mardi 19 juin 2007

55- La Révolte d’Abou Yézid, l’Homme à l’Âne (2ème Partie)

Abou Yézid s’installa dans le camp de Meyssour, et, suivant son plan de campagne, au lieu de profiter de la terreur répandue par sa dernière victoire pour marcher sur El Mahdia, il lança ses guerriers par groupes sur les provinces de l’Ifriqiya. Les farouches sectaires portèrent alors le ravage et la mort dans tout le pays, qu’ils couvrirent de sang et de ruines. Parmi les plus acharnés à commettre ces excès, se distinguèrent les Beni Kemlane. L’autorité d’Abou Yézid s’étendit au loin.
Plusieurs places fortes tombèrent en son pouvoir et notamment Sousse, où les plus épouvantables cruautés furent commises.

Ce fut sans doute vers ce moment qu’Abou Yézid envoya à l’Omeyade An-Nasser, Khalife de Cordoue, une ambassade pour lui offrir son hommage de fidélité. Cette démarche, il est inutile de le dire, fut fort bien accueillie par la cour d’Espagne. La municipalité de Kairouan avait, dit-on, insisté, pour qu’il la fit. Afin de lui plaire, Abou Yézid avait rétabli dans cette ville le culte orthodoxe.

L’Homme à l’âne, sur le point de réussir, agissait déjà en souverain. Enivré par ses succès, il ne tarda pas à rejeter sa robe de mendiant pour se vêtir d’habillements princiers et s’entourer des attributs de la royauté. Il allait au combat monté sur un cheval de race. Ce n’était plus l’homme à l’âne. Pendant ce temps, Al-Kaïm occupait ses troupes à couvrir sa capitale de solides retranchements, car il s’attendait tous les jours à voir paraître l’ennemi sous ses murs. En même temps, il put faire passer un message aux Kétamiens, toujours fidèles, et à leurs voisins les Sanhadja.

Ces derniers accueillirent favorablement sa demande de secours. Leur chef Ziri ben Menad, que des généalogistes complaisants rattachèrent à la filiation du prophète, s’était, ainsi qu’on l’a vu, déclaré l’ami des Fatimides ; la rivalité de sa tribu avec celle des Zenètes Mag’raoua était une raison de plus pour combattre la révolte des Zenètes Kharidjites.
Des contingents fournis par les Kétama et les Sanhadja vinrent harceler les derrières de l’armée nekkarienne, tandis que des forces plus considérables se concentraient à Constantine.

Après être resté pendant 70 jours dans une inaction inexplicable. Abou Yézid vint mettre le siège devant Al Mahdia. Le faubourg de Zouïla tomba en sa possession, à la suite d’une série de combats qui durèrent plusieurs jours, et il s’avança jusqu’à la Meçolla, à une portée de flèche de la ville (janvier 945). Ainsi se trouva réalisée une prédiction attribuée au Mehdi.

Abou Yézid, dans son ardeur, avait failli se faire prendre, il reconnut que la ville ne pouvait être enlevée par un coup de main et, ayant établi un vaste camp retranché ans dessus de Zouïla, au lieu dit Fehas-Terennout, il entreprit le siège régulier d’El Mahdia.
Ce fut alors que les Kétama et Sanhadja, pour opérer une diversion, sortirent de leur camp de Constantine et vinrent attaquer, à revers, l’armée Kharidjite. Mais, Abou Yézid lança contre eux les Ourfeddjouma (8), sous la conduite de Zeggou el Mezati, et ces troupes parvinrent à les repousser. Ainsi, Al-Kaïm demeura abandonné à lui-même, n’ayant d’autre espoir de salut que dans son courage et sa ténacité.
Abou Yézid pressa le siège, livrant de nombreux assauts à la ville ; les Fatimides, de leur côté, firent de continuelles sorties. L’issue de ces engagements était généralement indécise, car les assiégeants, en raison de la configuration du terrain, ne pouvaient mettre en ligne toutes leurs forces et perdaient l’avantage du nombre. L’Homme à l’âne se multipliait, conduisant lui-même ses guerriers au combat et il faillit trouver la mort dans une de ces luttes, ou l’acharnement était égal de part et d’autre.

Il fallut dès lors renoncer à enlever la place de vive force et se contenter de maintenir un blocus rigoureux. Pour employer une partie de ses troupes et se procurer des approvisionnements, Abou Yézid les envoyait fourrager dans l’intérieur. Bientôt la famine vint ajouter à la détresse des assiégés, entassés dans El Mahdia, et Al-Kaïm dut se décider à expulser les non-combattants qui étaient venus s’y réfugier lors de l’approche des Kharidjites.
Ces malheureux, femmes, vieillards et enfants furent impitoyablement massacrés par les Nekkariens, qui leur ouvraient le ventre pour chercher, dans leurs entrailles; les bijoux et monnaies qu’ils supposaient avoir été avalés par les fuyards.
Abou Yézid donnait lui-même l’exemple de la cruauté : tout prisonnier était torturé. Les Obeidites, de leur côté, ne faisaient aucun quartier.
Le siège traînait en longueur ; les Fatimides avaient trouvé de nouvelles ressources, soit dans les magasins d’approvisionnement, soit par suite d’un ravitaillement exécuté par Ziri ben Menad, selon Ibn- Khaldoun (ce qui semble peu probable, à moins qu’il n’ait été opéré par mer).

Dans les premiers jours, des rassemblements considérables de Berbères arrivant du Djebel Nefoussa (9), du Zab, ou même du Maghreb, venaient sans cesse grossir l’armée des Nekkariens. Mais cette armée, par sa composition hétérogène, ne pouvait subsister qu’à la condition d’agir et surtout de piller. L’inaction, les privations ne pouvaient convenir à ces montagnards accourus à la curée. L’Homme à l’âne essayait de les lancer sur les contrées de l’intérieur ; mais à une grande distance, il ne restait plus rien ; tout avait été pillé. Les guerriers nekkariens commencèrent à murmurer ; bientôt des bandes entières reprirent le chemin de leur pays et, une fois cette impulsion donnée, l’immense rassemblement ne tarda pas à se fondre.

Promptement, Abou Yézid n’eut plus autour de lui que les contingents des Houara de l’Aurès (10) et des Beni Kemlane et quelques Beni Ifrene. El-Kaïm profita de l’affaiblissement de son ennemi pour effectuer une sortie énergique qui rejeta l’assiégeant dans son camp.
En même temps, des émissaires habiles suscitèrent le mécontentement parmi les derniers adhérents d’Abou Yézid, en faisant ressortir combien son luxe et sa conduite déréglée étaient indignes de son caractère.

Incapable de résister à une nouvelle sortie et ne pouvant même plus compter sur ses derniers soldats, Abou Yézid se vit forcé de lever le siège au plus vite et d’opérer sa retraite sur Kairouan, en abandonnant son camp aux assiégés. Selon Al-Kaïrouani, trente hommes seulement l’accompagnaient dans sa fuite (août 945).

El Mahdia se trouva ainsi délivrée au moment ou les rigueurs du blocus l’avaient réduite à la dernière extrémité. Depuis longtemps, les vivres étaient épuisées ; on avait dû manger la chair des animaux domestiques et même celle des cadavres. Les assiégés trouvèrent dans le camp Kharidjite des vivres en abondance et des approvisionnements de toute sorte. Aussitôt, le Khalife Al-Kaïm reprit l’offensive.
Tunis, Sousse et autres places rentrèrent en sa possession, car la retraite des nekkariens avait été le signal d’un tollé général de la part des populations victimes de leurs excès.

Quant à Abou Yézid, il avait été reçu avec le dernier mépris par les habitants de Kairouan, lorsqu’ils avaient vu sa faiblesse. L’Homme à l’âne, en éprouvant la rigueur de la mauvaise fortune, changea complètement de genre de vie, il revint à la simplicité des premiers jours et reprit la chemise de laine et le bâton, simple livrée sous laquelle il avait obtenu tous ses succès. En même temps, des officiers dévoués lui amenèrent des troupes fidèles qui occupaient différents postes. Il se mit à leur tête et porta le ravage et la désolation dans les campagnes environnantes.

Sur ces entrefaites, Ali ben Hamdoun, gouverneur de Mecila, ayant réuni un corps de troupe, opéra sa jonction avec les contingents des Kétama et Sanhadja et s’avança à marches forcées au secours des Fatimides.
Les garnisons de Constantine et de Sicca Veneria (le Kef) se joignirent à eux. Mais Ayoub, fils d’Abou Yézid, suivait depuis Béja tous leurs mouvements, et, une nuit, il attaqua à l’improviste Ibn Hamdoun dans son camp. Les confédérés, surpris avant d’avoir pu se mettre en état de défense, se trouvèrent bientôt en déroute et les Nekkariens en firent un grand carnage. Ali ben Hamdoun, lui-même, tomba, en fuyant, dans un précipice où il trouva la mort. Les débris de l’armée, sans penser à se rallier, rentrèrent dans leur cantonnement.

Tunis était tombée, quelques jours auparavant, au pouvoir de Hassen ben Ali, général d’Al-Kaïm, qui avait fait un grand massacre des Kharidjites et de leurs partisans.
Aussitôt après sa victoire, Ayoub se porta sur Tunis, mais le gouverneur Hassen étant sorti à sa rencontre, plusieurs engagements eurent lieu avec des chances diverses. Ayoub finit cependant par écraser les forces de son ennemi et le couper de Tunis, où les Nekkariens entrèrent de nouveau en vainqueurs. Hassen, qui s’était réfugié sous la protection de Constantine, toujours fidèle, entreprit de là plusieurs expéditions contre tes tribus de l’Aurès.

Encouragé par ce regain de succès, Abou Yézid voulut tenter un grand coup. Dans le mois de janvier 946, il alla, à la tête d’un rassemblement considérable, attaquer Sousse, et, pendant plusieurs mois, pressa cette place avec un acharnement qui n’eut d’égal que la résistance des assiégés.

Sur ces entrefaites, un dimanche, le 18 mai 946, le Khalife Aboul Kacem el
Kaïm cessa de vivre à El Mahdia. Il était figé de 55 ans. Avant sa mort, il désigna comme successeur son fils Abou Tahar Ismaïl qui devait plus tard recevoir le surnom d’Al-Mansour (le victorieux). Selon Al-Kaïrouani, Al-Kaïm aurait, un mois avant sa mort, abdiqué en faveur de son fils.

Ismaïl, le nouveau Khalife fatimide, était âgé de 32 ans. C’était un homme courageux, instruit et distingué. Il s’élevait, dit Ibn-Hammad, au-dessus de tous les princes de la famille Obeidite par la bravoure, le savoir et l’éloquence. Dans les circonstances où il prenait le pouvoir, il lui fallait autant de prudence que de décision ; aussi, pour éviter de fournir un nouveau sujet de perturbation, commença-t-il par tenir secrète la mort de son père. Rien, à l’extérieur, ne laissa supposer le changement de règne.

Sousse était, alors réduite à la dernière extrémité. Le premier acte d’Ismail fut d’envoyer une flotte porter des provisions et un puissant renfort aux assiégés. Les généraux Rachik et Yakoub ben Ishak, qui commandaient cette expédition, abordèrent heureusement et, secondés par les troupes de la garnison, vinrent avec impétuosité attaquer le camp des Nekkariens, au moment où ceux-ci se croyaient sûrs de la victoire.
Après une courte lutte, les Kharidjites furent mis en déroute et leur camp demeura aux mains des Fatimides. Sousse était sauvée.

Abou Yézid chercha un refuge à Kairouan, où se trouvaient ses femmes et le fidèle Abou Ammar. Mais les habitants de la ville, indisposés contre lui à cause de ses cruautés, et voyant son étoile sur le point d’être éclipsée, fermèrent les portes à son approche et refusèrent de le recevoir. Il se retira à Sbiba, suivi seulement de quelques partisans. En même temps, le Khalife Ismaïl, après avoir passé par Sousa, faisait son entrée à Kairouan (fin mai 946). Il accorda une amnistie générale aux habitants de cette ville. Les femmes et les enfants d’Abou Yézid furent respectés, et le prince fit pourvoir à leurs besoins.

La suite : 56- La Révolte d’Abou Yézid, l’Homme à l’Âne (3ème Partie)

(8) Tribu du sud Tunisien
(9) le Djebel Nefoussa s'étend du sud de la Tunisie à l'est de la Libye Certains descendants des kharijites s’y trouvent encore aujourd’hui.
(10) La tribu berbère des Houara occupait jadis presque toutes les plaines qui s'étendent de Tébessa à constantine. Les Henencha, Harkata et Nememcha ne sont autres que leurs descendants.

2 commentaires:

StartUp.Tunisie a dit…

Encore une fois, bravo pour la qualité du Blog

Bonne continuation

Téméraire a dit…

@Kais'blog : Marhbé bik, c'est un plaisir de partager des détails des épisodes de notre histoire inconnus par le grand public.