lundi 26 février 2007

39- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (14ème Partie)

Le gouvernement tunisien ne s'était point borné à transmettre à M. Roustan le rapport d'Ali-bey ; il s'était plaint des réquisitions forcées faites par nos colonnes, réquisitions d'animaux; de moyens de transport et même d'indigènes.
Dans une seconde dép8che, le général Logerot exposa comment les faits s'étaient passés :
« Aucune réquisition n'a été faite, dit-il; chez les Djendouba ni chez les Ouled-bou-Salem; les Djendouba ont été invités à fournir 50 mulets moyennant une rétribution journalière, et ils les ont fournis sans pression. Aucune tribu refusant de venir à nous n'a été punie; la plupart ont fait une déclaration de neutralité. L'affaire du 30 avril a été provoquée par une attaque contre nos troupes qui n'ont pas ouvert le feu. Les Chihias ont commence en tirant sur un officier qui leur apportait des paroles de paix. Des contingents appartenant aux Amdoun et aux Kroumirs sont venus appuyer les Chihias : il est regrettable que ces contingents ennemis fussent les mêmes que ceux qui venaient de quitter Ali-bey »

Ali-bey ne pouvait pas répondre et ne répondit pas aux protestations du général Logerot; mais, sous la pression des agents italiens qui ne quittaient pas son camp et notamment de l'interprète Pestalozza, il chercha à provoquer un soulèvement parmi les tribus des vallées de l'oued-Mellègue et de l'Oued-Siliana. Heureusement les dispositions du général tunisien n'étaient point conformes à celles de l'entourage du bey. On put s'en convaincre quelques jours après l'incident suivant.
Les Caïds de plusieurs importantes, tribus du sud-ouest, les Medjer, les Ouerka, les Charen, les Ouled-Bou Ghanem et les Ouled-Ayar arrivaient le 6 mai à Tunis et faisaient le récit suivant:
« Après le combat du 30 avril, des chefs Chihias envoyèrent des agents pour demander secours contre les Français et vengeance du sang des leurs tués dans ce combat. Mais les tribus avaient intercepté un courrier adressé par le Bardo à Ali-bey. Elles apprirent, par la dépêche que portait ce courrier, que le bey, loin d'encourager la résistance, ordonnait à son frère de battre en retraite devant les troupes françaises et lui conseillait de prendre une attitude neutre. Les tribus, surexcitées par cette nouvelle, accusèrent le bey de les avoir livrées sans défense aux Français et tournèrent leur colère contre leurs caïds. Les caïds durent se réfugier dans la kouba d'un marabout, jusqu'à ce que les Ouled-Ayar, revenus à des idées plus calmes, déterminèrent les autres tribus à envoyer les caïds chercher des nouvelles à Tunis. »

Ces faits indiquaient assez quel était l'état moral des tribus de la Régence et les deux courants qui se disputaient les esprits. Pendant que les tribus dont nos troupes avaient traversé le territoire étaient restées paisibles et acceptaient passivement l'ordre de choses nouveau, les tribus du sud et du nord-est étaient indécises sur l'attitude à prendre.
A Tunis il y avait également deux opinions bien distinctes. Le bey et son entourage ne voulaient pas aller plus loin dans la voie de la résistance et, voyant l'indifférence de l'Europe, s'en tenaient à leurs protestations diplomatiques. Ali-bey, au contraire, et les chefs du parti religieux cherchaient à soulever les tribus du sud. On avait dû arrêter à Tunis des ulémas qui prêchaient la guerre sainte dans les mosquées.
A Béja, des Israélites étaient maltraités. Les troupes tunisiennes de Sidi-Selim, au lieu de rétrograder vers Tunis, restaient dans les environs de Béja. Enfin Ali-bey écrivait le 4 mai une nouvelle lettre des plus violentes contre les Français, lettre que le caïd Allala Younés faisait imprimer et distribuer. En même temps il essayait de soulever les tribus du nord-ouest qui appartenaient au groupe Bechia hostile au bey, tribus assez nombreuses dans la région du Mogod et entre Béja et Mateur.

Un incident inattendu venait de révéler l'état d'esprit de ces populations turbulentes, et non moins pillardes que les tribus Kroumirs. Dans la nuit du 27 au 28 mai, un navire français, le brick-goélette "Santoni" de Bastia, faisait naufrage sur la côte tunisienne entre le cap Serrat à l'ouest et le port de Bizerte à 1'est. Le navire était immédiatement pillé par les Arabes Mogod de la côte. Le second du brick, M. Raffaeli, et ses six matelots furent menacés de mort, et M. Raffaeli n'obtint à grand peine la vie sauve qu'en se faisant passer pour Italien.

Voici, du reste, l'intéressante déclaration faite par ce courageux et habile marin devant la chancellerie du consulat français à Tunis :
« Nous sommes partis d'Agde le 23 avril dernier avec un chargement de futailles vides à destination de Santorin. Je suis propriétaire pour trois quarts du navire, qui est commandé par mon frère et monté par sept hommes d'équipage.
Dans la nuit du 26 au 28 Avril, nous étions par le travers des rochers des Deux-Frères, prés de Bizerte; le vent soufflait avec violence du nord, puis il s'est calmé; mais la grosse mer nous a drossés jusqu'à l'embouchure d'une rivière ou nous avons touché. Grâce à nos embarcations, nous avons pu atteindre la côte sains et saufs, et nous avons passé le reste de la nuit à l'abri derrière un monticule.
Le 28 Avril, au matin, un rassemblement d'indigènes, qui n'a pas tardé à s'élever à 300 personnes armées environ, s'est dirigé vers nous en vociférant. On nous demanda si nous n'étions pas Français, nous faisant entendre que dans ce cas-là nous allions être massacrés. Comme nous connaissions la position actuelle en Tunisie, nous avons déclaré que nous étions Italiens, notre origine corse nous rendant la langue italienne familière.
Un grand débat s'est alors élevé entre eux, et nous comprenions par leurs gestes que les uns, soupçonnait notre supercherie, voulaient nous mettre immédiatement à mort, tandis que d'autres voulaient retarder toutes décisions jusqu'à ce que notre déclaration pût être contrôlée. Je ne cessai, quant à moi, de demander à être amené devant une autorité consulaire italienne, et, cette proposition ayant été enfin acceptée, l'un des Arabes, moyennant vingt francs que je lui payai, me conduisit dans son gourbi, situé à deux heures de marche de l'endroit où nous avions naufragé.
Je passai la nuit dans ce gourbi, et, le lendemain, mon guide m'ayant fourni un cheval, nous nous remîmes en route. Après une heure environ, nous avons rencontré successivement plusieurs détachements armés qui nous ont entourés en proférant les mêmes menaces de mort que j'avais en tendues la veille. L'exécution en fut cependant arrêtée par la crainte que je ne fusse réellement Italien, et celui qui paraissait être le chef de la troupe décida que je serais conduit à Mateur, où il y avait, dit-il (j'ai cru, du moins le comprendre), des chrétiens qui pourraient juger de ma nationalité.
A mon entrée à Mateur, la foule qui m'entourait était dans un tel état de surexcitation que je perdis tout espoir d'y échapper. Peut-être ne dois-je la vie qu'à l'empressement que mirent un Italien et un Anglais qui habitent la
ville à me couvrir de leur protection.
On réussit donc à me faire rentrer dans la maison du chef, où l'on commença à me faire subir un interrogatoire ; mais la foule qui était rassemblée au dehors continuait à proférer de telles menaces et faisait de tels efforts pour arriver jusqu'à moi qu'on jugea prudent de me faire conduire au premier étage, dans une chambre ou je fus enfermé.
Là, j'ai été interrogé par l'Italien dont j'ai parlé plus haut et qui me dit qu'à en juger par mon accent je ne devais pas être son compatriote.
Je lui affirmai le contraire et lui dis que, si mon accent n'était pas pur, cela tenait sans doute à mes nombreux voyages et au long séjour à l'étranger; à d'autres questions qu'il me posa, je répondis que j'étais né à Livourne, dans une rue que je lui nommai.
Le sujet anglais assistait à cet interrogatoire, et c'est lui qui me demanda d'écrire une lettre en italien. Je le fis, et, après l'avoir examinée, on ne douta plus de la véracité de mes déclarations. Lorsque tous les doutes furent levés à cet égard, un changement complet s'opéra dans ma situation.
Je fus l'objet des soins les plus empressés je pourrais dire même affectueux, non seulement de la part du chef, mais encore de la population.
Le lendemain matin, 30 avril, des ordres du bey étant parvenus, je fus conduit à Tunis ou j'arrivais dans la soirée. Je ne crus pas devoir faire connaitre immédiatement ma vraie nationalité, et j'allai au consulat général d’Italie ou je confirmai encore mes précédentes déclarations. Ce n'est que ce matin que je me suis résolu à vous informer de la situation.
Acte de la déclaration qui précède a été donné au comparant, qui a signé avec le chancelier, après lecture. »

Pendant que M. Raffali avait pu, au milieu de tous ces périls, gagner Tunis, ses marins corses étaient restés prisonniers des Arabes. Ils furent heureusement délivrés quelques jours après et rapatriés en Algérie, mais cet incident avait révélé l'état d'excitation des tribus de cette région et les encouragements que devaient leur prodiguer les agents italiens et anglais.
Cette agitation du Mogod aurait pu modifier gravement la situation si de nouvelles troupes françaises débarquées à Bizerte n'étaient venues compléter au nord-est le cercle d'investissement formé à l'ouest et au sud par les divisions Delebecque et Logerot et retenir sur leurs territoires les tribus de cette région qui auraient été tentées d'aller soutenir les Kroumirs.

Aucun commentaire: