jeudi 28 décembre 2006

14- Causes de l'expédition française sur la Régence de Tunis (1ére Partie)

Le 9 mai 1881, M. Barthélemy Saint-Hilaire adressait à nos représentants l'étranger la circulaire suivante destinée à faire connaître les vues et les intentions du gouvernement de la République dans l'expédition qu'il avait entreprise sur le territoire tunisien :

A MM. les agents diplomatiques du gouvernement de la République française.
Paris, 9 mai 1881.

Monsieur,
J'ai l'honneur de vous adresser le recueil des documents sur Tunis, et je veux en préciser le sens général en m'entretenant avec vous des causes de l'expédition actuelle et des résultats que nous en attendons. Plusieurs fois déjà le gouvernement de la République a fait connaître ses motifs et ses intentions, et vous vous souvenez particulièrement des déclarations qu'a faites, du haut de la tribune nationale, M. le président du conseil. Elles ne peuvent laisser le moindre doute par leur netteté et par leur franchise. Mais, néanmoins, je désire vous soumettre quelques considérations dont vous pourrez vous servir utilement dans vos relations avec le gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité.


La politique de la France dans la question de Tunis n'a jamais été inspirée que par un seul principe, et ce principe, qui suffit à expliquer toute notre conduite depuis un demi-siècle envers la Régence, c'est l'obligation absolue ou nous sommes d'assurer la sécurité de notre grande colonie algérienne.
Depuis 1830, il n'est pas un des gouvernements divers qui se sont succédé chez nous qui ait négligé ce soin essentiel; le devoir s'en impose à, nous avec une évidence tellement irrésistible, que personne en Europe ne conteste notre droit de prendre toutes les mesures que nous pouvons juger nécessaires pour sauvegarder notre possession africaine contre un voisinage turbulent ou hostile.

Depuis la bataille de l'Isly, en 1844, nous sommes tranquilles du côté de l'ouest et du Maroc, ou notre frontière est protégée par le désert; nous n'avons à y réprimer que quelques désordres passagers. Mais, à l'est, du côté de Tunis; le désordre est permanent, et voilà dix ans qu'il persiste malgré nos efforts ; il augmente même chaque année, depuis la révolte des spahis de Souk-Ahras, en 1871, qui, après avoir massacré leurs officiers, sous les ordres de
Kablouti, cherchaient un refuge sur le territoire tunisien, jusqu'au pillage de l'Auvergne, en 1878, et jusqu'à l'agression des Kroumirs et le pillage du Santoni, qui est d'hier.

Nous avons poussé la patience à un point qui a parfois étonné le monde. Nous ne le regrettons pas; mais, après tant de dommages soufferts et après tant de, longanimité, nous avons dû nous résoudre a en finir en pacifiant notre frontière d'une manière durable et en réglant les choses avec le bey de Tunis de façon que le péril ne recommence plus sous aucune forme.

Quand on parcourt les documents que je vous communique, on est surpris de la fréquence des méfaits dont nous avons eu à nous plaindre et de l'impuissance irrémédiable de l'Etat sur le territoire duquel ils se passent et qui est incapable de les prévenir.
Aux confins de la Tunisie et de l'Algérie, il y a toute une zone de tribus insoumises et belliqueuses qui sont perpétuellement en guerre et en razzias les unes contre les autres, et qui entretiennent dans ces contrées naturellement très difficiles un foyer d'incursions, de brigandages et de meurtres.
Le plus ordinairement, ce sont les tribus de notre domination qui en sont les victimes, parce que, grâce au régime plus doux dont nous leur avons apporté le bienfait, elles sont devenues plus sédentaires et plus paisibles en se civilisant peu à peu. Mais les tribus tunisiennes sont plus barbares et plus aguerries, et entre celles-là on distingue surtout les Ouchtetas, les Freichichs et les Kroumirs.

On ne sait pas au juste ce qu'elles peuvent compter de combattants ou, comme on dit, de fusils. Mais les opérations qui nous demandent en ce moment une armée de 20 000 hommes attestent assez les forces de l'ennemi, retranché dans un pays à peu prés inaccessible.
Comme il n'y a pas de frontières naturelles entre la Tunisie et l'Algérie, la délimitation est restée indécise, et elle n'a jamais été faite régulièrement. On l'a tentée en 1842, et les travaux topographiques, que facilitait la présence de nos troupes n'ont pas duré alors moins de trois ans; la carte levée à cette époque a même été approuvée en 1847 par le bey de Tunis Ahmed, lors de son voyage en France; mais il n'est pas résulté de ces préliminaires une convention officielle entre la Régence et nous, et la frontière est encore flottante comme elle l'était sous les beys de Constantine. C'est une lacune qu'il faudra combler dès que nous le pourrons : la Régence y trouvera son avantage aussi bien que nous.

Ainsi le premier objet de notre expédition, c'est la pacification définitive de notre frontière de l'est. Mais ce ne serait rien d'y avoir rétabli l'ordre et le calme si l’état qui nous est limitrophe restait sans cesse hostile et menaçant. Nous ne pouvons pas craindre une attaque sérieuse de la part du bey de Tunis tant qu'il en est réduit à ses propres forces; mais la plus simple prudence nous fait une loi de veiller aux obsessions dont il peut être entouré, et qui, selon les circonstances, nous créeraient en Algérie de très graves embarras dont le contrecoup porterait jusqu'en France.
Il nous faut donc à tout prix avoir dans le bey de Tunis un allié avec qui nous puissions, loyalement nous entendre; il nous faut avoir un voisin qui nous rende la sincère bienveillance que nous aurons pour lui, et qui ne cède pas à des suggestions étrangères cherchant à nous nuire et à compromettre notre puissance légitime.

Nous avons montré depuis plus de quarante ans que si nous étions obligés, pour la sécurité de la France algérienne, de revendiquer dans la Régence une situation prépondérante, nous savions respecter scrupuleusement les intérêts des autres nations, qui peuvent en toute confiance vivre et se développer à côté et à l'abri des nôtres. Les puissances savent bien que nos sentiments à leur égard ne changeront pas.

Jusqu'à ces derniers temps, nous sommes demeurés en excellente intelligence avec le gouvernement de S.A. le bey; et si parfois nos rapports avaient été troubles pour le règlement de quelques indemnités dues à nos tribus lésées, l'accord s'était promptement rétabli, il s’était même consolidé à la suite de ces dissentiments légers.
Mais dernièrement, et par des causes qu'il serait trop délicat de pénétrer, les dispositions du gouvernement tunisien envers nous ont totalement change : une guerre, sourde d'abord, puis de plus en plus manifeste et audacieuse, a été poursuivie contre toutes les entreprises françaises en Tunisie, avec une persévérance de mauvais vouloir qui a amené la situation au point ou elle en est arrivée aujourd'hui.

Le Livre Jaune que vous recevrez avec cette lettre vous montrera les phases diverses qu'ont présentées ces résistances opiniâtres tantôt simplement tracassières et gênantes, le plus souvent injustes et dommageables. Vous verrez par des documents authentiques ce qu'ont été les questions du chemin de fer de la Goulette Tunis ; du câble sous-marin, qu'on voulait rendre indépendant de nos lignes télégraphiques en bravant tous nos droits; du domaine de l’Enfida, qu'on essaye de ravir par des moyens illégaux à une compagnie marseillaise, aussi honnête que laborieuse ; du chemin de Sousse, dont on entrave comme à plaisir l'exécution régulière; et tant d'autres affaires ou la justice, avec l'esprit de conciliation et même de condescendance, n'a pas cessé d'être de notre côté.
Rien n'y a fait; et, devant un parti pris aussi tenace et aussi peu justifié, il nous a bien fallu reconnaitre, à notre grand regret, que l'entente était plus possible, et que, pour modifier des dispositions si peu équitables, il fallait recourir à d'autres moyens que la discussion loyale et la persuasion, devenues absolument inutiles.

C'est là le second motif d'une expédition, que nous eussions voulu pouvoir éviter, mais à laquelle nous ont contraints de mauvais procédés, que nous n'avons supportés peut-être que trop longtemps.

Si nous rendons le bey de Tunis responsable pour des réclamations si fondées, c'est que nous avons toujours considéré la Tunisie comme un royaume indépendant, malgré quelques vestiges à peine sensibles d'une ancienne vassalité, que des suzerains presque purement nominaux avaient eux-mêmes négligée pendant des siècles, qui ne s’était révélée qu'à de très rares intervalles, et que dans ses intermittences, avait compté bien moins d'années de soumission effective que d'années d'oubli ct d'affranchissement absolus.

Prise et reprise trois ou quatre fois dans le XVI ème siècle par le fameux Barberousse (Khair-Eddine), vainqueur des Espagnols en 1534, par Charles Quint l'année suivante et de nouveau en 1553, par le dey d'Alger en 1570, par don Juan d'Autriche en 1573, la Tunisie était tombée, durant tout le XVII éme siècle, sous l'oppression anarchique des Janissaires, dont les chefs ou deys, au nombre de quarante, s'étaient partagé le pays, à peu près comme les Mamelouks s'étaient partagé l'Egypte.
Mais, en 1705, un d'eux, Hossein Ben Ali, renégat grec ou corse, plus habile que les autres, avait su conquérir l'unité du pouvoir en détruisant ses rivaux. Proclamé bey par ses compagnons d'armes, il fonda la dynastie Husseinite, qui depuis lors n'a pas cessé de régner, sous la forme d'un séniorat musulman. Elle a aujourd'hui prés de deux cents ans d'indépendance, et le seul lien réel qu'elle eut conservé avec la Porte Ottomane durant ce long intervalle, c'était un lien religieux. Elle reconnaissait les khalifes sans être sujette du sultan, et surtout sans lui payer aucun tribut.
Seulement, à l'avènement de chaque bey, un usage respectueux envoyait de riches cadeaux au Chef de la religion siégeant à Constantinople; et, pendant le reste du règne, aucun acte politique ne rappelait qu'outre cet hommage bénévole le bey de Tunis dût encore autre chose au commandeur des croyants.

Aussi la Régence traitait-elle seule, et de son droit propre de puissance souveraine, avec toutes les puissances étrangères ; elle faisait avec elles des conventions qui avaient force de loi par l'unique assentiment du bey; et telles furent notamment les conventions passées avec la France en 1742, dans l'an III, dans l'an X, en 1824 ; tel fut aussi le traite célèbre du 8 août 1830 pour l'abolition de la course et de l'esclavage ; sans parler d'autres actes moins importants, comme celui qui concernait la pêche du corail.

La Porte semblait si bien avoir pris son parti de l'émancipation irrévocable de cette province dont la possession avait toujours été si transitoire, que pendant tout le XVI éme siècle elle refusa de recevoir les réclamations que ne cessait de lui adresser l'Europe contre les pirates barbaresques; elle n'avait aucune action sur eux, et, comme elle n'en était pas maitresse, elle n'entendait pas répondre de leurs déprédations si redoutables et si couteuses à toutes les marines de la Méditerranée.

Les puissances de l'Europe ont fait vingt fois la guerre à la Régence sans être le moins du monde en guerre avec la Porte-Ottomane. En 1819, le Congrès d'Aix-la-Chapelle sommait Tunis d'avoir à cesser la piraterie, et il ne demandait pas que la Turquie intervînt en tant que solidaire de son prétendu vassal.

(Demain la suite ...)

Source : En Tunisie : Récit de l’expédition française – Albert De La Berge – Librairie de Firmin-Didot et Cie - 1881

1 commentaire:

Monsieur-bien a dit…

Ohhhh quelle petite merveille tu nous offre pour ces fetes que je te souhaite heureuses :)