lundi 11 décembre 2006

04- Aperçu sur le système juridique à l’époque des Beys (1899)

En installant son protectorat sur la Tunisie, la France a tenu à respecter les lois, les usages et les traditions des sujets du Bey. A la tète des services judiciaires indigènes le gouvernement français a placé un magistrat français de carrière, mais ce magistrat surveille de haut ces services et laisse aux institutions musulmanes leur libre exercice. Lors donc qu’il n’y a que des Tunisiens en cause dans une affaire à juger c’est la justice arabe qui est saisie.

La charge de Cadi, instituée â l’effet de juger, suivant la loi civile, les contestations et procès entre particuliers existe toujours. C’est aussi ce magistrat qui fait les contrats de mariage entre Tunisiens, qui prononce la Talka (sentence de divorce).
Le divan ou conseil de régence, dont l’organisation remonte à l’époque de la domination des Deys en l’année 981 de l’hégire (1573), siège tous les jours, sauf le jeudi et le vendredi, consacrés à la prière. Le Bey a conservé le prestige de l’autorité suprême aux yeux des musulmans. La loi musulmane fait du droit de juridiction le principal attribut de la souveraineté ; c’est au prince qu’elle confère le droit de punir et d’appliquer la loi.

Un tribunal, divisé en deux sections, l’une civile et l’autre pénale, est chargé de juger les affaires entre Tunisiens. Il est dépendant de l’Ouzara (ministère) qui comprend l’ensemble des services, placés sous le contrôle du secrétaire général du gouvernement tunisien, lequel est un fonctionnaire français.
Quand il survient un différend à propos d’une propriété appartenant â une mosquée, d’une rente perpétuelle sur un terrain (enzel) destinée à l’entretien d’un établissement de charité ou de culte, ces questions sont jugées par le Charaa (juridiction religieuse).
Avant le protectorat, les Européens résidant en Tunisie étaient placés sous la juridiction de leurs consulats respectifs qui faisaient l’office de tribunaux. A partir du 1er août 1884, la justice française seule s’occupa désormais de toutes les affaires judiciaires visant les Européens.
C’est encore cette même justice française qui juge les indigènes, chaque fois que l’indigène a pour complice ou victime un Européen.

Les villes de Tunis et de Sousse ont chacune un tribunal de première instance composé de magistrats français. Les avocats sont français ou de nationalité étrangère, indifféremment. Les fonctions d’avoué sont remplies par des avocats défenseurs. Un tribunal mixte, composé d’éléments français et tunisiens, est chargé d’appliquer les lois sur la propriété foncière.
Ce tribunal a été institué 1885. C’est depuis lors que le système d’immatriculation a été établi en Tunisie sur le modèle de ce qui existait déjà en Australie.

Trois genres de supplices étaient autrefois adoptés par la haute cour de justice tunisienne : la bastonnade sous les pieds, la décollation et la pendaison.
Pour la bastonnade, le coupable était solidement garrotté, de façon à ne pouvoir faire aucun mouvement; on l’étendait à terre et l’exécuteur de la sentence le frappait sur la plante des pieds avec une lanière de bœuf, en comptant les coups à voix haute.
Les juges fixaient Je nombre de coups, qui variait suivant la gravité du délit. Un crime de lèse-majesté était puni de mille coups, ce qui équivalait à la peine de mort.

La décollation a été supprimée par Sidi Sadok Bey. Les anciens Bach Chater (coupeurs de tête) ont été reconvertit et sont devenus chargés de veiller sur les prisons. Ils portent néanmoins le même uniforme qu’autrefois : pantalon noir, dolman rouge galonné de jaune, avec, au côté, le sabre turc, sorte de grand yatagan recourbé, qui servait â trancher les têtes.
C’est la pendaison qui est maintenue comme peine capitale.
L’instruction des affaires judiciaires se fait à l’Ouzara, dans les bureaux de la section pénale. Si le musulman accusé d’assassinat est reconnu coupable, un premier jugement propose l’application de la peine de mort, sans toutefois la prononcer.

Lorsque les parents ou héritiers de la victime, appelés en témoignage, veulent obtenir la mort du criminel, ils le font par le moyen des cinquante serments des cojurants. Deux d’entre eux prononcent le serment suivant (chacun 25 fois) en présence de l’accusé et de deux notaires : « Je jure de par Dieu que le nommé un tel a frappé mon parent et que celui-ci est mort des suites de ses blessures. ». Ces 50 serments tiennent lieu de preuves existantes à défaut de celles-ci et des aveux du meurtrier, s’il n’en a pas fait.

Même quand sa culpabilité a été établie par des preuves évidentes, le meurtrier n’est qu’un accusé jusqu’à sa comparution au Bardo, devant le Bey, qui décide en dernier ressort, mais seulement, d’ailleurs, lorsque la famille de la victime a été confrontée sous ses yeux avec l’assassin. Dans cette confrontation solennelle, la famille de la victime devient, en fait, le principal juge du criminel. Elle peut soit demander la mort du coupable, soit accepter qu’on lui verse, à elle-même, une somme d’argent, comme « prix du sang ». C’est donc d’elle que dépend la vie du coupable.

Lorsque, devant le Bey, les parents ou héritiers de la victime ne veulent pas la mort du criminel, ils n’ont qu’à solliciter, ainsi qu’on vient de le dire, au moyen d’une somme à débattre, le prix du sang. Mais comme dans l’état de civilisation des indigènes le but de la punition est la vengeance et non pas l’expiation, il est, par suite, extrêmement rare que le rachat du sang soit accepté par les parents du mort. L Tunisiens considèrent cette disposition de la loi comme superflue et celui qui l’accepterait serait presque déconsidéré. Ils disent que le sang qui a coulé demande du sang et croient que l’âme de la victime se plaint et demeure errante, tant qu’elle n’a pas retrouvé l’âme du meurtrier.

On cite cependant un exemple extraordinaire (cela s’est passé au mois de juin 1898). Un citoyen, des environs de Tunis avait demandé en mariage la sœur divorcée d’un de ses coreligionnaires. La demande avait été agréée et une partie de la dot versée par le prétendant. Mais le premier mari ayant appris que sa femme allait contracter un nouveau mariage, lui fit proposer de convoler une seconde fois avec lui. Celle-ci accepta. L’amoureux évincé réclama au frère de la jeune femme les arrhes qu’il avait données sur la dot, et comme celui-ci se trouvait dans l’impossibilité de rendre l’argent, il fut tué par le prétendant malheureux.
Des démarches actives furent faites auprès des parents de la victime, qui acceptèrent le prix du sang. L’argent seul manquait pour satisfaire leurs prétentions. Quelques personnes venues pour assister à l’exécution firent prier le Bey de leur permettre d’offrir la petite somme qui manquait. Le prince répondit qu’il payerait lui-même le restant de la somme sur sa cassette privée. La famille de la victime reçut la compensation pécuniaire et le meurtrier fut gracié.

A partir du moment où l’accusé a comparu devant le tribunal, il est au secret dans son cachot jusqu’à ce qu’un Amr du Bey (ordre contenu dans une lettre) soit envoyée à l’inspecteur du service des prisons, ordonnant de le remettre à la disposition du Bach Hamba (sorte de général de gendarmerie).
Celui-ci, escorté de tous ses Hambas (gendarmes), va chercher l’accusé. Il est conduit au Bardo; le Bach Hamba le mène dans une vaste cellule. Les abords en sont gardés par les Hambas, les Bach Châters et les spahis de l’Ouzara.
Le Bey arrive, suivi par les hauts fonctionnaires de la maison beylicale; après le baisemain, dans la salle du trône, le Bach Hamba fait son entrée; il fait avancer l’accusé, gardé par deux Hambas. Le Bey lui pose alors quelques questions. Puis le colloque dont nous venons de parler s’engage avec la famille de la victime.

Si la mort est décidée le Bey élève la main à la hauteur de son front en disant : « Daourou Bab Bardo ». Qu’il soit tourné vers la porte du Bardo. Le Bach Hamba tunisien le remet au Bach Hamba turc, qui doit le conduire au gibet. Celui-ci l’emmène dans la cellule où le condamné (il ne peut être appelé ainsi qu’après les paroles du Bey) fera sa dernière toilette. Deux Hambas sont avec lui. Il est lavé et rasé, ses poignets sont croisés et attachés par une sorte d’anneau double réuni par une vis; sa chemise est fendue sur le bras gauche.
La toilette est faite. Avant de marcher vers le lieu du supplice, le condamné fait une prière assez longue. Les assistants psalmodient avec lui. Le triste cortège se met en marche. Le condamné marche entre deux Hambas. L’un d’eux le tient au bras par un mouchoir; trois spahis suivent à cheval.

On lui bande les yeux avant d’arriver à la porte du Bardo. Le gibet se dresse, des gardes l’entourent, les bourreaux ont déjà assujetti la corde aux montants de la potence. Elle est en soie jaune, graissée et frottée de savon, et se balance luisante au soleil. On hisse le condamné sur la table, au pied du gibet; le bourreau et ses aides arrangent la corde et passent le nœud coulant au cou du condamné. Le Bach Tahan (on connaît bien se mot, ou plutôt cette insulte) qui touche une somme de 6o francs pour sa besogne, retire brusquement l’escabeau, et l’homme reste suspendu dans le vide. Le Bach Tahan le maintient pendant que le corps s’agite dans d’horribles convulsions, pendant l’espace de dix minutes environ; Quand le corps est devenu mmobile, le bourreau s’approche et vient écouter les battements du cœur. S’ils ont cessé, il desserre le nœud coulant et retire la tête du pendu. Le corps peut être réclamé par les parents. Dans le cas contraire, il est porté (sur une civière) selon le rite musulman au cimetière des suppliciés, sur la route de la Manouba. On dépose le cadavre dans une couverture blanche dans le cimetière même au bout d’une heure on l’enterre.
Autrefois on laissait les criminels pendus au gibet pendant une journée pour servir d’exemple. Cet usage a été aboli.

Si, par un hasard extraordinaire, le pendu n’était pas mort, la religion ordonne de lui donner des soins et de rappeler à la vie celui pour qui justice a été faite et qu’un décret de Dieu a empêché de mourir. Il a subi sa condamnation, par conséquent, on lui laissera la vie et la liberté.

Voici un curieux exemple de pendu échappé à la mort. Le 8 août de l’année 1896, vers onze heures du matin, M. Dinguizli, docteur en médecine, résidant à Tunis, était invité par le directeur des affaires judiciaires à se rendre au cimetière de Sidi Ghrib (lieu où on enterre les suppliciés) pour examiner le corps d’un homme condamné à mort et ayant subi le matin même la peine capitale. (Les exécutions ont lieu peu après le lever du soleil.) Il procéda à l’examen du corps du pendu. Celui-ci avait été condamné pour assassinat, son arrestation avait été très mouvementée.
La résistance avait été telle que les agents avaient dû recourir aux armes et le misérable avait reçu au bras droit un coup de feu qui en avait nécessité l’amputation. L’homme de l’art ne tarda pas à constater qu’il se trouvait en présence d’un individu qui, non seulement avait l’évidente apparence d’un vivant, mais chez lequel on ne reconnaissait aucun des signes généraux que l’on trouve après la mort par la strangulation. Les deux premières vertèbres cervicales étaient intactes, tandis que dans les cas de mort par pendaison, c’est leur luxation qui amène la mort foudroyante par compression du bulbe rachidien. Le pouls était très faible et la respiration à peine appréciable. Néanmoins, après des soins énergiques, le pendu revint à la vie et fut gracié... On lui devait bien cela!

C’est sous l’influence de l’eau froide, des ablutions que l’on fait subir â tous les cadavres des musulmans avant de les enterrer que cet individu avait fait des mouvements qui attirèrent l’attention. Depuis ce jour, un médecin assiste aux exécutions capitales qui se font au Bardo, et, avant qu’on décroche le supplicié, il vient s’assurer que le cœur a cessé de battre.

2 commentaires:

Elyes a dit…

Formidable!

Vraiment bravo pour ton blog!

C'est une vrai mine d'information!

Bonne continuation!

Zizou From Djerba a dit…

Bravo pour cet excellent blog !!! j'espere que tu continuera avec la meme verve !