés quelques jours après, à l'exception d'une trentaine; les autres, au nombre de 2,000, avaient succombé pendant la bataille.

Cette révolte est le dernier événement du règne d'Hamouda, qui finit en 1814. Le successeur d'Hamouda, Othman Bey, ne jouit pas du pouvoir aussi longtemps que son frère. Trois mois après son avènement, il était massacré, lui et ses enfants, par Mahmoud, petit-fils d'Hussein et chef de la branche aînée qu'Ali Bey et Hamouda avaient tenue écartée du trône. Mahmoud régna neuf ans et trois mois et mourut en 1824, laissant le trône de Tunis à son fils Hussein II. Le règne de ces princes fut marqué par deux faits importants, la suppression de la course des pirates et l'abolition de l'esclavage des chrétiens. Cette dernière mesure eut lieu à la demande de la France, et fut définitivement consacrée par un traité conclu le 8 août 1830 et qui porte la signature de notre consul général Matthieu de Lesseps. On comptait encore à cette époque plusieurs milliers d'esclaves chrétiens à Tunis. Il y avait un bagne particulier pour chaque nation, vaste bâtiment ou les captifs vivaient et mangeaient en commun; de temps en temps les gouvernements rachetaient leurs nationaux, mais beaucoup d'esclaves préféraient se faire affranchir et se marier avec des femmes indigènes. Un certain nombre se convertissaient à l'Islam et entraient dans l'administration de la Régence. Si l'on en croit Chateaubriand, qui visita les bagnes chrétiens de Tunis, à la fin du dernier siècle; la condition des esclaves y était fort douce ; les uns remplissaient des fonctions domestiques et étaient nourris et logés par leurs maîtres ; ceux qui avaient un bon métier payaient une redevance et pouvaient garder pour eux le surplus de leur salaire; ils pouvaient se racheter moyennant une somme qui variait de 500 à 1,000 francs.

Hussein II mourut en 1835, après un règne de onze ans et deux mois qui a laissé d'excellents souvenirs parmi les populations. La France n'eut qu'à se louer de ce prince, sur lequel la conquête d'Alger avait exercé une vive et salutaire impression. Son frère, Mustapha Bey, ne régna que deux-ans ; il eut pour successeur Ahmed Bey. Ahmed fut, après le Bey Hamouda, un des souverains tunisiens qui contribuèrent le plus fi faire jouir la Régence des bienfaits de la civilisation européenne. Il demanda à la France des officiers pour réorganiser son armée; il fonda une école militaire à Tunis sous la direction du commandant de Taverne et avec le concours de MM. Soulié et de Sers. En 1842, sur les instances du consul de France, i1 abolit l'esclavage pour les hommes de couleur et consentit à émanciper les Juifs. Vers 1838, Ahmed, ayant sollicité de la Porte Ottomane le titre de Pacha, fut invité à reconnaître la domination turque. S'y étant refusé, il vit arriver dans les eaux de Tunis une flotte turque commandée par Taher Pacha. Le gouverneur français crut devoir intervenir. L'amiral turc fut oblige de se retirer devant une de nos escadres commandée par les amiraux Lalande et Gallois. Ahmed se montra très reconnaissant de l'appui que lui avait accordé la France ; il protégea contre les tribus de l'intérieur les divers voyageurs français, qui, visitèrent la Tunisie et notamment notre consul à Soussa, le savant M. Pélissier. Il permit également à nos ingénieurs de dresser une carte générale de la Régence. Cette carte, publiée par le dépôt général de la guerre en 1848, fut dressée d'après les observations et les reconnaissances de M. Falbe, capitaine de vaisseau danois, et de M. de Sainte-Marie, officier d'état-major français. C'est également sous le règne d'Ahmed que fut élevée, au centre même des ruines de Byrsa, la chapelle de Saint-Louis de Carthage. Cette chapelle, construite par l'architecte Jourdrin; est en style gothique mélangé d'arabe. Dans le jardin qui entoure la chapelle on a réuni des statues et des marbres provenant de l'ancienne ville punique.

En 1845, le bey Ahmed reçut la visite du Duc de Montpensier, auquel il fit un accueil magnifique. Quelques mois plus tard, le Duc d'Aumale et le prince de Joinville vinrent également visiter la Régence. Ahmed Pacha ne voulut pas rester en retard avec la France et, en novembre 1846, il résolut de faire un voyage à Paris et s'embarqua sur un navire français, le Dante. Le Bey arriva à Paris le 23 novembre et logea à l'Élysée, il visita tous les monuments et fit distribuer unes somme de 25,000 francs aux pauvres de Paris avant son départ. Il avait précédemment donné 50,000 francs lors des inondations de la Loire. A son retour à la Goulette, passant de nuit aux environs du cap Blanc (Ras-El-Abiad), il reconnut que la côte offrait des dangers aux navigateurs, et ordonna d’établir un phare sur l'un des îlots des Chiens. Ahmed mourut en 1855, regretté par tous ses sujets et laissant, dit-on, un trésor évalué A 200 millions de francs ; il eut pour successeur Sidi Mohammed, son cousin, qui suivit sa politique et continua ses efforts pour introduire les sciences et les arts européens dans sa patrie.

Sidi-Mohammed ne régna que quatre ans, et laissa le trône à son frère Mohammed es Sadok, le souverain régnant, en 1859 Sidi Mohammed, qui avait reçu une éducation assez développée, promulgua, deux ans après son avènement, une constitution connue sous le nom de pacte fondamental et qui est un document assez curieux. Cette constitution, bien que libérale, fut fort mal accueillie et ne fut mise en pratique que pendant deux ans. Elle proclamait les droits héréditaires des Husseinites, mais instituait à côté du bey une sorte de conseil suprême composé pour un tiers de fonctionnaires et pour les deux autres tiers de délégués de la nation.

La Tunisie semblait paisible sous le gouvernement de Mohammed es Sadok, quand une augmentation d'impôts provoqua en 1864 une insurrection assez grave dans les montagnes du sud et du centre de la Régence; Le Bey vit son trône un instant menacé et l'Europe dut venir à son secours. Le port de la Goulette reçut la visite des escadres française, anglaise et turque. Les tribus arabes tinrent longtemps la campagne, encouragées par les intrigues turques et fournies de munitions par les agents anglais. L'énergie et la ruse du premier ministre Mustapha Khaznadar finirent cependant par avoir raison de l'insurrection. Plusieurs cheiks furent trahis, d'autres furent achetés, et une lourde contribution de guerre fut imposée aux vaincus. La même année, le caïd Nessim Chemama, trésorier des finances, s'enfuit en Italie laissant un déficit de 25 millions.

Le Bey avait emprunté en mai 1863 une somme de 35 millions à la maison Erlanger de Paris. Il fallut, en février 1865, conclure un second emprunt de 25 millions. Cet emprunt, souscrit par MM. d'Erlanger et Oppenheim, fut émis par le Comptoir d'escompte. Indépendamment de cette dette extérieure de 60 millions, le trésor tunisien était grevé par une dette intérieure de 40 millions. Telle était la situation financière de la régence il y a seize ans. Cette situation s'aggrava encore de cinq années de sécheresse et de disette. Le gouvernement tunisien, hors d'état de payer ses dettes, dut s'adresser aux gouvernements de France, d'Angleterre et d'Italie, en les invitant à étudier avec lui les mesures propres à sauvegarder les droits des créanciers. Une Commission Financière internationale fut instituée par deux rescrits du 5 juillet 1869 et du 23 mars 1870. Deux comités furent organisés : le comité exécutif, composé de trois fonctionnaires tunisiens et d'un inspecteur des finances français ; un comité de contrôle, composé de six membres, deux Français élus par les porteurs des emprunts 1863 et 1865, deux Anglais et deux Italiens élus par les porteurs de la dette intérieure.

Le général Khéreddine, gendre de Mustapha Khaznadar, auquel il avait succédé comme premier ministre, fut nommé président de la Commission Financière. M. Villet fut l'inspecteur des finances français désigné pour faire partie du comité exécutif. La Commission Financière arrêta la totalité de la dette à 125 millions de francs représentés, par 125,000 obligations de 1000 francs donnant intérêts à 5%. Les revenus du gouvernement furent évalués à 13,5 millions de francs. Une somme de 6,5 millions francs fut garantie sur ces 13 millions, par l'abandon de plusieurs impôts entre les mains de la Commission Financière. Les 7 millions restants devaient servir pour les dotations princières et les dépenses de l'État. Malheureusement, les impôts ne donnèrent pas ce qu'on attendait et, à la fin de 1877, le Bey avait dû ajouter plus de 6,5 millions de francs pris sur ses revenus personnels pour permettre à la commission de remplir ses engagements.

Pendant les premières années du règne d'Es-Sadok, sous l'inspiration de Mustapha-Khaznadar, gendre du Bey Ahmed et premier ministre des trois derniers souverains, la régence de Tunis était restée fidèle à l'alliance française. C'est vers 1864 que le général Khéreddine, gendre et successeur de Mustapha, appartenant au parti religieux, projeta de ramener la Tunisie sous la suzeraineté de la Turquie. Il n'osa pas d'abord mettre ses projets exécution et tint ses résolutions secrètes ; il a fallut nos désastres de 1870 et l'appui secret de l'Angleterre pour que le premier ministre d'Es-Sadok osât mettre ses intrigues au jour. Par un firman en date du 23 octobre 1871, le pachalick de Tunis ne fut plus qu'une dépendance de l'empire ottoman, dont le gouvernement fut confié au vizir Mohammed Es-Sadok et à ses descendants.

Le sultan interdit au Bey le droit de conclure avec les puissances étrangères des conventions ayant rapport aux affaires politiques, actes de guerre ou règlements de frontières. La prière publique devait être faite désormais pour le sultan, la monnaie frappée en son nom. Ce firman, que la France ne reconnut jamais, fut lu au bey le 15 novembre 18721 devant tous les officiers, les fonctionnaires publics, les cadis et les ulémas. Mohammed Es-Sadok ne s'est heureusement jamais conformé aux exigences de ce traité ; il frappa des monnaies à son propre nom, conclut directement des traités avec diverses nations européennes, et refusa d'envoyer des secours à la Porte lors de la dernière guerre d'orient. Son premier ministre Khéreddine ayant voulu l'entraîner dans la guerre turco-russe, le Bey n'hésita pas à le destituer (21 mai 1877). On sait cependant comment, obéissant aux instigations du consul italien Maccio, le Bey a prétendu récemment opposer à la France, en mai 1884, les droits de suzeraineté de la Porte dont il avait été le premier à ne pas tenir compte.

Source : En Tunisie : Récit de l’expédition française – Albert De La Berge – Librairie de Firmin-Didot et Cie - 1881

lundi 25 décembre 2006

12- La Tunisie sous la domination Turque et Husseinites (1514-1881) (1ére partie)

La domination turque en Tunisie dura un peu plus d'un siècle, de 1574 à 1705. Encore dans les dernières années du XVII siècle ne fut-elle que purement nominale. Les populations n'eurent pas à se louer de leurs nouveaux maîtres, qui ne se montrèrent pas plus préoccupés que leurs prédécesseurs des intérêts matériels de ces malheureuses contrées et qui leur infligèrent les désordres et les révolutions qu'amènent toujours les gouvernements militaires.

Pour assurer la domination de la Porte sur ses nouveaux sujets, Sinan-Pacha voulut créer à Tunis une force gouvernementale vigoureuse en état de réduire promptement les insurrections des turbulentes tribus du centre et de l'ouest. L'administration de la Régence fut confiée à un pacha nommé par le Sultan et gouvernant avec le concours d'un conseil ou Divan presque entièrement composé d'officiers de la conquête et d'une milice turque comptant cinq mille janissaires. Le pouvoir était partagé entre le Divan et le Pacha. Ce dernier avait l'administration civile, les finances et la police ; le divan réglait toutes les questions militaires.
Les officiers supérieurs de la milice étaient de droit membres du divan, que présidait un Agha choisi parmi les Kahias et les Boulouk Bachis, c'est-à-dire les généraux et les colonels.

Cette organisation dura peu. Au bout de deux ans les janissaires, blessés de l'arrogance de leurs chefs, massacrèrent les membres du Divan, en élevèrent d'autres et mirent à la tête du nouveau Divan un fonctionnaire révocable à leur volonté qu'ils appelèrent Dey, par opposition au Pacha-Bey qui représentait le Sultan.
Cette nouvelle forme fut encore changée au bout de dix ans. Les janissaires imposèrent au sultan le gouvernement direct du Divan.
Le pacha délégué par Constantinople fut réduit au rôle de plénipotentiaire, on nomma un Bey chargé de l'administration de la police et des finances, le Dey ne fut plus qu'un personnage sans fonctions.
Le premier Dey avait été massacré par la milice ; le second, Ibrahim, se sauva à la Mecque pour échapper au même sort; le troisième Dey, Kara Othman, prit plus d'autorité sur les milices et le Divan qui l'avaient élu, mais quelques années plus tard le pouvoir passa aux beys, et l'un deux, Mourad, affermit son indépendance par des victoires sur les Algériens, auxquels il reprit le Kef et les districts du Djérid.
Les janissaires revinrent ensuite au pouvoir, et pendant un demi-siècle ce ne fut plus qu'une série de révoltes, d'intrigues de palais, de séditions militaires au cours desquelles le conseil du Divan fut le véritable administrateur du pays.
Nous n'avons pas besoin de dire que la Tunisie souffrit beaucoup. Ce régime ne lui accordait aucune sécurité et la livrait sans défense à la merci de la soldatesque turque. Il finit d'ailleurs vers 1600, époque à laquelle Mohammed Chelebi, le dernier des beys élus, fut renversé du trône par les deux frères Ali Bey et Mohammed Bey, officiers généraux des janissaires.

La mort de Mohammed Chelebi marque la fin de la domination ottomane et du gouvernement des janissaires. Les deux frères Ali et Mohammed réussirent à comprimer la turbulence des milices. Parvenus à la suprême puissance par la force des armes et sans les formalités de l’élection, ils résolurent de rendre le pouvoir Beylical héréditaire dans leur famille. Ali Bey, qui monta le premier sur le trône, consacra tous ses efforts à se rendre maître des milices turques, tantôt par des actes d'énergie, tantôt par des largesses habilement répandues. Son règne fut relativement calme et prospère. Il en eût été de même de celui de son frère Mohammed, si le Bey d'Alger Chaabane n'était venu le chasser de son trône et lui substituer un renégat nommé Ahmed Ben Chouk.
Mohammed remonta cependant sur son trône, qu'il laissa son second frère, Ramadhan Bey. Celui-ci, prince faible et débile, fut assassiné par son neveu Mourad, qui pendant plusieurs années se signala par des cruautés inouïes.
Mourad fut d'ailleurs assassiné lui-même par un janissaire nommé Ibrahim Chérif; ce dernier venait à peine de se faire proclamer Bey par le Divan, qu'il fut à son tour fait prisonnier par les Algériens qui avaient de nouveau envahi la Régence.
L'armée, privée de son chef, élut pour Bey à sa place un de ses principaux officiers, Hussein, fils d'un Corse renégat qui avait été esclave à Tunis et qui était devenu plus tard général.

Hussein Ben Ali est le fondateur de la dynastie qui règne actuellement à Tunis et qui administre ce pays sans interruption depuis près deux siècles.
La dynastie des Husseinites est certainement celle qui a donné à la Tunisie le plus de tranquillité et de prospérité. Sous leurs règnes, nous verrons souvent encore la Régence troublée par des révolutions de palais, mais les désordres seront de courte durée, le régime héréditaire s'établit à peu prés régulièrement, et les populations, protégées par quelques princes éclairés, vont reprendre avec l'Europe et l'orient les relations commerciales qu'elles avaient interrompues depuis prés d'un siècle.

La première pensée d'Hussein fut naturellement de consolider son trône, en s'assurant contre le retour d'Ibrahim, son prédécesseur. Les Algériens retenaient toujours celui-ci, mais avec l'intention d'en faire l'instrument de leurs projets sur Tunis ; cette ressource leur échappa, car, Hussein ayant attiré Ibrahim à Bizerte, ce dernier fut mis à mort. Hussein, tranquille pour sa dynastie, s'occupa de conclure des traités avec les puissances européennes et notamment avec la France. Son règne semblait devoir finir calme et paisible, lorsqu'une question d'hérédité vint jeter le nouveau Bey dans de graves embarras. Hussein, n'ayant pas d'enfants et renonçant à toute espérance de postérité, avait désigné pour son successeur son neveu Ali. Ce dernier avait été presque associé au pouvoir, lorsqu'une jeune captive génoise, entrée récemment au harem, devint enceinte et donna successivement trois fils à Hussein.
La captive chrétienne avait refusé de changer de religion. Le Divan reconnut cependant la légitimité des droits des trois enfants au trône de Tunis. Ali dut renoncer à la succession de son oncle, et recevoir, comme compensation, le titre de pacha de Tunis, qui faisait de lui le second personnage de la Régence.
Ali, prince ambitieux et non sans mérites, n'accepta point ce changement de situation. Il abandonna la cour de son oncle et, se mettant à la tête de tribus de la montagne, vint attaquer Hussein. Il fut d'abord battu et mis en fuite ; mais, appuyé par les Algériens, il rentra dans la Régence l’an, 1735, s'empara de Tunis et de Kairouan et fit assassiner Hussein.

Débarrassé de son oncle et rival, Ali s'occupa d'administration intérieure et extérieure. Il renouvela avec la France le traité conclu en 1780 et apporta diverses modifications dans l'établissement de l'impôt.
Il régnait depuis plus de quinze ans, lorsqu'il fut renversé du trône à la suite d'une de ces querelles de famille si communes dans les dynasties orientales.
Son second fils Mohammed suscita des troubles, pour faire écarter du trône le fils aîné Younès, celui-là même qui avait assassiné Hussein.
Younès ne conserva la vie qu'en se sauvant à Alger, où se trouvaient déjà les fils de Hussein. Les Algériens, qui ne cherchaient que des prétextes pour intervenir dans les affaires tunisiennes, accueillirent favorablement le fugitif, envoyèrent une armée à Tunis et se rendirent maîtres de cette ville. Ali Bey et ses fils furent saisis et étranglés. Les Algériens proclamèrent Bey, non pas Younès, mais Mohammed, l'aîné des enfants d'Hussein.

Mohammed, qui reçut l'hommage solennel de ses nouveaux sujets, était un jeune prince, d’un caractère doux et faible ; il mourut après trois ans de règne, laissant deux enfants en bas Age, que son frère Ali Bey s'empressa d'écarter du trône. Ali Bey s'empara du pouvoir en l'an 1759 de notre ère et, pour éviter les mésaventures survenues à ses prédécesseurs, il mit en évidence son propre fils Hamouda, en lui donnant le commandement général des troupes de la Régence; il épargna du reste la vie de ses neveux, et s'empara si bien de leur esprit, qu'à sa mort ils s'empressèrent de rendre hommage à son fils.
Sous aucun règne, l'État tunisien ne jouit d'une tranquillité aussi parfaite que pendant les vingt-trois années qu'Ali Bey resta sur le trône. Ce long règne ne fut troublé que par une expédition française contre Tunis, à la suite de l'incorporation de l'ile de Corse à la France.
Des pirates tunisiens avaient capturé des navires corses, et mis aux fers les gens des équipages. Ce n'était point le seul motif des réclamations de la France.

Ali Bey avait interdit la pêche du corail aux bateaux de la compagnie d'Afrique. Des bateaux corailleurs de cette compagnie ayant continué la pêche furent capturés dans les baies de Tabarka et de Bizerte; enfin, un navire de commerce français avait eu ses provisions pillées par un corsaire tunisien.
En juin 1770, une escadre française, commandée par le comte de Broves, vint bombarder Porto-Farina, Bizerte, Sousse, Monastir et la Goulette. Ces mesures n'avaient pas vaincu la résolution d'Ali Bey, qui refusait de céder aux réclamations de la France, lorsqu'un envoyé du sultan vint conseiller la paix et offrir, sa médiation. Un armistice fut accordé, des, conférences eurent lieu et un traité fut signé le 2 septembre. La compagnie d'Afrique obtint les privilèges qu'elle demandait. Les esclaves corses et les bâtiments corses pris sous le pavillon français furent restitués.
Pendant les douze années qui suivirent ce traité, les meilleures relations ne cessèrent de régner entre la France et la Régence de Tunis.

Le successeur d'Ali Bey qui monta sur le trône en 1782, Hamouda, était Agé de plus de 30 ans, lorsqu'il succéda à son père. Hamouda avait deux frères et cinq sœurs; l'ainé de ses frères mourut sans postérité ; le second de ces princes, Othman Bey, devait être le successeur d’Hamouda. Une de ses sœurs fut mariée à Mustapha Khodja, esclave géorgien qu'Hamouda avait affranchi et qui devint bientôt premier ministre. Mustapha, administrateur aussi habile et aussi actif que dévoué, fut un collaborateur précieux pour Hamouda. Dix-ans après son avènement au trône, son beau-frère étant mort, Hamouda ne lui donna pas de successeur, n'ayant trouvé à la cour aucun personnage qu'il pût investir de la même confiance.
La tranquillité intérieure de la régence fut un instant troublée par diverses agressions des Algériens et par les intrigues d'un fils de Younès Bey, nommé Ismaïl. Ce dernier cousin d'Hamouda habitait Alger, il demanda à rentrer Tunis et y fut autorisé sur la promesse formelle qu'il renoncerait à toute prétention au trône et serait un fidèle sujet du bey : Ismaïl tint ses promesses pendant plusieurs années, puis il conspira secrètement avec les Algériens. La conspiration ayant été découverte, il fut sur le champ saisi et étranglé au Bardo.

Hamouda crut trouver dans la révolution une occasion favorable pour rompre les traités qui liaient la régence de Tunis et le royaume de France. La marine de la République vint bientôt mettre fin à cette tentative hostile, et le Bey se vit obligé de traiter avec la Convention Nationale. Quelques années plus tard, en 1797, une ambassade tunisienne vint à Paris. Mohammed Khodja, chef de l'ambassade, présenta au Directoire exécutif les lettres de son maître ; puis, après avoir visité les principaux établissements de Paris, il retourna à Tunis chargé de riches présents pour le bey. Ces témoignages d'amitié n'empêchèrent pas une rupture l'année d'après, à la suite de l'expédition d'Égypte. Tunis envoya ses corsaires au secours du sultan ; la paix ne fut rétablie que le 7 août 1800. Ce fut la dernière lutte armée entre la France et la Régence, de Tunis.

(Demain la suite ....)

Source : En Tunisie : Récit de l’expédition française – Albert De La Berge – Librairie de Firmin-Didot et Cie - 1881

samedi 23 décembre 2006

11- Victoire des Algériens sur les Tunisiens en 1756.

En 1756, le dey d'Alger et le bey de Constantine se mirent en campagne contre Ali-Pacha et son fils Mohammed-Bey. Ceux-ci furent mis en déroute dans un combat, et obligés de se replier sur Tunis. Les Algériens eurent encore l'avantage dans plusieurs autres engagements. Enfin, au mois d'août, ils emportèrent de vive force la place de Tunis.
Ali Pacha et Mohammed Bey eurent la tête tranchée. La succession à leur trône fut dévolue à un autre Mohammed Bey, fils aîné de Hassan Ben Ali.

Toutefois, lors de l'entrée des Algériens, les troupes turques au service de Tunis se réunirent sur la place de la Casbah, s'emparèrent de la forteresse, élurent un chef choisi dans leurs rangs, et installèrent un gouvernement révolutionnaire, qui pendant plusieurs semaines pesa tyranniquement sur la malheureuse population tunisienne, et principalement sur les chrétiens. Un document contemporain, conservé dans les archives du consulat et dans celles de la mission, donne l'idée du désordre et du pillage auxquels se livrèrent les Turcs et les Algériens.

Avant même que ces derniers fussent arrivés devant Tunis, les Français et les autres étrangers alarmés des évènements qui se préparaient avaient obtenu de l'autorité locale une garde destinée à protéger et faire respecter les fondouks où ils étaient logés. Cette précaution ne servit à rien.

La ville se rendit le 31 août. Deus jours après, des bandes indisciplin6es de Turcs se répandirent dans les rues, et pillèrent toutes les habitations, malgré l'ordre qu'elles avaient de respecter les hôtels consulaires, la maison des missionnaires et les demeures des négociants.

Le Père Alexandre de Bologne, préfet, eut soin de renfermer dans une caisse à double serrure tout l'argenterie de l'église catholique et des chapelles des bagnes. Pour plus de sureté, il la fit déposer, au fondouk du consulat de France, dans l'habitation de M. Jean-Baptiste Giraud, négociant français, député de la nation.

Cette précaution fut encore inutile. Une bande d'Algériens et de Turcs se présenta devant la porte du fondouk. A son approche, on l'avait précipitamment fermée. Ces furieux en réclamèrent impérieusement l'ouverture. Sur le refus qui leur fut opposé, ils se ruèrent, la hache à la main, contre cet obstacle.

Tandis qu'ils s'efforçaient de le détruire M. de Grou de Sulauze, consul général, réunit à la hâte tous ses nationaux, et s'enfuit avec eu. Ils franchirent les terrasses, et allèrent se cacher dans une campagne a l’Ariana, à une lieue environ à l'est de Tunis.
Les divers logements du fondouk, les dépôts de marchandises précieuses, la caisse d'argenterie des églises et des chapelles, l'hôtel du consul et particulièrement la chancellerie, furent volés, ravagés et pillés.

L'église paroissiale, celle de notre hospice, les chapelles des bagnes, l'hôpital des Trinitaires eurent le même sort; les registres de la paroisse et les intéressantes archives de la mission furent presque totalement anéantis. Les religieux s'étaient sauvés avec les autres Européens. On voit encore les traces des balles sur le tableau de Saint-Louis qui était dans la chapelle du consulat, et qui aujourd'hui, précieuse relique, noirci et délabré, est déposé à la mission, dans l'atelier de notre bon ami M. Moynier, peintre parisien, qui s'est chargé de le restaurer, tandis que M. Pascal Gandolphe lui procure un beau cadre doré, en sorte qu'on le puisse réintégrer honorablement à son ancienne place.

Depuis cette malheureuse affaire algérienne, il ne parait pas que de semblables désastres soient survenus.
Peu s'en est fallu, cependant, qu'en 1861 nous n'eussions à subir un orage aussi redoutable, par suite de la révolte de plusieurs tribus arabes contre le gouvernement actuel. Sous l'impression de cette menace, presque toutes les populations chrétiennes et juives de la capitale et de la côte du sud émigrèrent, de manière que pendant plusieurs mois les rues et les églises restèrent presque désertes. Heureusement, aucun malheur ne justifia ces alarmes, grâce à la vigilance du gouvernement de Mohammed Essadock Bey et des consuls européens. Dès le commencement, ceux-ci avertirent leurs gouvernements respectifs, dont les escadres parurent bientôt dans les eaux de la Goulette et sur les côtes, pour surveiller les rebelles. Elles y restèrent cinq mois, et ne repartirent que le 23 septembre en laissant en rade deux bâtiments de chaque nation, qui s'y trouvent encore aujourd'hui (février 1865).

Source : Mission des Capucins dans la Régence de Tunis 1624-1865 (publié en 1889)

jeudi 21 décembre 2006

10- Texte du traité du Bardo de 1881

Le Gouvernement de la République française et celui de Son Altesse le Bey de Tunis, voulant empêcher à jamais le renouvèlement des désordres qui se sont produits récemment sur les frontières des deux États et sur le littoral de la Tunisie, et désireux de resserrer leurs anciennes relations d'amitié et de bon voisinage, ont résolu de conclure une convention à cette fin dans l'intérêt des deux hautes parties contractantes.

En conséquence, le Président de la République française a nommé pour son Plénipotentiaire M. le Général Bréart qui est tombe d'accord avec Son Altesse le Bey sur les stipulations suivantes :

Article Premier
Les traités de paix, d'amitié et de commerce, et toutes autres conventions existant actuellement entre la République française et Son Altesse le Bey de Tunis sont expressément confirmés et renouvelés.

Article 2
En vue de faciliter au Gouvernement de la République française l'accomplissement des mesures qu'il doit prendre pour atteindre le but que se proposent les hautes parties contractantes; Son Altesse le Bey de Tunis consent à ce que l'autorité militaire française fasse occuper les points qu'elle jugera nécessaires pour assurer le rétablissement de l'ordre et la sécurité des frontières et du littoral.

Cette occupation cessera lorsque les autorités militaires françaises et tunisiennes auront reconnu, d'un commun accord, que l'administration locale est en état de garantir le maintien de l'ordre.

Article 3
Le Gouvernement de la République française prend engagement de prêter un constant appui à Son Altesse le
Bey de Tunis, contre tout danger qui menacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse ou qui compromettrait la tranquillité de ses États.

Article 4
Le Gouvernement de la République française se porte garant de l'exécution des traités actuellement existants entre le gouvernement de la Régence et les puissances européennes.

Article 5
Le Gouvernement de la République française sera représente auprès de Son Altesse le Bey de Tunis par un ministre résident qui veillera à l'exécution du présent acte, et qui sera l'intermédiaire des rapports du Gouvernement français avec les autorités tunisiennes pour toutes les affaires communes aux deux pays.

Article 6
Les agents diplomatiques et consulaires de la France en pays étrangers seront chargés de la protection des intérêts tunisiens et des nationaux de la Régence.

En retour, Son Altesse le Bey s'engage à ne conclure aucun acte ayant un caractère international sans en avoir donné connaissance au Gouvernement de la République française et sans s'être entendu préalablement avec lui.

Article 7
Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Son Altesse le Bey de Tunis se réservent de fixer d'un commun accord les bases d'une organisation financière de la Régence qui soit de nature à assurer le service de la dette publique et à garantir les droits des créanciers de la Tunisie.

Article 8
Une contribution de guerre sera imposée aux tribus insoumises de la frontière et du littoral.
Une convention ultérieure en déterminera le chiffre et le mode de recouvrement, dont le Gouvernement de Son Altesse le Bey se porte responsable.

Article 9
Afin de protéger contre la contrebande des armes et des munitions de guerre les possessions algériennes de la
République française, le Gouvernement de Son Altesse le Bey de Tunis s'engage à prohiber toute introduction d'armes ou de munitions de guerre par l'ile de Djerba, le port de Gabés ou les autres ports du sud de la Tunisie.

Article 10
Le présent traité sera soumis à la ratification du Gouvernement de la République française, et l'instrument de
Ratification sera remis à Son Altesse le Bey; de Tunis dans le plus bref délai possible.
Ksar Saïd, le 12 Mai 1881
(Signé) Mohamed Essadok Bey - Général Bréart

mercredi 20 décembre 2006

09- Le jour du grand cri a Rades (Nhar el 3ita fi Rades)



Il était une fois dans la jolie ville de Radès, non loin de Tunis, une masseuse célèbre. Toutes les femmes du village l'adoraient et il ne se passait pas une semaine sans qu'une d'entre elles ne rate la visite au hammam. Sa renommée s'étendait a la ronde a toutes les couches sociales de la société et même des femmes de peu de bien s'endettaient parfois pour aussi avoir droit a ses services.

Les conversations des femmes étaient pleines de louanges pour les talents multiples de leur masseuse préférée et les hommes étaient ravis que leurs femmes trouvent de la joie dans une activité aussi banale. Et tout alla bien dans le joli village ensoleille de Rades jusqu'au jour terrible ou la masseuse, maintenant âgée de 60 ans, mourut pendant son sommeil.

Toutes les femmes, vieilles et jeunes, s'empressèrent d'aller présenter leurs derniers hommages a cette merveilleuse masseuse et offrirent même de laver son corps pour l'enterrement. Mais la, choc total, il fut révèle par les employés des pompes funèbres que la masseuse était en fait ......................... un homme!!!

Après le moment initial d'incrédulité totale suivie par une rapide enquête des autorités alertées, il fut confirme que la masseuse était bien un homme. Le réseau hertzien du téléphone arabe diffusa la nouvelle extraordinaire qui fit le tour du village a grande vitesse.
Les hommes hurlèrent leur dépit d'avoir été trompes et battirent leurs femmes qui, elles, ne se consolant pas d'avoir perdu leur accès a la luxure, crièrent de tous leurs poumons pour accompagner l'âme du défunt.

Et, comme vous pouvez tous imaginer, il s'éleva ce jour la dans tout Rades un immense cri qui résonne encore a mes oreilles!L'expression "Nar el aita fi Rades" est utilisée encore de nos jours chez les Tunez pour designer un énorme secret qui finit a un moment par être révèle

mardi 19 décembre 2006

08- La Gestion Financière de la Régence sous le Protectorat Français (2)










La Direction des Finances publie chaque mois le tableau des encaissements effectués depuis le commencement de l'exercice en cours. Ces tableaux, comprenant les évaluations budgétaires et les encaissements effectués sont les plus intéressants à consulter. Le tableau ci-dessous, qui est la comparaison sommaire des encaissements avec les évaluations budgétaires, montre que l'année tunisienne 1883-1884 avait été satisfaisante, puisqu'elle se chiffrait par une plus-value de 184.312.30 Fr

L'exercice 1884-1885 se soldera par une plus value bien plus considérable.
Les encaissements effectués du 13 octobre au 12 avril accusent une plus-value de 5.288.385 p.
Du 13 octobre 1884 au 12 juin 1885 la plus-value s'élèvera à 7.242.550 p. (4.350.000 fr.).
Enfin, les recouvrements opérés jusqu’au 12 juillet 1885 ont aussi été supérieurs aux prévisions budgétaires. II est donc permis de compter pour l'exercice entier (qui sera clôturé le12 octobre 1885) sur UNE PLUS-VALVE DE CINQ MILLIONS QUATRE CENT MILLE FRANCS ENVIRON.
Ces chiffres ont leur éloquence et nous dispensent de tout commentaire.

Jusqu’à 1882, le budget était généralement de 41 millions de francs et se soldait régulièrement par un déficit de plus d'un million. Or le budget 1883-1884 a été définitivement réglé comme suit, par décret du 1l juillet 1885 :
Budget des recettes …………………………….10.260.673 p
Budget des dépenses. ……………………………8.108.809 p
Différence ……………………………………......….2.151.863 p

Laquelle somme de 2.151.863 p. a été portée en recettes au budget (1884-1885).

Quant au budget 1884-1885, il est inutile d'en parler, les chiffres cités plus haut sont assez significatifs.

Le projet de budget pour l'exercice 1885-l886 vient d'être établi pour être soumis au Gouvernement français : ce budget s'élèvera à 20.000.000 de francs.

Ainsi donc, en quatre années, les ressources ont doublé malgré les dégrèvements importants qui ont été opérés. On peut l'affirmer, sans crainte d'être démenti par qui que ce soit, aucun état de l'Europe n'a de finances plus claires et de ressources plus assurées que celles de la Tunisie.

Source : La Tunisie – Amédée Rivière – Challamel Ainé Editeur - 1887

lundi 18 décembre 2006

07- La Gestion Financière de la Régence sous le Protectorat Français (1)

Les Européens porteurs de titres tunisiens, ne pouvant obtenir du Gouvernement tunisien les intérêts des emprunts par lui contractés, réclamèrent l'appui de leur Gouvernement, et la France, l'Angleterre et l'Italie s'entendirent, en 1865, pour unifier la Dette à 135 millions et créer une Commission Internationale Financière chargée de surveiller l'emploi du produit des impôts et le paiement des arrérages de la Dette.
Le 5 juillet 1869, le Bey Mohammed Es Sadock signait donc un décret instituant la Commission financière.

Il faut bien le dire, cette Commission internationale des finances du Bey était bien plus préoccupée d'assurer le paiement régulier des coupons de la Dette tunisienne que de sauvegarder les véritables intérêts de la Régence. En outre, cette Commission composée en majorité de délégués étrangers entravait l'exercice régulier du Protectorat Français, et créait par suite pour la France une situation intolérable.

Pour avoir en main la direction complète de tous les services de la Régence et pour qu'il n'y et plus un seul obstacle d'ordre administratif, il fallait donc, à côté de l'abolition du régime des Capitulations, la suppression de la Commission financière.

Relativement à la suppression de la Commission financière il s'agissait, pour 1'Etat français, de garantir une opération de conversion ou d'emprunt que ferait le Bey pour la liquidation de toute sa Dette. On signa donc la :

Convention du 8 Juin 1883

Son Altesse le Bey prenant en considération la nécessité d'améliorer la situation intérieure de la Tunisie dans les conditions prévues par le traité du 12 mai 881, et le Gouvernement de la République Française ayant à cœur de répondre à ce désir et de consolider ainsi les relations d'amitié heureusement existantes entre les deux pays, ont conclu à cet effet une convention spéciale dont voici le texte :

ART. 1. - Afin de faciliter au Gouvernement français l’accomplissement de son Protectorat, S. A. le Bey de Tunis s'engage à procéder aux réformes administratives, judiciaires et financières que le Gouvernement français jugera utiles.

ART. 2. - Le Gouvernement français garantira, à 1'époque et sous les conditions qui lui paraîtront les meilleures, un emprunt à émettre par S. A. le Bey pour la conversion ou le remboursement de la Dette consolidée s'élevant à la somme de 12.5 millions de francs, et de la Dette flottante jusqu'à concurrence d'un maximum de 17.560.000 francs.
S. A. le Bey s'interdit de contracter, à l'avenir, aucun emprunt pour le compte de la Régence sans l'autorisation du Gouvernement français.

ART. 3. - Sur les revenus de la Régence, S. A. le Bey prélèvera :
1- les sommes nécessaires pour assurer le service de l'emprunt garanti par la France;
2- la somme de 2 millions de piastres (1.200.000 Fr), montant de la Liste civile, le surplus des revenus devant être affecté aux dépenses d'administration de la Régence et au remboursement des charges du Protectorat.

ART .4 . -Le présent arrangement confirme et complète en tant que de besoin le traité dé 12 mai 1881. Il ne modifiera pas les dispositions précédemment intervenues pour le règlement des contributions de guerre.

Le 27 mai 1884, le Bey publiait le décret suivant :

ART. 1. - La négociation d'un emprunt 4% dont le produit net ne pourra excéder la somme de 142.550.000 francs est autorisé dans le but d'assurer la conversion ou le remboursement de la Dette consolidée et de la Dette flottante conformément à l'art. 2 de la convention conclue avec le Gouvernement français.

Les opérations de l'emprunt pour la conversion de la Dette une fois terminées, et l'opération de remboursement se poursuivant régulièrement et étant complètement assurée, clans cette situation, les garanties accordées aux créanciers de cette Dette n'avaient plus raison d'être, de même que les institutions qui avaient été créées pour en assurer l'exécution.
L'Italie et l'Angleterre ayant accepté la garantie de la France qui leur offrait toute sécurité, la suppression de la Commission financière ne pouvait plus présenter aucune difficulté, à quelque point de vue qu'on se plaçât. La Commission internationale financière el le Conseil d'Administration des Revenus concédés étaient supprimés par décret du 2 octobre 1884 ; avec eux disparaissait le dernier obstacle à l'établissement de notre Protectorat sur la Régence.

Depuis le 13 octobre 1884, premier jour de l'année musulmane, la nouvelle organisation financière, sous la direction intelligente de hauts fonctionnaires français, a commencé à fonctionner.

RECETTES
Les sources de revenus de 1'Etat peuvent être ramenées à trois grandes classes, savoir : les impôts directs, les impôts indirects et les revenus divers.

1- Les impôts directs sont : la Medjba, le Kanoun des oliviers et dattiers, les Dîmes sur les oliviers, l'Achour payable en nature, l'Achour payable en argent, les Mradjas, les monopoles et marchés affermés, les marchés non affermés, les Mahsoulats et Khodors.

2- Les impôts indirects consistent en : Droits à l'exportation, droits A l'importation et droits assimilés, droits sur les vins et spiritueux, timbre, Karroube sur la vente et sur les loyers des immeubles.

3- Les impôts divers sont ceux des domaines, forêts, droits et taxes divers, contribution de l'Administration des Habous.

Glossaire :
* Medjba : Le plus impopulaire ct le plus vexatoire des impôts, quoique étant celui qui rapporte le plus, est celui dont la perception est la plus difficile à faire. Cet impôt d'environ 30 francs (45 piastres) est appliqué à tous, sans distinction de condition ni d'âge.
* Achour : Tout laboureur doit payer par charrue deus mesures et demie de blé, deux mesures et demie d'orge, soit en nature, soit en argent, suivant le désir du Bey.
* Kanoun : Les oliviers en âge de produire sont partagés en trois classes, selon leur force, et taxés selon la classe où on les range. L'état perçoit de 15 à 20 carroubes par pied d'olivier; les dattiers acquittent un droit d'une piastre et deus carroubes, à l'exception de l'espèce dite degla qui paye deus piastres et demie.
* Mradjas : Dans certaines provinces (Ouatan-kibly et Sfax par exemple), on perçoit cet impôt sur les terrains arrosés soit par un canal, soit par une autre pièce d'eau, lequel remplace l'ourba, c'est-à-dire le quart du produit.
* Mahsoulats : On appelle ainsi les différents droits d'octroi d'une ville pour la consommation à l'intérieur de cette ville.
* Khodors : Droits d'octroi perçus dans l'île de Djerba.
* Habous : Biens de mainmorte ne pouvant être aliénés que par voie d'échange et appartenant généralement à des confréries ou établissements religieux.

BUDGET
Le premier budget méthodique de la Régence a été dressé pour l'exercice 1300 (courant du
13 octobre 1883 au 12 octobre 1884).
L'exercice pour les services à la charge du Trésor commence en effet le 13 octobre de chaque année pour finir le 12 octobre de l'année suivante.
Le budget des recettes est divisé en chapitres correspondants aux diverses sortes d'impôts; chaque chapitre en sections et chaque section en articles, selon la nature de l'impôt auquel il s'applique.
Le budget des dépenses est divisé en chapitres correspondants aux divers services publics. Chaque chapitre en sections et chaque section en articles selon la nature des services auxquels il est affecté. Un chapitre spécial, affecté à aucun service, est ouvert pour les dépenses imprévues.

Dans le courant du mois de juin de chaque année, les différents Chefs des services publics préparent le budget de leur service respectif. Le Délégué à la Direction des Finances centralise ces budgets et y ajoute celui des recettes pour compléter le budget général de l'Etat. Ce budget est soumis aux délibérations des Ministres et des Chefs de services sous la Présidence du ministre Résident Général de France, et soumis à l'approbation Beylicale.
Le règlement définitif des budgets est l'objet d'un décret particulier représentant les divisions par chapitre et par section, et, autant que possible, par article du budget général de 1'Etat.

Au mois de juillet, le Délégué à la Direction des Finances présente au Bey un tableau des
Recettes, portant par nature de recettes :
1- Les évaluations admises au budget;
2- La fixation définitive de la somme à recouvrer
3- Les recouvrements effectués ;
4- Les restes à recouvrer ;

Et pour les dépenses, un tableau formé des comptes particuliers des divers Chefs de service et portant par service :
1- Les crédits ouverts ;
2- Les droits acquis aux créanciers de 1'état ;
3- Les paiements effectués ;
4- Les dépenses restant à payer.

Ces tableaux, comme le budget sont soumis au Conseil des Chefs de service présidé par le Résident de France, et sont présentés à l'approbation du Bey.
A suivre....
Source : La Tunisie – Amédée Rivière – Challamel Ainé Editeur - 1887

vendredi 15 décembre 2006

06- Treaty of Peace between Great Britain and Tunis - 1662

Article of Peace between his Sacred Majesty Charles the Second, King of Great Britain, France, and Ireland, and the most excellent Signor Mahomet Bacha, the Duan of the noble City of Tunis; Hadgie Mustapha Dey Mahomet By, and the rest of the Soldiers in the Kingdom of Tunis; concluded by Sir John Lawson, Knight, the 5th October 1662.

I – That all former grievances, losses, or other pretences, between both parties, shall be void and of none effect; and from henceforward a firm peace, free trade and commerce, shall be and continue between the subjects of his Sacred Majesty the King of Great Britain, &c. and the people of the kingdom of Tunis and the dominions thereunto belonging and that the ships of either party shall have free liberty to enter into any port or river belonging to the dominions of either party, paying duties only for what they shall sell, transporting the rest without trouble or molestation; and freely enjoyed any other accustomed privilege; and the late exaction which hath been on the lading and unlading of goods at the Gulletto or Marrin shall be reduced to the ancient customs in these cases.

II- That there be no seizure of any of the ships of either party, at sea or in port; but tht they shall quietly pass without any molestation or interruption, they displaying their colours: and, for the prevention of all inconveniences, the ships of Tunis are to have a certificate, under the hand of the English consul there, that they belong to Tunis, which being produced, the English ship shall admit two men to come on board peaceably, to satisfy themselves that they are English; and, although they have passengers on board of them of other nations, they shall be free, both them and their goods.

III- Than if any English ships shall receive on board any goods or passengers belonging to the people of the Kingdom of Tunis, they shall be bound to defend the said goods and passengers so far as lies in their power and not deliver them up to the enemy.

IV- That if any of the ships of either party shall, by accident of foul weather or otherwise, be cast away upon any coast belonging to either party, the persons shall be free, and the goods saved and delivered to the proprietors.

V- That the English, that do at present or shall at any time hereafter inhabit in the city or kingdom of Tunis, shall have free liberty, when they please to transport themselves, with their families and children, although born in the country.

VI- That the people belonging to the dominion of either party shall not be abused with ill language, or otherwise evil treated; but that the parties of offending shall be punished severely according to desert.

VII- That the consul, or any other of the English nation, residing in Tunis, shall not be forced to make his address, in any difference, to any court of justice, but unto the Dey himself, from whom he shall receive judgment.

VIII- That the consul, or any other of the English nation, shall not be able to pay the debts of any particular person of the nation unless obliged under his hand for the same.

IX - That all Ships of war belonging to the dominions of either party, shall have free liberty to use each other’s ports for washing, cleaning, and repairing any of their defects, and to buy and ship any sort of victuals, alive or dead, or any other necessaries, at the price the natives buy it in the market, without paying custom to any officer.

X- That in case any ships of war, belonging to the dominions of Tunis, shall take, in any of their enemies ships any Englishman and serving for wages, they are to be made slaves; but if merchants or passengers, then they are to enjoy their liberty and goods free and entire.

XI- That if any ship of war belonging to the kingdom of Tunis, fighting under his own colours with an English ship, not wearing English colours, shall surprise her under the same, the said ship shall be prize notwithstanding the peace.

XII- That in safe any slave in the kingdom of Tunis, of any nation whatsoever, shall make this escape, and get on board any ship belonging to the subjects and dominions of his said Sacred Majesty, the English consul shall not be able to pay his ransom, unless timely notice thath been given him to give order that no such be entertained; and then, if it appear that any slave have so gotten away, the said consul is to pay his patron the price for which he was sold in the market, and if no price be cut, then to pay three hundred dollars, and no more.

These articles are to remain firm forever without any alteration; and in all other particulars, not mentioned in these articles; the regulation shall be according to the general capitulation with the Grand Seignor.

Signed and sealed, in the presence of the great God.

mercredi 13 décembre 2006

05- La dernière décapitation en Tunisie : le Bourreau exécuté

C’est l’histoire d’Abdalla ben Dyillali, un riche tunisois vivant des revenus de ses terres, qui tomba amoureux de Turinette, une française épouse de M. Vigneron, fonctionnaire civil du bey ; elle était considérée à l’époque comme la plus belle femme de la colonie étrangère.

A force de la courtiser et en raison de sa découverte d’une relation extraconjugale de son mari avec la femme de son collègue, elle finit par céder aux avances d’Abdalla ben Dyillali.

Ce dernier répudia ces 3 femmes, et ouvrit même sont petit palais aux grés de Turinette.
Il vendit la plupart de ces biens afin de satisfaire les exigences de son amante.

Ayant tout perdu, et en besoin d’argent ; dans un moment de folie il tua un usurier juif (a qui il a vendu tous ces biens) afin de le voler.
Jugé coupable, il a été condamné à mort par décapitation et remis au bourreau de la Goulette pour exécution.

Le bourreau de La Goulette était payé à la pièce : il touchait 25 piastres par tête coupée. Evidemment c'était peu ; une tête d'homme vaut plus que ça, le bourreau l'estimait au double, et on ne saurait pour cela le taxer d'exagération. Seulement, comme le bey, n'accueillait jamais bien les demandes d’augmentation de salaire, l’exécuteur avait trouvé le moyen, grâce à un stratagème de son invention, où le de l’état n'avait rien à voir, de ne travailler qu'a un taux réellement digne de l'ouvrage accompli.

Son système était très simple : il consistait en un pourboire que lui payait la famille du condamné.
Un peu avant l'heure du supplice, il faisait demander à celle-ci dans quels prix elle souhaitait voir exécuter son proche.
Pour vingt-cinq piastres on avait droit à l'exécution rapide ; l'opérateur se trouvait doté instantanément d'une sûreté de main extraordinaire, et, guillotine vivante, il vous séparait la tête du tronc sans la moindre douleur pour les deux morceaux.
Mais si, au contraire, les parents lésinaient ou ne donnaient rien, soit par avarice, soit par réelle pauvreté, le lugubre spectacle se changeait en un drame épouvantable : l'arme était mal aiguisée ; elle sciait les chairs qu'elle aurait du trancher, elle tombait un peu partout ; et ce n'était qu'après des tâtonnements sans nombre qu'elle accomplissait, enfin, son rôle vengeur.

Le jour ou Abdalla ben Dyillali, condamné à mort, s'agenouillait sur le lieu habituel du supplice, le bourreau dépêchait un de ses funèbres commissionnaires auprès d'Hassan ben Dyillali, afin de connaître la générosité dont il était disposé à faire preuve.

Or ce messager était juif ; indigné comme tous ses coreligionnaires du crime d’Abdalla, il se garda bien de tenter une démarche ayant pour but d'amoindrir les souffrances du coupable. Il se promena un instant dans les rues de La Goulette, puis il revint, monta auprès du bourreau et lui dit : - Il n'a pas voulu !

Le féroce exécuteur, rendu plus cruel encore par cette déconvenue, se recula un peu et leva son yatagan à deux mains. L'acier raya l'espace, s'abattit et une oreille d'Abdalla tomba sanglante sur le gazon.

Abdalla rejeta brusquement sa tête en arrière, démasquant ainsi son visage qu'il tenait baissé auparavant, un nouveau coup lui enleva le nez.

Soudain, une scène horrible se passa. Ce fut quelque chose d'épouvantable qu'on n'oserait pas imaginer. Abdalla hors de lui, fou d'épouvante, s'était précipité au bas de la butte, et une véritable chasse à l'homme se passait dans le terrain compris entre le lac et le chemin de fer.
Le malheureux mutilé courait en poussant des hurlements déchirants que lui arrachait la souffrance.
Derrière lui, le bourreau le lardait avec son arme, chaque fois qu'il se trouvait à portée. Et la figure de l'inquisiteur était plus repoussante que celle de sa victime, bien que celle-ci fût couverte de sang et de blessures.

Le sol, défoncé ça et là, offrait des crevasses où les pieds d’Abdalla s'embarrassaient. Il ne voyait d'ailleurs déjà plus à se conduire. Il ne fuyait que par instinct. Il avait le front fendu, une large plaie sur le crâne, une joue ouverte et un de ses bras pendait, coupé presque ras de l'épaule.
Il rugissait toujours ; sa voix remplissait La Goulette, ameutait toute la population. Sur l'herbe verte, du sang fumant se répandait, et des gouttelettes se caillaient à la pointe des brindilles.

Prés de la gare, Abdalla s'affaissa ; par deux fois, s'appuyant sur les mains, tendant son cou, au bout duquel se trouvait un moignon informe ; il essaya de se relever. Mais le bourreau arriva sur lui, et, l'écume aux lèvres, ne se possédant plus, s'acharnant comme une bête fauve sur ces chairs pantelantes, il acheva de le décapiter.

Quand, son œuvre terminée, ce sinistre exécuteur voulut se retirer, il se vit enserré par une foule hostile qu'avait exaspérée le supplice d'Abdalla. Au premier rang, Hassan ben Dyillali se débattait, maintenu par un groupe d'amis. Il s'était emparé du yatagan du bourreau et voulait satisfaire sur le champ l'immense besoin de vengeance dont son cœur était assoiffé
Mais une voix s'éleva tout-A-coup, criant : - Au bey ! au bey !
Et la foule répéta en chœur : « Oui, au bey ! au bey ! »

Hassan se mit en tête, et brandissant son arme sanglante, il criait : « Vengeance ! qu'il meure A son tour, comme il a fait mourir »

Le bey prévenu sortit du palais et, sans même vouloir écouter les explications du bourreau qui bégayait : - Qu'on l'emmène, dit-il.

C'était la sentence de mort, légalement prononcée.

Hassan pressa plus fort la poignée de son yatagan.

De nouveau, voici deux hommes sur la butte. L'un est à genoux, en chemise, les mains liés : c'est le bourreau. Il va expier sa cruauté, il va mourir à son tour. L'autre, debout à ses côtés, est Hassan ben Dyillali. Il va venger son frère, et il presse le yatagan tout rouge encore du sang de son pauvre Abdalla.

D'en bas, la foule houleuse, grondante, insulte le nouveau condamné.
Hassan voudrait rendre torture pour torture; il n'ose pas découper en morceaux le misérable, mais il prolonge sa douloureuse agonie. Plusieurs fois il lève son arme comme pour frapper, il voit un tressaillement courir sur le corps du bourreau, et lentement il abaisse le yatagan vers la terre.
Puis il recommence le même manège, touche le cou du patient avec le dos du sabre qui y laisse une ligne rouge, comme point de mire. Les affres de la mort secouent le bourreau tout à l'heure si hautain ; il roule des yeux éperdus ; il bave, râle, ose encore implorer une pitié qu'il sait impossible.

Hassan l'interpelle.
- Fils de chienne, m'entends-tu ! Il ferait bon vivre aujourd'hui ; eh bien ! toi, tu vas mourir. Aimes-tu quelque chose dans ce monde, femme ou enfant, terre ou maison? Songes-y encore un moment, songes-y pour mieux les regretter, car tu vas les perdre ! Tu vas mourir, et nul ne viendra coudre ta tête hideuse ton corps maudit et tous s'éloigneront de toi avec horreur.

Le bourreau pousse des petits gémissements, soudain il s'allonge avec une brusque détente, mort d'effroi déjà.
Alors, Hassan lève son bras, la lame retombe en sifflant, Abdalla est vengé.

Le massacre d’Abdalla eut un retentissement énorme, les consuls européens s'assemblèrent et, au nom de l'humanité, prièrent le bey de donner des ordres pour éviter le retour de pareilles scènes de sauvagerie.

Leur démarche eut un très heureux résultat : le bey prit la meilleure décision, il supprima la mort par décapitation. Depuis lors, et il n'y a pas longtemps, on pend haut et court en Tunisie.

lundi 11 décembre 2006

04- Aperçu sur le système juridique à l’époque des Beys (1899)

En installant son protectorat sur la Tunisie, la France a tenu à respecter les lois, les usages et les traditions des sujets du Bey. A la tète des services judiciaires indigènes le gouvernement français a placé un magistrat français de carrière, mais ce magistrat surveille de haut ces services et laisse aux institutions musulmanes leur libre exercice. Lors donc qu’il n’y a que des Tunisiens en cause dans une affaire à juger c’est la justice arabe qui est saisie.

La charge de Cadi, instituée â l’effet de juger, suivant la loi civile, les contestations et procès entre particuliers existe toujours. C’est aussi ce magistrat qui fait les contrats de mariage entre Tunisiens, qui prononce la Talka (sentence de divorce).
Le divan ou conseil de régence, dont l’organisation remonte à l’époque de la domination des Deys en l’année 981 de l’hégire (1573), siège tous les jours, sauf le jeudi et le vendredi, consacrés à la prière. Le Bey a conservé le prestige de l’autorité suprême aux yeux des musulmans. La loi musulmane fait du droit de juridiction le principal attribut de la souveraineté ; c’est au prince qu’elle confère le droit de punir et d’appliquer la loi.

Un tribunal, divisé en deux sections, l’une civile et l’autre pénale, est chargé de juger les affaires entre Tunisiens. Il est dépendant de l’Ouzara (ministère) qui comprend l’ensemble des services, placés sous le contrôle du secrétaire général du gouvernement tunisien, lequel est un fonctionnaire français.
Quand il survient un différend à propos d’une propriété appartenant â une mosquée, d’une rente perpétuelle sur un terrain (enzel) destinée à l’entretien d’un établissement de charité ou de culte, ces questions sont jugées par le Charaa (juridiction religieuse).
Avant le protectorat, les Européens résidant en Tunisie étaient placés sous la juridiction de leurs consulats respectifs qui faisaient l’office de tribunaux. A partir du 1er août 1884, la justice française seule s’occupa désormais de toutes les affaires judiciaires visant les Européens.
C’est encore cette même justice française qui juge les indigènes, chaque fois que l’indigène a pour complice ou victime un Européen.

Les villes de Tunis et de Sousse ont chacune un tribunal de première instance composé de magistrats français. Les avocats sont français ou de nationalité étrangère, indifféremment. Les fonctions d’avoué sont remplies par des avocats défenseurs. Un tribunal mixte, composé d’éléments français et tunisiens, est chargé d’appliquer les lois sur la propriété foncière.
Ce tribunal a été institué 1885. C’est depuis lors que le système d’immatriculation a été établi en Tunisie sur le modèle de ce qui existait déjà en Australie.

Trois genres de supplices étaient autrefois adoptés par la haute cour de justice tunisienne : la bastonnade sous les pieds, la décollation et la pendaison.
Pour la bastonnade, le coupable était solidement garrotté, de façon à ne pouvoir faire aucun mouvement; on l’étendait à terre et l’exécuteur de la sentence le frappait sur la plante des pieds avec une lanière de bœuf, en comptant les coups à voix haute.
Les juges fixaient Je nombre de coups, qui variait suivant la gravité du délit. Un crime de lèse-majesté était puni de mille coups, ce qui équivalait à la peine de mort.

La décollation a été supprimée par Sidi Sadok Bey. Les anciens Bach Chater (coupeurs de tête) ont été reconvertit et sont devenus chargés de veiller sur les prisons. Ils portent néanmoins le même uniforme qu’autrefois : pantalon noir, dolman rouge galonné de jaune, avec, au côté, le sabre turc, sorte de grand yatagan recourbé, qui servait â trancher les têtes.
C’est la pendaison qui est maintenue comme peine capitale.
L’instruction des affaires judiciaires se fait à l’Ouzara, dans les bureaux de la section pénale. Si le musulman accusé d’assassinat est reconnu coupable, un premier jugement propose l’application de la peine de mort, sans toutefois la prononcer.

Lorsque les parents ou héritiers de la victime, appelés en témoignage, veulent obtenir la mort du criminel, ils le font par le moyen des cinquante serments des cojurants. Deux d’entre eux prononcent le serment suivant (chacun 25 fois) en présence de l’accusé et de deux notaires : « Je jure de par Dieu que le nommé un tel a frappé mon parent et que celui-ci est mort des suites de ses blessures. ». Ces 50 serments tiennent lieu de preuves existantes à défaut de celles-ci et des aveux du meurtrier, s’il n’en a pas fait.

Même quand sa culpabilité a été établie par des preuves évidentes, le meurtrier n’est qu’un accusé jusqu’à sa comparution au Bardo, devant le Bey, qui décide en dernier ressort, mais seulement, d’ailleurs, lorsque la famille de la victime a été confrontée sous ses yeux avec l’assassin. Dans cette confrontation solennelle, la famille de la victime devient, en fait, le principal juge du criminel. Elle peut soit demander la mort du coupable, soit accepter qu’on lui verse, à elle-même, une somme d’argent, comme « prix du sang ». C’est donc d’elle que dépend la vie du coupable.

Lorsque, devant le Bey, les parents ou héritiers de la victime ne veulent pas la mort du criminel, ils n’ont qu’à solliciter, ainsi qu’on vient de le dire, au moyen d’une somme à débattre, le prix du sang. Mais comme dans l’état de civilisation des indigènes le but de la punition est la vengeance et non pas l’expiation, il est, par suite, extrêmement rare que le rachat du sang soit accepté par les parents du mort. L Tunisiens considèrent cette disposition de la loi comme superflue et celui qui l’accepterait serait presque déconsidéré. Ils disent que le sang qui a coulé demande du sang et croient que l’âme de la victime se plaint et demeure errante, tant qu’elle n’a pas retrouvé l’âme du meurtrier.

On cite cependant un exemple extraordinaire (cela s’est passé au mois de juin 1898). Un citoyen, des environs de Tunis avait demandé en mariage la sœur divorcée d’un de ses coreligionnaires. La demande avait été agréée et une partie de la dot versée par le prétendant. Mais le premier mari ayant appris que sa femme allait contracter un nouveau mariage, lui fit proposer de convoler une seconde fois avec lui. Celle-ci accepta. L’amoureux évincé réclama au frère de la jeune femme les arrhes qu’il avait données sur la dot, et comme celui-ci se trouvait dans l’impossibilité de rendre l’argent, il fut tué par le prétendant malheureux.
Des démarches actives furent faites auprès des parents de la victime, qui acceptèrent le prix du sang. L’argent seul manquait pour satisfaire leurs prétentions. Quelques personnes venues pour assister à l’exécution firent prier le Bey de leur permettre d’offrir la petite somme qui manquait. Le prince répondit qu’il payerait lui-même le restant de la somme sur sa cassette privée. La famille de la victime reçut la compensation pécuniaire et le meurtrier fut gracié.

A partir du moment où l’accusé a comparu devant le tribunal, il est au secret dans son cachot jusqu’à ce qu’un Amr du Bey (ordre contenu dans une lettre) soit envoyée à l’inspecteur du service des prisons, ordonnant de le remettre à la disposition du Bach Hamba (sorte de général de gendarmerie).
Celui-ci, escorté de tous ses Hambas (gendarmes), va chercher l’accusé. Il est conduit au Bardo; le Bach Hamba le mène dans une vaste cellule. Les abords en sont gardés par les Hambas, les Bach Châters et les spahis de l’Ouzara.
Le Bey arrive, suivi par les hauts fonctionnaires de la maison beylicale; après le baisemain, dans la salle du trône, le Bach Hamba fait son entrée; il fait avancer l’accusé, gardé par deux Hambas. Le Bey lui pose alors quelques questions. Puis le colloque dont nous venons de parler s’engage avec la famille de la victime.

Si la mort est décidée le Bey élève la main à la hauteur de son front en disant : « Daourou Bab Bardo ». Qu’il soit tourné vers la porte du Bardo. Le Bach Hamba tunisien le remet au Bach Hamba turc, qui doit le conduire au gibet. Celui-ci l’emmène dans la cellule où le condamné (il ne peut être appelé ainsi qu’après les paroles du Bey) fera sa dernière toilette. Deux Hambas sont avec lui. Il est lavé et rasé, ses poignets sont croisés et attachés par une sorte d’anneau double réuni par une vis; sa chemise est fendue sur le bras gauche.
La toilette est faite. Avant de marcher vers le lieu du supplice, le condamné fait une prière assez longue. Les assistants psalmodient avec lui. Le triste cortège se met en marche. Le condamné marche entre deux Hambas. L’un d’eux le tient au bras par un mouchoir; trois spahis suivent à cheval.

On lui bande les yeux avant d’arriver à la porte du Bardo. Le gibet se dresse, des gardes l’entourent, les bourreaux ont déjà assujetti la corde aux montants de la potence. Elle est en soie jaune, graissée et frottée de savon, et se balance luisante au soleil. On hisse le condamné sur la table, au pied du gibet; le bourreau et ses aides arrangent la corde et passent le nœud coulant au cou du condamné. Le Bach Tahan (on connaît bien se mot, ou plutôt cette insulte) qui touche une somme de 6o francs pour sa besogne, retire brusquement l’escabeau, et l’homme reste suspendu dans le vide. Le Bach Tahan le maintient pendant que le corps s’agite dans d’horribles convulsions, pendant l’espace de dix minutes environ; Quand le corps est devenu mmobile, le bourreau s’approche et vient écouter les battements du cœur. S’ils ont cessé, il desserre le nœud coulant et retire la tête du pendu. Le corps peut être réclamé par les parents. Dans le cas contraire, il est porté (sur une civière) selon le rite musulman au cimetière des suppliciés, sur la route de la Manouba. On dépose le cadavre dans une couverture blanche dans le cimetière même au bout d’une heure on l’enterre.
Autrefois on laissait les criminels pendus au gibet pendant une journée pour servir d’exemple. Cet usage a été aboli.

Si, par un hasard extraordinaire, le pendu n’était pas mort, la religion ordonne de lui donner des soins et de rappeler à la vie celui pour qui justice a été faite et qu’un décret de Dieu a empêché de mourir. Il a subi sa condamnation, par conséquent, on lui laissera la vie et la liberté.

Voici un curieux exemple de pendu échappé à la mort. Le 8 août de l’année 1896, vers onze heures du matin, M. Dinguizli, docteur en médecine, résidant à Tunis, était invité par le directeur des affaires judiciaires à se rendre au cimetière de Sidi Ghrib (lieu où on enterre les suppliciés) pour examiner le corps d’un homme condamné à mort et ayant subi le matin même la peine capitale. (Les exécutions ont lieu peu après le lever du soleil.) Il procéda à l’examen du corps du pendu. Celui-ci avait été condamné pour assassinat, son arrestation avait été très mouvementée.
La résistance avait été telle que les agents avaient dû recourir aux armes et le misérable avait reçu au bras droit un coup de feu qui en avait nécessité l’amputation. L’homme de l’art ne tarda pas à constater qu’il se trouvait en présence d’un individu qui, non seulement avait l’évidente apparence d’un vivant, mais chez lequel on ne reconnaissait aucun des signes généraux que l’on trouve après la mort par la strangulation. Les deux premières vertèbres cervicales étaient intactes, tandis que dans les cas de mort par pendaison, c’est leur luxation qui amène la mort foudroyante par compression du bulbe rachidien. Le pouls était très faible et la respiration à peine appréciable. Néanmoins, après des soins énergiques, le pendu revint à la vie et fut gracié... On lui devait bien cela!

C’est sous l’influence de l’eau froide, des ablutions que l’on fait subir â tous les cadavres des musulmans avant de les enterrer que cet individu avait fait des mouvements qui attirèrent l’attention. Depuis ce jour, un médecin assiste aux exécutions capitales qui se font au Bardo, et, avant qu’on décroche le supplicié, il vient s’assurer que le cœur a cessé de battre.