66- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (10ème Partie)
L'apparition du sionisme, mouvement à la fois d'affirmation nationale des juifs et d'émigration en Palestine, compliqua encore les relations entre israélites, musulmans et Français. Toutes les combinaisons étaient possibles. Les israélites tunisiens qui s'intéressaient à un Etat Juif (une minorité d'ailleurs) pouvaient s'élever contre l'Alliance Israélite qui avait abandonné la culture de l'esprit juif en faveur de l'éducation française, miser le loyalisme envers la France pour obtenir son soutien en Palestine ou conseiller aux israélites tunisiens d'apprendre l'arabe, langue officielle en Tunisie aussi bien qu'en Palestine.
Les jeunes Tunisiens pouvaient dénoncer le sionisme comme entreprise anti-juive (un leurre des Français pour incorporer les juifs dans l'armée) ou anti-arabe (les Jeunes Tunisiens n'avaient pas manqué de répandre aussitôt cette rumeur que c'était pour livrer Jérusalem aux juifs que la France faisait tuer tant de soldats indigènes). Ayant constaté ceci, Le Résident Général obtint le silence d'une association sioniste par des pourparlers, et décida d'en « boucler » une autre. « La France a des intérêts musulmans qu'elle doit ménager. C'est ce qui l'oblige à une réserve officielle à l'égard du sionisme ».
Des antisémites français saisirent l'occasion plutôt pour sortir de la réserve : un drapeau sioniste arboré lors de la fête de la victoire en novembre 1918 fut déchiré dans une bagarre entre Israélites et Français. Des bandes de soldats prirent l'incident comme le signal de départ pour une nuit de pillages dans la Hara de Tunis, dont un habitant fut tué. Après les violences de cette nuit, la Driba commença par condamner un Israélite à trois mois de prison pour agression, alors que les procès contre quatre musulmans pour vols et violences traînaient. Dans le procès concernant le meurtre d'un israélite, la culpabilité des prévenus ressortait de toutes les données de l'information, mais les "brillantes plaidoiries" des deux avocats Tunsien et Français aboutirent à l'acquittement.
Le climat que créaient ces incidents n'était certes pas favorable à un rapprochement populaire entre musulmans et israélites. Mais il amenait, de part et d'autre, les intellectuels à reconnaître la nécessité d'un tel rapprochement pour modifier le régime colonial qui profitait de la division. On ne pouvait pas expecter de voir les juifs participer au nationalisme teint de zèle religieux qui se faisait parfois remarquer parmi les musulmans, mais par contre, il y avait de la place pour eux dans les efforts de modifier le régime du Protectorat avec l'appui de Français libéraux. C'est le long de ces lignes que les trente notables Israélites présents (d'après Khairallah), à la première réunion pré-destourienne, se seraient détachés du mouvement.Or certains Israélites continuaient à jouer un rôle actif, comme l'avocat Albert Bessis, qui hébergeait certaines réunions subséquentes.
Les statuts du « Parti libéral » prévoyaient la participation de Tunisiens Israélites aussi bien que musulmans. Un autre avocat juif, Jacques Scemama, était parmi les défenseurs de Thâalbi, et nous avons vu un troisième, Elie Zirah, participer à la deuxième délégation parisienne. En même temps, son collègue Elie Uzan était un membre de la délégation des quarante.Les Bessis et les Scemama étaient des familles influentes, mais leurs membres pro-destouriens agissaient plutôt à titre individuel.
D'une manière semblable, dix israélites notables fondèrent, ensemble avec dix musulmans, l'hebdomadaire constitutionnaliste La Tunisie Nouvelle en octobre 1920. Le comité directeur aurait compris entre autres le Dr Boulakia, représentant Israélite à la Conférence Consultative, ainsi que Guellaty, Djilani Ben Romdane, Noômane et Djaïbi. Ce comité, connu sous le nom d'«Union judéo-musulmane», ne tarda pas à s'effondrer après des « discussions orageuses ».
Le journal cessa de paraître sous l'égide du comité mixte et d'être imprimé par « La Renaissance » à la fin de 1920. Quelques numéros épars parurent encore, sous la direction d'un jeune employé de banque israélite, sans participation de musulmans, mais avec des sympathies pour eux. Il n'était plus question d' « Union judéo-musulmane » par la suite, mais encore en 1920, le Destour se serait efforcé de recruter des membres israélites en leur offrant une Thora au lieu du Coran pour prêter serment.
Ce qui rendait rares les constitutionnalistes israélites, c'était leur isolement au sein de leur communauté religieuse. Les juifs se gardaient de toute hostilité envers ce Protectorat qui améliorait leurs conditions d'existence. Même ceux qui réclamaient la constitution le faisaient uniquement pour obtenir un régime plus libéral, sans arrière-pensée d'indépendance ultérieure. Ce fut donc plus qu'une précaution oratoire si La Tunisie Nouvelle souligna que la constitution se tiendrait dans le cadre du Protectorat, et que le but final serait la bonne intelligence aussi bien entre Tunisiens et Français qu'entre tunisiens et israélites.
Un autre journal israélite exprima l'espoir que la constitution ouvrirait les emplois administratifs aux israélites. Mais d'autres encore critiquaient La Tunisie Nouvelle en déclarant toute « union judéo-musulmane » impossible à cause des différences religieuses, ou en condamnant au nom du judaïsme de Tunisie ... les jeunes écervelés qui ne sauraient engager la masse juive, calme et pacifique, étrangère aux manœuvres ténébreuses d'un petit clan gallophobe.
D'après les publications connues sous le nom "Rodd Balek, رد بالك ", les juifs se méfiaient des avances que leur faisaient les journaux arabes, et comptaient sur les Français pour garantir leur tranquillité malgré l'antisémitisme de la droite. L'administration faisait des efforts pour se dégager de cet antisémitisme. Une feuille violente, qui ne se gênait pas de parler de « youtrons » ou de « parasites que nous écraserons », fut interdite en 1920. On ménageait les israélites nettement francophiles. Aussi l'Alliance Israélite recevait-elle, dès 1916, une subvention pour son "œuvre patriotique et éducative".
On constata que les israélites de Tunis manifestent quelque tristesse de l'espèce de discrédit dans lequel les tiennent les Français ; pour leur donner des signes d'une sympathie égale à celle dont bénéficiaient les musulmans, le Résident décida de récompenser par la Légion d'Honneur "l'attitude la plus nettement française" du Grand Rabbin défunt pendant la guerre. La décoration posthume s'avérant impossible, le choix tomba sur le président de la caisse de bienfaisance Israélite, qui avait organisé des souscriptions pour les œuvres de secours et les emprunts français.
L'idée réapparut d'accorder aux Israélites la compétence des tribunaux français, comme réponse à la tentative judéo-musulmane essayée contre nous par les Jeunes Tunisiens. C'était impossible à cause du système du Protectorat, mais on pouvait faciliter la naturalisation individuelle des Israélites dans l'intérêt de l’influence et de la puissance française en Tunisie, vu la lenteur du peuplement français.
Il sera constaté en effet surtout les juifs faire usage à partir de 1923 des nouvelles possibilités de naturalisation, offertes en principe aussi aux musulmans.
Un autre aspect judéo-musulman des réformes de "politique indigène" était la Chambre de Commerce Indigène. Aux dires de son premier président, M'hamed Chenik, l'idée de l'administration était déjouer sur les animosités existantes en plaçant musulmans et Israélites dans la même Chambre. Or le résultat était plutôt un rapprochement, grâce aux bonnes intelligences personnelles. Les entreprises commerciales conjointes, loin d'être habituelles, n'étaient pas exclues. D'autre part, c'est des années 1920 que date l'ascension des épiciers Djerbiens au détriment des Israélites.
FIN.
Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein