60- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (4ème Partie)
Les musulmans, plus tolérants que les Occidentaux, ayant d'ailleurs un profond respect pour Abraham dont ils descendent par Ismaël, ont de tout temps exercé envers les juifs une hospitalité qui n'a manqué ni de libéralité ni de grandeur d'âme.
Acceptés comme étrangers, depuis dix-huit siècles, ils sont aujourd'hui encore dans la même position qu'au jour de leur arrivée, ne participant à aucun des privilèges réservés aux citoyens, mais ne subissant non plus aucune charge de l'état, sauf l’impôt des Dhimmis, gouvernés, d'après les livres saints, par des prêtres et des magistrats de leur choix.
Il est vrai qu'autrefois, tous les quinze ou vingt ans périodiquement, à la suite d'une émeute populaire provoquée par le fanatisme ou par l’avidité des Arabes et des Juifs, le gouvernement intervenait, rétablissait l'ordre après le pillage de quelques maisons, et faisait payer sa protection à beaux deniers comptants. Mais ces événements se produisaient avec tant de régularité que tout juif, tant soit peu prévoyant, prélevait sur ses économies et mettait dans un coin de son coffre-fort l'argent destiné à cette espèce de rançon. Aussi, malgré l'état d'abjection plus apparent que réel dans lequel ils vivaient, les juifs affluaient-ils en masse sur ce point du monde où ils trouvaient en définitive le plus de bien-être et de sécurité.
Leur supériorité sur les musulmans était tellement évidente que bien des fois des souverains, sacrifiant leurs préjugés à leurs intérêts, ont attiré à leur cour des banquiers de cette nation, et, sous le coup des bienfaits reçus, les ont appelés aux plus éminentes fonctions de l'état.
Quoiqu’émancipés complètement par l’intervention française dans la politique de la Régence, les juifs regrettent la domination turque, et ne voient dans les français à peine établis, qu’une future concurrence qui ne sert pas leurs intérêts sur 1a terre d'Afrique.
Cette race, positive et de qui l'amour-propre est depuis longtemps émoussé, supportait volontiers les outrages d'une populace ignorante et grossière, sachant bien que, ayant concentré en ses mains toutes les richesses, elle a trop de clairvoyance pour ne pas voir qu'avec des chrétiens un pareil rôle est désormais impossible.
Les juifs, comme les chrétiens du reste, habitent un quartier qui leur est propre et qui est situé au cœur de la ville. Mais ce n'est pas, comme autrefois en Allemagne et en Italie, un ghetto où ils étaient refoulés et maintenus même contre leur volonté. Il n'y a ni portes ni murs qui les séparent des autres habitants.
Ce n'est pas une espèce de ville maudite, de léproserie, d'où l'on ne pouvait pas sortir certains jours, ni avant certaines heures, et dont les portes avaient des geôliers, comme celles des prisons. Les juifs ne sont groupés ensemble sur un même point que dans leur intérêt, pour leur commodité, et en vertu de cette loi d'affinité qui attire l'un à l'autre des hommes de qui les passions et les principes sont les mêmes.
En Orient, pays de violence, d'anarchie et de despotisme, l'on éprouve plus qu'ailleurs ce besoin d'aide et de protection. C'est pour y obéir que des marchands des mêmes denrées, des artisans des mêmes métiers, des sectateurs du même culte, se sont réunis dans un même quartier, comme des membres d'une même famille dans une même maison.
Le quartier des Juifs s’appelle Hara et en fait, la Hara des Juifs ne peut pas être traduite par ghetto. La Hara était au cœur de la médina, même pas dans les faubourgs. La communauté juive a toujours vécu près des pouvoirs. Il y avait une communauté juive à Kairouan quand Kairouan était la capitale de l’Ifrikya, puis à Mahdia du temps des Fatimides et enfin à Tunis avec les Hafsides. Il y avait même des Hara dans des villages très éloignés tel que Nefta au Djérid. Tout cela parce que l’Etat musulman avait constitué un espace de protection et d’association pour les Juifs.
A Tunis, les Juifs habitent de préférence dans la rue Halfaouine et la rue Sidi-Mehrez, aux environs de cette étonnante mosquée, sorte de gros cube de maçonnerie blanche, surmonté de neuf coupoles, qui abrite les dépouilles de Sidi-Mehrez, défenseur de Tunis contre les Espagnols et patron commun des créanciers et des débiteurs, ce qui ne se comprend pas très bien.
La légende attribuait la présence des Juifs au rôle de Sidi Mehrez qui était, historiquement, l’homme qui a aidé à reconstruire Tunis. Il était un agent de la dynamisation de la vie économique dans la ville. Il a participé personnellement à la reconstruction des souks proches de sa zaouïa. Pour réaliser cela, il fallait permettre aux Juifs d’habiter dans la ville. Auparavant les Juifs habitaient en dehors de la ville, du côté de Mellassine. Sidi Mehrez a fait appel à leur savoir-faire artisanal et commercial et à leur maîtrise des techniques monétaires. Pour ce saint, la présence des Juifs dans la ville était vitale.
Les Juifs livournais dits Grana (ou Gornim), descendaient des Marranes chassés du Portugal sous la contrainte de l’Inquisition ; bon nombre des expulsés s’étaient établis dans les ports toscans, et notamment Livourne, qui les accueillirent favorablement, surtout à partir de 1593. Profitant de l’importante communauté juive de Tunis, les Livournais réussirent à établir des relations commerciales actives avec la Régence puis à constituer une forte colonie dans la ville entraînant l’aggravation du problème du logement. Les Livournais constituaient, et de loin, la communauté étrangère la plus nombreuse à Tunis au cours du XVIIe siècle.
Certaines sources les nomment « les Juifs francs », « les Juifs européens » ou même « les Juifs chrétiens ». Les premiers Deys Ottomans et les Beys Mouradites ont encouragé leur établissement dans la capitale de la Régence.
Hammouda Pacha ordonna la construction de logements dans les zones limitrophes de la Hara et les mit à la disposition des immigrants. En effet, à cette période, les immigrés juifs étaient obligés de louer à prix élevé des habitations appartenant à des musulmans. Or, des actes notariés nous révèlent qu’à l’époque des Mouradites, le Bey faisait construire des maisons dans le quartier de la Hara ou dans la zone limitrophe et il donnait à louer ses maisons à des Israélites. Constituées en Habous, les rentes de ces biens-fonds étaient destinées à l’alimentation des budgets des institutions de charité et des fondations religieuses.
Ainsi, l’acte de la constitution du wakf de la mosquée Hammouda Pacha, daté des débuts du mois de janvier 1664, signale que le fondateur dota la mosquée qu’il construisit à Tunis de 23 donations instituées en Habous. La majorité des donations se trouvaient dans le quartier juif.
De même, les registres des taxes locatives, Al-Kharrûba, qui datent de 1843 et de 1854-55 recensent parmi les biens immeubles Habous de la mosquée de Hammouda Pacha des maisons d’habitation, des chambres ou des étages à entrées indépendantes situés dans différents endroits de la Hara ; parfois le recensement donne le nom de la maison comme celles des Lambroso, Boukhobza, Bourjil, Sâada, Dayyen et Chatboun. En outre, les mêmes registres recensent des biens immeubles à usage économique (des boutiques, des entrepôts) et ces documents précisent leurs emplacements : à l’entrée de la Hara, dans le souk des Granas, dans la rue des Granas, dans le marché aux Poissons, etc. Certains locaux sont désignés par les noms de leur occupant, d’autres par leurs activités : épicier, cordonnier, café.
Trois décennies après Hammouda Pacha, Mohamed Bey construisit sa grandiose mosquée dans le quartier de Bab Souika. Lors de cette opération urbanistique, la Hara a été certainement le quartier qui profita le plus de l’élévation de ce magnifique monument. Plusieurs secteurs du quartier israélite furent rénovés. De nouvelles maisons d’habitation, de nouveaux locaux de commerce ou de service furent construits et octroyés aux Habous de la fondation religieuse.
Outre les habitations, le Bey Hammouda Pacha et ses successeurs contribuèrent à l’aménagement de ce quartier en l’équipant de boutiques, de cafés, de bains, d’abattoirs, etc. Deux souks ont été édifiés à cette époque ; souk el-Hout, marché aux poissons et souk el-Grâna qui porte le nom de la communauté immigrante. Les deux souks étaient des artères commerçantes parmi les plus belles et les plus animés de toute la médina.
Au XVIIIe siècle, cette forme d’intervention des autorités au profit des juifs et de la communauté livournaise en particulier continuera. Ainsi Houssein Ben Ali réalisa un lotissement à al-Drîna, dans une zone limitrophe du côté nord-est de la Hara, et loua les maisons nouvellement construites à des Israélites pour la plupart d’origine européenne.
Ainsi, les Beys en construisant de nouvelles maisons et en les concédant à des locataires israélites, certainement à des prix élevés, autorisaient la Hara à outrepasser ses limites médiévales. L’opération fut d’autant plus facile que ce quartier n’avait jamais été limité par une enceinte et que nombreuses étaient les habitations abandonnées et en ruines dans les zones proches.
Il est à noter, en outre, qu’en raison de la haute densité de son occupation, le quartier israélite était un espace de spéculation immobilière ; aussi les autorités, comme les particuliers, avaient-ils misé sur ce secteur de rente immobilière élevée pour financer plusieurs de leurs fondations et notamment celles à caractère public.
L’histoire de la Hara est l’histoire d’un quartier pauvre de la ville. Les quartiers arabes, si mal entretenus qu'ils soient, prennent un aspect de propreté relative à côté de la Hara, dont les ruelles tortueuses sont encombrées de femmes et d'enfants à moitié nus, jouant et se roulant au milieu de chiffons sales et d'immondices à soulever l'estomac le plus solide.
La densification de la population juive dans cet espace, qui faisait moins de dix hectares, s’est traduite par le fait que la Hara était devenue un foyer d’épidémies à la fin du XIXème siècle.
A cette période, de la Hara sont sorties aussi les élites juives qui se sont installées ensuite au quartier La Fayette ou à la Goulette. Le Caïd Nessim Scemama, qui était le plus riche parmi les riches de ce pays, est un enfant de la Hara. C’était Mahmoud Ben Ayed, le grand trésorier du Bey, qui l’avait associé et en a fait son courtier. Il a ensuite hérité du poste de trésorier de l’Etat après la fuite de Ben Ayed en France. La Hara a constitué une pépinière pour le makhzen pour recruter ses éléments les plus dynamiques. Mais ces Juifs qui se sont investis dans le service de l’Etat ont rompu avec leur groupe d’origine. Les Juifs les plus pauvres continuaient de vivre dans la Hara. Ce sont eux qui ont émigré en Israël en 1948 et non pas les riches qui ont préféré après l’indépendance partir en France.
A suivre ...
Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein
5 commentaires:
ya temeraire, tas reçu mon mail ?
Je ne suis pas historien mais ton superbe récit m’a rappelé deux choses, la première est que paraît-il, l’origine du mot « Hara » désignant le quartier des gens de confession juive viens du fait qu’un groupe d’hébraïque voulant s’installer dans le grand Tunis d’antan se sont adressés à Sidi Mehrez, et à la question « Et combien êtes-vous », le groupe de juif a répondu « Hara ya Sidi » c’est à dire dans le système de numérologie particulier de la Tunisie désigne le système à « base quatre » et qui veut dire nous somme une poignée, depuis, les quartiers des juifs dans les villes tunisiennes s’appellent « Hara »…
La deuxième chose est le souvenir du beau roman de Nine Moati « Les belles de Tunis » où elle parle précisément des juifs de l’époque de « Caïd Nessim Scemama » et de la « Hara » de la ville de Bizerte qui n’est autre que la « Kssiba » d ‘aujourd’hui.
@C pas moi:
Non !!!, est-ce que tu peux me l'envoyer encore.
@Khannouf : Le mot Hara n'a aucun rapport avec la tradition qui veut que les juifs Tunisiens aient dit à Sidi Mehrez qu'ils sont Hara, soit 4 familles ou personnes.
En Tunisie et en Algérie, on désigne par Hara le quartier des Juifs.
Le nom Hara désigne encore "le quartier" au Moyen-Orient
@temeraire: tu peux consulter ton compte bloglog, private message.
"Leur supériorité sur les musulmans était tellement évidente que bien des fois des souverains, sacrifiant leurs préjugés à leurs intérêts, ont attiré à leur cour des banquiers de cette nation, et, sous le coup des bienfaits reçus, les ont appelés aux plus éminentes fonctions de l'état.
Quoiqu’émancipés complètement par l’intervention française dans la politique de la Régence, les juifs regrettent la domination turque, et ne voient dans les français à peine établis, qu’une future concurrence qui ne sert pas leurs intérêts sur 1a terre d'Afrique.
Cette race, positive et de qui l'amour-propre est depuis longtemps émoussé, supportait volontiers les outrages d'une populace ignorante et grossière, sachant bien que, ayant concentré en ses mains toutes les richesses, elle a trop de clairvoyance pour ne pas voir qu'avec des chrétiens un pareil rôle est désormais impossible."
Ah non là je ne suis pas d'accord, c'est à mon tour de gueuler cette fois ci. Là tu as reculer en faisant des modifications aux textes pour plaire à l'oncle et ses potes . C'est pas du jeu, t'as tricher .Veux tu remettre les texte d'origine stp . Bon allez j'arrête j'ai assez rigolé .
Tun68 ! T'est toujours là ?
Tiens donc, tu n'as plus rien à dire en ce moment a ce que je vois .
C'est incroyable, nous les arabes, on a subis tous les désagréments possibles et imaginables, les insultes et brimades et on est toujours au plus bas de l'échelle de la société européenne et l'on ne se plains pas . Ceux qui sont les plus riches qui vivent dans les beaux quartiers et qui accèdent aux plus hautes fonctions, se plaignent . C'est a n'y rien comprendre . Faudrait peut-être que l'on aprenne à pleurer en toute circonstances, ça peut peut-être nous aider .
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