30- Chronolgie des événements de la signature du Protectorat Français (5ème Partie)
Cette agitation était ouvertement entretenue par les agents du bey, qui répandaient le bruit que les Tunisiens étaient soutenus par l'Italie et l'Angleterre et que « les Français étaient dans l'impossibilité de faire respecter leurs droits et même leur territoire ».
Détail intéressant à signaler, là même où l'on menaçait les Français et où l'on arrêtait les travaux de nos nationaux, les Arabes respectaient les ouvriers italiens qu'ils considéraient comme des alliés. Ce fait fut attesté à notre chargé d'affaires, M. Roustan, par les ingénieurs belges des carrières de marbre de Chemtou. Ces ingénieurs avaient du reste été obligés de fuir devant les menaces des Arabes, qui les prenaient pour des Français.
Voici la lettre qu'ils adressèrent à ce sujet au consul de Belgique :
Tunis, 5 avril.
Monsieur le consul de Belgique, à Tunis,
Nous avons l'honneur de vous informer que des circonstances indépendantes de notre volonté nous ont obligés de quitter précipitamment la carrière de marbre de Chemtou (ou Schemtou).
Depuis un certain temps, dans les courses que nous faisions aux environs de Chemtou, nous étions en butte à la malveillance des indigènes.
Le 13 mars, étant à peu de distance de Ghardimaou, nous avons été forces par les Arabes de retourner sur nos pas, parce qu'ils nous prenaient pour des Français.
La nuit du 25 mars, nos gardiens ont dû tirer sur des montagnards qui rôdaient autour de notre habitation, pendant que d'autres avaient attiré les chiens à l'écart afin de dérouter les susdits gardiens.
Le samedi 26, étant allés au Hammam (Ad aquas des Romains), des Arabes qui étaient à la source d'eau chaude firent mine de nous étrangler pendant que d'autres voulaient s'emparer de nos armes.
Le jeudi 31 mars, aux Citernes de Chemtou, nouvelles menaces de la part des Arabes.
Samedi matin, 2 avril, il y avait dans la plaine une très grande agitation parmi les Arabes; ils se portaient en foule vers la frontière du côté de Ghardimaou, afin, disaient-ils, de repousser les Français. Vers midi, ces Arabes, au nombre de plusieurs mille, sont redescendus dans la plaine manifestant une très grande joie et déclarait que le commandant français s'était retiré. Il avait été décidé que, pendant la nuit du dimanche, deux bandes se dirigeraient, l'une sur Ghardimaou, l'autre sur la Calle, en passant par Chemtou, afin de faire cause commune avec les Kroumirs.
Les indigènes venus chez nous aiguisaient leurs armes et nous ont fait à diverses reprises le geste de nous couper la tête ou de nous planter leur sabre dans le corps. C'est à la suite de ces menaces réitérées que nous nous sommes décidés à abandonner nos chantiers, habitations, etc., en donnant à nos ouvriers la liberté d'en faire autant.
Nous vous prions, monsieur le consul, etc.
Paul Lohest Haycinthe Sovet
Ingénieur Directeur des travaux des carrières de Chemtou.
Nous avons signalé plus haut les conférences que le commandant Vivensang avait à Dra-Keroum prés de la frontière, avec le délégué du bey Si Hassouna.
Au début de ces conférences, en février, Si Hassouna était arrivé avec des instructions conciliantes. Aussi les tribus tunisiennes l'avaient-elles fort mal reçu, lui refusant jusqu'aux vivres de son escorte et à la litière pour ses chevaux.
Deux mois après, au début d'avril, les choses sont bien changées. Le délégué du bey, modifiant son attitude, se joint aux Ouechtetas pour revendiquer le territoire de Sidi~el-Hamici et il prépare avec ces tribus une grande démonstration armée sur la frontière. Il ne s'agissait de rien moins que de surprendre le commandant Vivensang et sa faible escorte. L'officier français averti resta à Souk-Ahras, et les Ouechtetas surpris par la pluie rentrèrent dans leurs campements.
Au même moment, le 5 avril, le caïd des Djendoubas Si el-Hadj-Youssef, personnage tunisien important, faisait savoir au général Ritter, au camp d'El-Aioun, que les Kroumirs avaient annoncé leur intentions d'attaquer les Français, et avaient demandé le concours des troupes tunisiennes de Béja.
Le gouvernement français ne pouvait patienter plus longtemps. La presse et l'opinion étaient très émues.
La nouvelle du combat du 30 mars, la mort de nos soldats du 39ème zouaves et du 59ème de ligne avaient particulièrement surexcité l'instinct national, et des mesures énergiques étaient réclamées.
D’autre part, tout annonçait que, sans une action vigoureuse; notre frontière du sud allait être également menacée. Le ministère résolut de ne plus s'en tenir aux réclamations diplomatiques.
Le 6 avril, M. Barthélemy Saint-Hilaire adressait à M. Roustan la dépêche suivante annonçant l'entrée prochaine de nos troupes sur le territoire :
Paris, le 6 avril 188l.
J’ai reçu vos deux télégrammes d'hier concernant les explications que le bey désire recevoir.
Veuillez déclarer à ce prince que nous faisons fond sur l’amitié dont il nous a si souvent donné l'assurance et dont nous avons à réclamer de lui aujourd'hui des marques effectives. Un péril menace l'intégrité de notre territoire et la sécurité des populations qui y vivent sous la protection de nos lois.
Ce péril vient de tribus insoumises qui occupent une partie des états du bey, et contre lesquelles un devoir impérieux de défense légitime nous oblige d'opérer avec vigueur. Nous ne pouvons malheureusement pas compter sur l'autorité du bey pour réduire ces tribus avec l'énergie et la promptitude qui sont indispensables à un état de soumission qui les rende désormais inoffensives.
Mais nous avons le droit de compter sur les forces militaires du bey pour nous prêter main-forte dans l'œuvre de répression nécessaire. Nos généraux reçoivent en conséquence l'ordre de s'entendre amicalement avec les commandants des troupes tunisiennes et de les avertir au moment ou les besoins des mouvements stratégiques les amèneront à emprunter pour leurs opérations le territoire tunisien, soit près de la Calle, soit dans la vallée de la Medjerda.
C'est en alliés et en auxiliaires du pouvoir souverain du bey que les soldats français poursuivront leur marche ;
C’est aussi en alliés et en auxiliaires que nous espérons rencontrer les soldats tunisiens, avec le renfort desquels
Nous voulons châtier définitivement les auteurs de tant de méfaits, ennemis communs de l'autorité du bey et de la notre.
Barthélemy Saint-Hilaire
M. Roustan ayant communiqué cette lettre au bey, celui-ci répondit le lendemain par une dépêche dont voici le principal passage :
L'agitation qui s'était manifestée chez nos tribus de la frontière n'avait pour cause que la crainte des préparatifs militaires faits contre elles sur la frontière algérienne.
En outre nos troupes envoyées aujourd'hui et celles qui vont être envoyées bientôt suffiront à rétablir la tranquillité la plus complète.
L'entrée des troupes françaises sur le territoire du gouvernement tunisien est une atteinte à notre droit souverain, aux intérêts que les puissances étrangères ont confié à nos soins et spécialement aux droits de l'empire ottoman.
En raison de tout ce qui précède, nous n'acceptons pas la proposition de votre gouvernement de faire entrer ses soldats sur le territoire de notre royaume, et nous n'y consentons pour aucune raison, et, s’il le fait, contre notre volonté, il assumera la responsabilité de tout ce qui en résultera.
MOHAMEESD S ADOK.
Contresigné : Mustapha.
8 Djoumadi 1298 (7 avril 1881).
Le gouvernement français était fixé sur la valeur de ces promesses du bey et sur le bien fondé des protestations que ce souverain élevait au nom des droits de l'empire ottoman. M. Barthélemy répondit le 9 avril par la dépêche suivante adressée à M. Roustan : f
Paris, 9 avril 1881. ,
Veuillez dire au bey que vous avez rendu compte de ses observations au gouvernement de la République, mais qu'il nous est impossible de modifier les dispositions qui ont été prises et qui nous sont commandées par la gravite exceptionnelle des évènements de la frontière. Nos généraux devront donc régler leur conduite sur l'attitude qui sera observée par les troupes tunisiennes. Nous regretterions beaucoup qu'un conflit dût s'ensuivre; mais, si par malheur nous, nous étions mépris sur les intentions du bey en cette circonstance et sur le caractère des relations qu'il désire conserver avec la République française, nous devrions décliner, dés à présent, la responsabilité des conséquences qui résulteraient nécessairement du changement survenu dans l'esprit de Son Altesse.
Barthélemy Saint-Hilaire
Cette dépêche fut suivie d'un échange de nombreuses communications diplomatiques de même ordre qui ne dura pas moins de quinze jours, et dont on trouvera tous les documents dans un volume, publié en mai 1881 par le ministre des affaires étrangères. Le bey se répandait en plaintes très vives contre les préparatifs militaires du gouvernement français. Il sollicitait la protection des puissances étrangères et faisait allusion aux dangers qu’un mouvement de fanatisme musulman pourrait faire courir aux colonies étrangères. Enfin il essayait de retarder nos préparatifs en envoyant 3,000 réguliers avec l'ordre de châtier les Kroumirs, en réalité pour encourager ces tribus à la résistance et soulever celles de la Rekba.