lundi 20 août 2007

65- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (9ème Partie)

Dans les années 1910-1920, les juifs étaient à peine 50 000 personnes dans une population de deux millions. Ils vivaient surtout dans les villes.
A condition de se tenir tranquilles, ils étaient à l'abri de persécutions, mais ils étaient exclus de la communauté étatique, identique à la communauté des croyants dont l’administration est presque entièrement gérée uniquement par les français. Aussi n'étaient-ils pas astreints au service militaire ; le Protectorat ne touchait pas à ce privilège en principe négatif.

En tant qu'étrangers, les juifs immigrés de Livourne comme grands commerçants jouissaient d'une plus grande liberté et pénétraient jusqu'à l'entourage beylical. Sous le Protectorat, ils étaient les principaux protagonistes de "l'Italianità" et méprisaient quelque peu leurs coreligionnaires « indigènes ».

A ces derniers, le Protectorat offrait une chance de sortir de la Hara le quartier le plus insalubre et le plus surpeuplé. Grâce aux écoles de l'Alliance Israélite, qui dispensaient une instruction française, certains juifs réussissaient à entamer une montée sociale et à s'installer dans la ville européenne, mais la masse restait « bon gré mal gré à la Hara ».

Supportant malaisément le joug beylical aggravé de tout le poids de l'administration française et dans leur désir d’assimilation (aux français), de nombreux israélites demandaient d'être justiciables des tribunaux français plutôt que tunisiens.
En 1909, les Jeunes Tunisiens lancèrent une campagne contre cette demande, avec l'idée d'obtenir une amélioration de la juridiction tunisienne qui satisferait aussi bien les musulmans que les juifs, au lieu d'une assimilation des Israélites aux Français (comme elle avait eu lieu en Algérie avec la naturalisation en bloc). Mais cette position intellectuelle risquait de se pervertir en une agitation contre les juifs eux-mêmes, qui auraient en effet été alors les victimes d'un «boycott économique et social». En tout cas, la question était épineuse pour le Protectorat qui ne pouvait se permettre d'offusquer les musulmans.

En outre, la course israélite à l'assimilation se heurtait à l'antisémitisme de la droite française, particulièrement bien représentée chez les colons (dont une des traditions les plus solidement ancrées chez les élèves de l'Ecole Coloniale d'Agriculture était de molester ou à tout le moins humilier les juifs), mais aussi chez des employés de banque, voire des médecins et avocats craignant la concurrence naissante.

Un tel antisémitisme pouvait se nourrir des préjugés raciaux de certains fonctionnaires, mais à l'échelle résidentielle, plutôt de considérations de haute politique : les juifs étaient du sable dans cette machine du Protectorat qu'elle entendait manier souverainement et qu' "avec eux, on n'a jamais le dernier mot".
Le gouvernement français les écarta systématiquement de la magistrature, parce que « la basoche juive a déjà ici de tels avantages que rien ne lui résisterait plus ».

Le désir résidentiel de maintenir la tranquillité du statuquo eut aussi un avantage pour les Israélites : il les défendait contre la demande du Ministère de la Guerre de les astreindre au service militaire. Tous les arguments lui étaient bons. Si les juifs avaient profité du Protectorat, ils n'étaient pas pour autant francisés, et n'avaient « pas de raison de se battre pour que la France restât maîtresse de la Tunisie plutôt qu'une autre nation chrétienne. Les Arabes au contraire avaient l'obligation morale de fournir à la France des soldats, étant sous sa tutelle morale et matérielle ».

Le recrutement des Israélites rechignant à toute autorité provoquerait des troubles. Si d'autre part on leur rendait agréable le service militaire par la naturalisation française, on paierait leur apport « médiocre » par la perte du loyalisme musulman, condition essentielle du Protectorat. Les Italiens restant en dehors de la guerre au début, les Israélites patronnés par eux s'étaient faits semeurs et profiteurs de la panique. Par la suite de la mobilisation des Livournais par l'Italie, quelques Israélites tunisiens s'étaient engagés volontairement, cet acte leur ouvrant (comme d'ailleurs aux Tunisiens) la voie vers la naturalisation française. En outre, on recrutait des travailleurs volontaires, israélites, mais avec peu de succès par comparaison au « zèle » des musulmans.
Le Résident rapporta qu'on ne pouvait pas « triompher de leur indocilité ... Je ne fais pas en ce moment le procès de la religion israélite. Je parle d'un groupement ethnique localisé que des conditions spéciales d'existence ... ont modelé ». Somme toute, la guerre ne produisait pas de rapprochement franco-israélite. Elle présentait, par contre, des occasions d'éclater aux animosités entre Français ou musulmans et israélites. Aussi le stationnement de soldats israélites algériens en Tunisie a été suivi de nombreux incidents qui ont laissé une impression profonde. Le juif revêtu de l'uniforme français et armé ... ne résiste pas à l'envie de frapper les musulmans.

L'inverse était tout aussi vrai, et les juifs, en général dépourvus d'uniformes, se trouvaient le plus souvent dans la position de victimes. Les troubles les plus graves eurent lieu en août 1917, avec des pillages dans la Hara tunisoise par des permissionnaires musulmans, à la suite de rixes avec des soldats israélites du service d'ordre ou avec des souteneurs.
Les troubles s'étendirent au Cap Bon, à Sousse, à Kairouan, à Sfax, où un israélite fut tué, et à Gabès. Le Résident se vanta d'y avoir mis fin par une amélioration du service d'ordre. Mais le Journal "La Tunisie Française", qui aurait été payée par des israélites pour s'opposer à l'impôt sur les bénéfices de guerre, et qui offrit le spectacle paradoxal d'être en même temps la tribune des juifs et celle des colons qui applaudissent aux exploits des tirailleurs, vit les choses autrement : seulement le départ des permissionnaires rétablit le calme, les autorités militaires et civiles les ayant laissés sévir pendant trois jours.

Des notables israélites dénoncèrent « l'indifférence coupable » des autorités ; certains fonctionnaires auraient même encouragé les pillards. Pour le Secrétaire Général, il s'agissait seulement du Directeur de la Sûreté qui avait eu « quelques mots malheureux, dépassant certainement sa pensée, au sujet des israélites ». Quelques mois plus tard, des officiers français allaient crier dans un café Israélite : « Ici c'est un café de youpins, de sales juifs ...». Le Résident se refusa à « appuyer » sur les accusations contre des officiers français qui auraient également encouragé les pillards. Tout au plus, les tirailleurs avaient mal compris les ordres ... « En revanche, tout le monde insiste sur ce qu'on appelle l'arrogance actuelle des juifs. Bien des gens ajoutent qu'ils méritaient de recevoir une leçon ». Le Résident Général Alapetite voulut à tout prix éviter que l'administration ne fût reconnue redevable de réparations aux victimes ; il utilisa, à cet effet, le leurre de réparations « gracieuses ».

A l'animosité traditionnelle contre les Israélites était venue s'ajouter celle contre tous les commerçants qui faisaient des bénéfices de guerre. A Tunis, le privilège juif de poursuivre le commerce sans l'entrave de la mobilisation ne pouvait logiquement fâcher que les Français, les musulmans étant aussi exempts. En effet, des Français se plaignaient que des israélites occupaient des emplois ou des commerces laissés vacants par « les nôtres qui se font tuer pour eux ». Or aux dires du Résident même, la faiblesse française n'était pas seulement due à la mobilisation : « Nos commerçants français ne sont ici que des boutiquiers qui attendent les clients et les affaires. Ils ne savent pas les langues du pays, ne courent pas le bled et ne peuvent pas acheter les productions indigènes ».

Même parmi les musulmans tunisois, le privilège des juifs aurait contribué à l'excitation opérée par les Jeunes Tunisiens de la Médina. L'excitation contre les israélites cadrait pourtant mal avec le raisonnement politique des Jeunes Tunisiens tel qu'il s'était manifesté dans la question des juridictions. Aussi la Revue du Maghreb reprocha-t-elle au « Colon Français » de parler du recrutement des juifs pour dresser les musulmans contre eux. D'autre part, elle s'éleva contre ces israélites qui étaient prêts au service militaire comme prix de la naturalisation française. Mohamed Bach-Hamba jugea compréhensible le désir israélite de conserver l'exemption, et il rejeta la proposition du « Colon » de frapper cette exemption d'un impôt spécial auquel les musulmans tunisois auraient difficilement échappé. L'idée semble avoir été qu'il fallait opposer une solidarité judéo-musulmane aux sollicitations aussi bien qu'aux excitations françaises. Une tentative d'organiser cette solidarité s'ensuivit après la fin de la guerre qui provoqua aussi de nouveaux troubles anti-juifs.

Lors du retour à la Goulette d'un régiment musulman en juillet 1920, un détachement aurait « balayé » les trottoirs avant la retraite officielle, en criant « à bas les juifs » particulièrement nombreux dans cette localité et en brutalisant tout le monde. Le colonel chargé d'une enquête sur la bagarre subséquente rapporta que des sous-officiers avaient attaqué des passants, mais selon le rapport définitif du Commandant de la DOT, l'attitude des militaires était parfaitement correcte, et les juifs avaient provoqué la bousculade « par leur luxe et par leurs manières arrogantes ».
La Ligue des Droits de l'Homme releva ces contradictions, et un antisémitisme encore plus ouvert dans certains journaux français. Le Journal "La Tunisie Française" parla aussi d'attaques de la part des tirailleurs, et s'appuya sur des déclarations de loyalisme par de notables israélites pour invalider la thèse de « provocation ».
Un autre incident, le mois suivant, rappela celui du Djellaz : les portefaix d'un mort musulman, en voie vers le cimetière, auraient bousculé un juif, et la police dut les dégager des autres israélites accourus au secours de leur coreligionnaire.

A Suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

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