54- La Révolte d’Abou Yézid, l’Homme à l’Âne (1ère Partie)
Abou Yézid, fils de Makhled ben Kidad El Ifréni (أبو يزيد مخلد بن كيداد), Zénète de la tribu des Beni Ifréne, fraction des Ouargou, avait été élevé à Takious(1), dans le pays de Kastiliya(2).
Il était né, dit-on, à Nefzaoua (selon certaines autres sources au Soudan, du commerce de son père avec une négresse, dans un voyage effectué par Makhled pour ses affaires). Il avait fait ses études à Takious et à Tozeur, où il avait reçu les leçons du Mokaddem (évêque) des Ibâdites Abou-Ammar, l’aveugle. Il s’était ainsi pénétré, dès son jeune âge, des principes de ces sectaires et particulièrement de la fraction qui était désignée sous le nom de Nekkariens(3). C’étaient des puritains militants qui permettaient le meurtre, le viol et la spoliation sur tous ceux qui n’appartenaient pas à leur secte.
Abou Yézid était contrefait, boiteux de naissance et fort laid, mais, dans cette enveloppe frêle et disgracieuse, brûlait une âme ardente et d’une énergie invincible. Il possédait à un haut degré l’éloquence qui entraîne les masses.
Dès qu’il eut atteint l’âge d’homme, il s’adonna à l’enseignement, c’est-à-dire qu’il s’appliqua à répandre les doctrines de sa secte, et ses prédications enflammées n’avaient qu’un but : pousser à la révolte contre l’autorité constituée. Il parcourut les tribus Kharidjites en pratiquant le métier d’apôtre, et se trouvait à Tiharet au moment du triomphe du Mehdi. Il se posa, dès lors, en adversaire résolu de la Dynastie Fatimide.
Forcé de fuir de Tiharet, il rentra dans le pays de Kastiliya et ne tarda pas à se faire mettre hors la loi par les magistrats de cette province. Il tenta alors d’effectuer le pèlerinage, mais il ne paraît pas qu’il eût réalisé ce projet, qui n’était peut-être qu’une ruse de sa part pour détourner l’attention.
Vers 928, il était de retour à Takious et, dès l’année suivante, commençait grouper autour de lui des partisans prêts à le soutenir dans la lutte ouverte qu’il allait entamer.
En 934, il se crut assez fort pour lever l’étendard de la révolte à Takious, mais le souverain Fatimide s’étant décidé à agir sérieusement contre lui, Abou Yézid dut encore prendre la fuite. Il renouvela sa tactique et simula ou effectua un voyage en Orient.
Après quelques années de silence, il rentrait à la faveur d’un déguisement à Tozeur (938) mais avant été reconnu, il fut arrêté par le gouverneur et jeté en prison. A cette nouvelle, son ancien précepteur Abou-Ammar, l’aveugle, mokaddem des Nekkariens, cédant aux instances de deux des fils d’Abou Yézid, nommés Fadhel et Yézid, réunit un groupe de ses adeptes et alla délivrer le prisonnier.
Cette fois, il n’y avait plus à tergiverser et il ne restait à Abou Yézid qu’à combattre ouvertement. Il se réfugia dans le sud chez les Beni Zendak, tribu Zénète, et, de là, essaya d’agir sur les populations Zénètes de l’Aurès et du Zab et notamment sur les Beni Berzal.
Il avait soixante ans, mais son ardeur n’était nullement diminuée, malgré l’âge et les infirmités. Après plusieurs années d’efforts persévérants, il parvint à décider ces populations à la lutte. Vers 912, il réunit ses principaux adhérents dans l’Aurès, se fit proclamer par eux cheikh des vrais croyants, leur fit jurer haine à mort aux Fatimides et les invita à reconnaître la suprématie des Omeyades d’Espagne. Il leur promit en outre qu’après la victoire, le peuple berbère serait administré, sous la forme républicaine, par un conseil de douze cheiks. L’homicide et la spoliation étaient déclarés licites à l’encontre des prétendus orthodoxes, dont les familles devaient être réduites en esclavage.
En 942, Abou Yézid profita de l’absence du gouverneur de Baghaï (4) pour venir, à la tête de ses partisans, ravager les environs de cette place forte.
Une nouvelle course dans la même direction fut moins heureuse, car le gouverneur, qui, cette fois, était sur ses gardes, repoussa les Nekkariens et les poursuivit dans la montagne; mais, s’étant engagé dans des défilés escarpés, il se vit entouré de Kharidjites et forcé de chercher un refuge derrière les remparts de sa citadelle.
Abou Yézid essaya en vain de le réduire ; manquant de moyens pour faire, avec succès, le siège de Baghai, il changea de tactique. Des ordres, expédiés par lui aux Beni Ouacin, ses serviteurs spirituels, établis dans la partie méridionale du pays de Kastiliya, leur prescrivirent d’entreprendre le siège de Tozeur et des principales villes du Djérid. Cette feinte réussit à merveille, et, tandis que toutes les troupes des postes du sud se portaient vers les points menacés, Abou Yézid venait s’emparer sans coup férir de Tébessa et de Medjana. La place de Mermadjenna éprouva bientôt le même sort ; dans cette localité, le chef de la révolte reçut en présent un âne gris dont il fit sa monture. C’est pourquoi on le désigna ensuite sous le sobriquet de l’homme à l’âne.
De là, Abou Yézid se porta sur El-Orbos (5), et, après avoir mis en déroute le corps de troupes Kétamiennes qui protégeait cette place, il s’en empara et la livra au pillage : toute la population réfugiée dans la grande mosquée fut massacrée par ses troupes, qui se livrèrent aux plus grands excès. Ainsi, un succès inespéré couronnait les efforts de l’apôtre.
L’homme à l’âne prit alors le titre de Cheikh des Croyants : vêtu de la grossière chemise de laine à manches courtes usitée dans le sud, il affectait une grande humilité, n’avait comme arme qu’un bâton et comme monture qu’un âne.
En présence du danger qui le menaçait, le Calife Fatimide Al-Kaïm bi Amr Allah, sans s’émouvoir, réunit des troupes et les envoya renforcer les garnisons des places fortes.
Avec le reste de ses soldats, il forma trois corps dont il donna le commandement en chef à Meyssour. L’esclavon Bochra partit à la tête d’une de ces divisions pour couvrir Béja, menacée par les Nekkariens. Le général Khalil ben Ishak alla occuper Kairouan et Rakada (6), avec le second corps. Enfin Meyssour demeura avec le dernier è la garde d’El-Mehdia.
Abou Yézid marcha directement sur Béja et fi t attaquer de front l’armée de Bochra par un de ses lieutenants nommé Ayoub. Celui-ci n’ayant pu soutenir le choc des troupes régulières, l’Homme à l’âne effectua en personne un mouvement tournant qui livra aux Kharidjites le camp ennemi et changea la défaite en victoire. La ville de Béja fut mise à feu et à sang par les vainqueurs. Les hommes, les enfants mêmes furent passés au fil de l’épée, les femmes réduites en esclavage. Cette nouvelle
victoire eut le plus grand retentissement dans le pays et, de partout, accoururent, sous la bannière d’Abou Yézid, de nouveaux adhérents, autant pour échapper à ses coups que dans l’espoir de participer au butin.
Les Beni Ifrene et autres tribus Zénètes formaient l’élite de son armée. L’Homme à l’âne s’efforça de donner une organisation è ces hordes indisciplinées qui reçurent des officiers, des étendards, du matériel et des tentes ; quant à lui, il conserva encore la simplicité de son accoutrement.
De Tunis, où il s’était réfugié, Bochra envoya contre les Nekkariens de nouvelles troupes, mais elles essuyèrent encore une défaite à la suite de laquelle ce général, contraint d’évacuer Tunis, alla se réfugier à Sousse.
L’Homme à l’âne, après avoir fait une entrée triomphale à Tunis, alla établir son camp sur les bords de la Medjerda, pour y attendre de nouveaux renforts, afin d’attaquer le souverain Fatimide au cœur de sa puissance. Les populations restées fidèles à cette dynastie se réfugièrent sous les murs de Kairouan. Le moment décisif approchait.
En attendant qu’il pût investir El Mahdia, Abou Yézid, pour tenir ses troupes en haleine, les envoya par petits corps faire des incursions sur les territoires non soumis. Ces partis répandirent la dévastation dans les contrées environnantes et rapportèrent un butin considérable.
Enfin l’Homme à l’âne donna le signal de la marche sur la capitale. En avant de Sousse, l’avant-garde, commandée par Ayoub, se heurta contre Bochra et ses guerriers brûlant de prendre une revanche. Les Kharidjites furent entièrement défaits : quatre mille d’entre eux restèrent sur le champ de bataille et un grand nombre de prisonniers furent conduits à El Mahdia, où le prince ordonna leur supplice.
Cet échec, tout sensible qu’il fût, n’était pas suffisant pour arrêter l’ardeur des Nekkariens avides de pillage. Bientôt, en effet, renforcés de nouveaux volontaires, ils reprirent leur marche vers le sud et arrivèrent sous les murs de Rakada. A leur approche, les troupes abandonnèrent cette place et allèrent se renfermer dans Kairouan. Après être entré sans coup férir dans Rakada, Abou Yézid se porta sur Kairouan, qu’il investit avec les cent mille hommes dont il était suivi.
Khalil ben Ishak, qui n’avait rien fait pour empêcher l’investissement de la ville dont il avait le commandement, ne sut pas mieux la défendre pendant le siège. Dans l’espoir de sauver sa vie, il entra en pourparlers avec Abou Yézid et poussa l’imprudence jusqu’à venir à son camp. L’homme à l’âne le jeta dans les fers et bientôt le fit mettre à mort, malgré les représentations que lui adressa Abou Ammar contre cet acte de lâcheté. Pressée de toutes parts et privée de chef, la ville ne tarda pas à ouvrir ses portes aux assiégeants (milieu d’octobre 944).
Suivant leur habitude, les Kharidjites livrèrent Kairouan au pillage ; les principaux citoyens, les savants, les légistes étant venus implorer la clémence du vainqueur, n’obtinrent que d’humiliants refus; ils auraient même, selon Ibn Khaldoun, reçu l’ordre de se joindre aux Kharidjites et de les aider à massacrer les habitants de la ville et les troupes Fatimides.
On dit qu’en faisant son entrée dans la ville, Abou Yézid criait au peuple: « Vous hésitez à combattre les Obeidites (7) ? Voyez cependant mon maître Abou Ammar et moi ; l’un est aveugle, l’autre boiteux : Dieu nous a donc, l’un et l’autre, dispensés de verser notre sang dans les combats, mais nous ne nous en dispensons pas ! ».
Dans toute cette première partie de la campagne, les généraux fatimides semblent avoir lutté d’incapacité, en se laissant successivement écraser sans se prêter aucun appui. Après la chute de Kairouan, Meyssour, sortant de son inaction, vint, à la tête d’une nombreuse armée, attaquer le camp des Kharidjites. La bataille eût lieu au col d’El-Akouïne, en avant de la ville sainte, et elle parut, d’abord, devoir être favorable aux Fatimides, lorsque le contingent de la tribu Houaride des Beni Kemlane de l’Aurès, transportée quelques années auparavant dans l’Ifriqiya, passa dans les rangs Kharidjites et, se retournant contre les troupes Fatimides, y jeta le désordre, suivi bientôt de la défaite. Meyssour reçut la mort de la main des Beni Kemlane qui portèrent sa tête au chef de la révolte. Les tentes et les étendards obeidites tombèrent aux mains des Nekkariens. La tête de Meyssour, après avoir été traînée dans les rues de Kairouan, fut envoyée en Maghreb avec la nouvelle de la victoire.
La Suite : 55- La Révolte d’Abou Yézid, l’Homme à l’Âne (2ème Partie)
Remarques personnelles :
(1) Takious ou Taguïous est située à environ 10 km de Tozeur du côté de Ouled Majed du côté de l’est, il ne reste plus d’elle que quelques vestiges épars dans les Oasis et au flanc de la montagne. Elle se situe juste à côté de Deguech
(2) Kastiliya : Actuel Djérid
(3) Nekkariens : « النكار « c’est une secte à part auquelle il faudrait peut être réservé toute une note. Se sont un groupe d’Ibadites constitué de Abdallah Ibn Abdelaziz, Abou Maarouf Choayb, Abou Moarrekh Amrou ben Mohamed, Hatem ben Mansour et Abdallah ben Zid El Fazari qui se sont séparés de leur maitre Abou Oubayda Moslem Ibn Abi Karima en raison de leurs divergences théologiques.
Ils ont commencé leur aventure comme étant un groupe politique d’opposition aux Ibadites. Le côté spirituel de cette secte s’était développé au sein de ses dissidents à la Bassora.
(4) Ville historique située en Algérie dans la Wilaya de Kenchela
(5) El-Orbos connue aussi sous le nom de Laribus située juste à côté de la ville de Dahmani en Tunisie
(6) Ville située à côté de Kairouan
(7) Les Fatimmides sont appelés aussi Obeidites par référence au fondateur de cette dynastie Obeyd Allah Al Mahdi.
Source :
1- Précis de l’histoire de l'Afrique Septentrionale
Par Ernest MERCIER - 1868
2- Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 530-542, t. III, p. 201-213.
3- El- Bekri, Ibn-Hammad, El-Kaïrouani, p. 98 et suivantes. Documents
sur l’hérétique Abou-Yézid, par Cherbonneau. Revue africaine, n° 78, et collection
du Journal asiatique.
Il était né, dit-on, à Nefzaoua (selon certaines autres sources au Soudan, du commerce de son père avec une négresse, dans un voyage effectué par Makhled pour ses affaires). Il avait fait ses études à Takious et à Tozeur, où il avait reçu les leçons du Mokaddem (évêque) des Ibâdites Abou-Ammar, l’aveugle. Il s’était ainsi pénétré, dès son jeune âge, des principes de ces sectaires et particulièrement de la fraction qui était désignée sous le nom de Nekkariens(3). C’étaient des puritains militants qui permettaient le meurtre, le viol et la spoliation sur tous ceux qui n’appartenaient pas à leur secte.
Abou Yézid était contrefait, boiteux de naissance et fort laid, mais, dans cette enveloppe frêle et disgracieuse, brûlait une âme ardente et d’une énergie invincible. Il possédait à un haut degré l’éloquence qui entraîne les masses.
Dès qu’il eut atteint l’âge d’homme, il s’adonna à l’enseignement, c’est-à-dire qu’il s’appliqua à répandre les doctrines de sa secte, et ses prédications enflammées n’avaient qu’un but : pousser à la révolte contre l’autorité constituée. Il parcourut les tribus Kharidjites en pratiquant le métier d’apôtre, et se trouvait à Tiharet au moment du triomphe du Mehdi. Il se posa, dès lors, en adversaire résolu de la Dynastie Fatimide.
Forcé de fuir de Tiharet, il rentra dans le pays de Kastiliya et ne tarda pas à se faire mettre hors la loi par les magistrats de cette province. Il tenta alors d’effectuer le pèlerinage, mais il ne paraît pas qu’il eût réalisé ce projet, qui n’était peut-être qu’une ruse de sa part pour détourner l’attention.
Vers 928, il était de retour à Takious et, dès l’année suivante, commençait grouper autour de lui des partisans prêts à le soutenir dans la lutte ouverte qu’il allait entamer.
En 934, il se crut assez fort pour lever l’étendard de la révolte à Takious, mais le souverain Fatimide s’étant décidé à agir sérieusement contre lui, Abou Yézid dut encore prendre la fuite. Il renouvela sa tactique et simula ou effectua un voyage en Orient.
Après quelques années de silence, il rentrait à la faveur d’un déguisement à Tozeur (938) mais avant été reconnu, il fut arrêté par le gouverneur et jeté en prison. A cette nouvelle, son ancien précepteur Abou-Ammar, l’aveugle, mokaddem des Nekkariens, cédant aux instances de deux des fils d’Abou Yézid, nommés Fadhel et Yézid, réunit un groupe de ses adeptes et alla délivrer le prisonnier.
Cette fois, il n’y avait plus à tergiverser et il ne restait à Abou Yézid qu’à combattre ouvertement. Il se réfugia dans le sud chez les Beni Zendak, tribu Zénète, et, de là, essaya d’agir sur les populations Zénètes de l’Aurès et du Zab et notamment sur les Beni Berzal.
Il avait soixante ans, mais son ardeur n’était nullement diminuée, malgré l’âge et les infirmités. Après plusieurs années d’efforts persévérants, il parvint à décider ces populations à la lutte. Vers 912, il réunit ses principaux adhérents dans l’Aurès, se fit proclamer par eux cheikh des vrais croyants, leur fit jurer haine à mort aux Fatimides et les invita à reconnaître la suprématie des Omeyades d’Espagne. Il leur promit en outre qu’après la victoire, le peuple berbère serait administré, sous la forme républicaine, par un conseil de douze cheiks. L’homicide et la spoliation étaient déclarés licites à l’encontre des prétendus orthodoxes, dont les familles devaient être réduites en esclavage.
En 942, Abou Yézid profita de l’absence du gouverneur de Baghaï (4) pour venir, à la tête de ses partisans, ravager les environs de cette place forte.
Une nouvelle course dans la même direction fut moins heureuse, car le gouverneur, qui, cette fois, était sur ses gardes, repoussa les Nekkariens et les poursuivit dans la montagne; mais, s’étant engagé dans des défilés escarpés, il se vit entouré de Kharidjites et forcé de chercher un refuge derrière les remparts de sa citadelle.
Abou Yézid essaya en vain de le réduire ; manquant de moyens pour faire, avec succès, le siège de Baghai, il changea de tactique. Des ordres, expédiés par lui aux Beni Ouacin, ses serviteurs spirituels, établis dans la partie méridionale du pays de Kastiliya, leur prescrivirent d’entreprendre le siège de Tozeur et des principales villes du Djérid. Cette feinte réussit à merveille, et, tandis que toutes les troupes des postes du sud se portaient vers les points menacés, Abou Yézid venait s’emparer sans coup férir de Tébessa et de Medjana. La place de Mermadjenna éprouva bientôt le même sort ; dans cette localité, le chef de la révolte reçut en présent un âne gris dont il fit sa monture. C’est pourquoi on le désigna ensuite sous le sobriquet de l’homme à l’âne.
De là, Abou Yézid se porta sur El-Orbos (5), et, après avoir mis en déroute le corps de troupes Kétamiennes qui protégeait cette place, il s’en empara et la livra au pillage : toute la population réfugiée dans la grande mosquée fut massacrée par ses troupes, qui se livrèrent aux plus grands excès. Ainsi, un succès inespéré couronnait les efforts de l’apôtre.
L’homme à l’âne prit alors le titre de Cheikh des Croyants : vêtu de la grossière chemise de laine à manches courtes usitée dans le sud, il affectait une grande humilité, n’avait comme arme qu’un bâton et comme monture qu’un âne.
En présence du danger qui le menaçait, le Calife Fatimide Al-Kaïm bi Amr Allah, sans s’émouvoir, réunit des troupes et les envoya renforcer les garnisons des places fortes.
Avec le reste de ses soldats, il forma trois corps dont il donna le commandement en chef à Meyssour. L’esclavon Bochra partit à la tête d’une de ces divisions pour couvrir Béja, menacée par les Nekkariens. Le général Khalil ben Ishak alla occuper Kairouan et Rakada (6), avec le second corps. Enfin Meyssour demeura avec le dernier è la garde d’El-Mehdia.
Abou Yézid marcha directement sur Béja et fi t attaquer de front l’armée de Bochra par un de ses lieutenants nommé Ayoub. Celui-ci n’ayant pu soutenir le choc des troupes régulières, l’Homme à l’âne effectua en personne un mouvement tournant qui livra aux Kharidjites le camp ennemi et changea la défaite en victoire. La ville de Béja fut mise à feu et à sang par les vainqueurs. Les hommes, les enfants mêmes furent passés au fil de l’épée, les femmes réduites en esclavage. Cette nouvelle
victoire eut le plus grand retentissement dans le pays et, de partout, accoururent, sous la bannière d’Abou Yézid, de nouveaux adhérents, autant pour échapper à ses coups que dans l’espoir de participer au butin.
Les Beni Ifrene et autres tribus Zénètes formaient l’élite de son armée. L’Homme à l’âne s’efforça de donner une organisation è ces hordes indisciplinées qui reçurent des officiers, des étendards, du matériel et des tentes ; quant à lui, il conserva encore la simplicité de son accoutrement.
De Tunis, où il s’était réfugié, Bochra envoya contre les Nekkariens de nouvelles troupes, mais elles essuyèrent encore une défaite à la suite de laquelle ce général, contraint d’évacuer Tunis, alla se réfugier à Sousse.
L’Homme à l’âne, après avoir fait une entrée triomphale à Tunis, alla établir son camp sur les bords de la Medjerda, pour y attendre de nouveaux renforts, afin d’attaquer le souverain Fatimide au cœur de sa puissance. Les populations restées fidèles à cette dynastie se réfugièrent sous les murs de Kairouan. Le moment décisif approchait.
En attendant qu’il pût investir El Mahdia, Abou Yézid, pour tenir ses troupes en haleine, les envoya par petits corps faire des incursions sur les territoires non soumis. Ces partis répandirent la dévastation dans les contrées environnantes et rapportèrent un butin considérable.
Enfin l’Homme à l’âne donna le signal de la marche sur la capitale. En avant de Sousse, l’avant-garde, commandée par Ayoub, se heurta contre Bochra et ses guerriers brûlant de prendre une revanche. Les Kharidjites furent entièrement défaits : quatre mille d’entre eux restèrent sur le champ de bataille et un grand nombre de prisonniers furent conduits à El Mahdia, où le prince ordonna leur supplice.
Cet échec, tout sensible qu’il fût, n’était pas suffisant pour arrêter l’ardeur des Nekkariens avides de pillage. Bientôt, en effet, renforcés de nouveaux volontaires, ils reprirent leur marche vers le sud et arrivèrent sous les murs de Rakada. A leur approche, les troupes abandonnèrent cette place et allèrent se renfermer dans Kairouan. Après être entré sans coup férir dans Rakada, Abou Yézid se porta sur Kairouan, qu’il investit avec les cent mille hommes dont il était suivi.
Khalil ben Ishak, qui n’avait rien fait pour empêcher l’investissement de la ville dont il avait le commandement, ne sut pas mieux la défendre pendant le siège. Dans l’espoir de sauver sa vie, il entra en pourparlers avec Abou Yézid et poussa l’imprudence jusqu’à venir à son camp. L’homme à l’âne le jeta dans les fers et bientôt le fit mettre à mort, malgré les représentations que lui adressa Abou Ammar contre cet acte de lâcheté. Pressée de toutes parts et privée de chef, la ville ne tarda pas à ouvrir ses portes aux assiégeants (milieu d’octobre 944).
Suivant leur habitude, les Kharidjites livrèrent Kairouan au pillage ; les principaux citoyens, les savants, les légistes étant venus implorer la clémence du vainqueur, n’obtinrent que d’humiliants refus; ils auraient même, selon Ibn Khaldoun, reçu l’ordre de se joindre aux Kharidjites et de les aider à massacrer les habitants de la ville et les troupes Fatimides.
On dit qu’en faisant son entrée dans la ville, Abou Yézid criait au peuple: « Vous hésitez à combattre les Obeidites (7) ? Voyez cependant mon maître Abou Ammar et moi ; l’un est aveugle, l’autre boiteux : Dieu nous a donc, l’un et l’autre, dispensés de verser notre sang dans les combats, mais nous ne nous en dispensons pas ! ».
Dans toute cette première partie de la campagne, les généraux fatimides semblent avoir lutté d’incapacité, en se laissant successivement écraser sans se prêter aucun appui. Après la chute de Kairouan, Meyssour, sortant de son inaction, vint, à la tête d’une nombreuse armée, attaquer le camp des Kharidjites. La bataille eût lieu au col d’El-Akouïne, en avant de la ville sainte, et elle parut, d’abord, devoir être favorable aux Fatimides, lorsque le contingent de la tribu Houaride des Beni Kemlane de l’Aurès, transportée quelques années auparavant dans l’Ifriqiya, passa dans les rangs Kharidjites et, se retournant contre les troupes Fatimides, y jeta le désordre, suivi bientôt de la défaite. Meyssour reçut la mort de la main des Beni Kemlane qui portèrent sa tête au chef de la révolte. Les tentes et les étendards obeidites tombèrent aux mains des Nekkariens. La tête de Meyssour, après avoir été traînée dans les rues de Kairouan, fut envoyée en Maghreb avec la nouvelle de la victoire.
La Suite : 55- La Révolte d’Abou Yézid, l’Homme à l’Âne (2ème Partie)
Remarques personnelles :
(1) Takious ou Taguïous est située à environ 10 km de Tozeur du côté de Ouled Majed du côté de l’est, il ne reste plus d’elle que quelques vestiges épars dans les Oasis et au flanc de la montagne. Elle se situe juste à côté de Deguech
(2) Kastiliya : Actuel Djérid
(3) Nekkariens : « النكار « c’est une secte à part auquelle il faudrait peut être réservé toute une note. Se sont un groupe d’Ibadites constitué de Abdallah Ibn Abdelaziz, Abou Maarouf Choayb, Abou Moarrekh Amrou ben Mohamed, Hatem ben Mansour et Abdallah ben Zid El Fazari qui se sont séparés de leur maitre Abou Oubayda Moslem Ibn Abi Karima en raison de leurs divergences théologiques.
Ils ont commencé leur aventure comme étant un groupe politique d’opposition aux Ibadites. Le côté spirituel de cette secte s’était développé au sein de ses dissidents à la Bassora.
(4) Ville historique située en Algérie dans la Wilaya de Kenchela
(5) El-Orbos connue aussi sous le nom de Laribus située juste à côté de la ville de Dahmani en Tunisie
(6) Ville située à côté de Kairouan
(7) Les Fatimmides sont appelés aussi Obeidites par référence au fondateur de cette dynastie Obeyd Allah Al Mahdi.
Source :
1- Précis de l’histoire de l'Afrique Septentrionale
Par Ernest MERCIER - 1868
2- Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 530-542, t. III, p. 201-213.
3- El- Bekri, Ibn-Hammad, El-Kaïrouani, p. 98 et suivantes. Documents
sur l’hérétique Abou-Yézid, par Cherbonneau. Revue africaine, n° 78, et collection
du Journal asiatique.
4 commentaires:
bravo Téméraire.
Je n'ai pas pu terminer ta noTe, pas par ce qu'elle est longue mais par ce que moi je n'arrive plus à me concentrer.
Je reviens mercredi AM la lire.
Encore merci.
Très beau texte Téméraire !
"Il leur promit en outre qu’après la victoire, le peuple berbère serait administré, sous la forme républicaine, par un conseil de douze cheiks."
Ce passage s'approche de cette vision de l'historiographie coloniale :
- qui voit en le khérédjisme une copie du donatisme, c'est à dire une expression violente de l'éternel esprit de révolte "berbère" contre l'Autorité des états "arabes";
- Vision ethniciste donc, qui oppose "Berbères" et "Arabes", "tribus" et "états", qui tient le kharédjisme pour l'expression d'un nationalisme berbère, celui-là même que les montagnes auraient préservé.
- Ce passage cite le mot "république" (ou "forme républicaine"). Ce mot est fréquemment associée dans l'historiographie coloniale aux Berbères. C'est à cause d'Emile Masqueray qui a fait un rapprochement entre les cités grecques et romaines et les formes d'organisation politique des Aurès et de la Kabylie.
A vrai dire, je pense qu'il n'y a jamais eu à cette époque quelque chose qu'on appellerait "le peuple berbère" ou "une forme républicaine" de gouvernement. C'est un mirage de l'épistémé coloniale. Et entre nous c'est difficile d'imaginer un Abou Yazid républicain. Tout s'expliquerait en revanche par les rivalités politico-religieuses. Tous étaient des Berbères, Kotama au service des Fatimides, l'aide apportée à Mahdiya les premiers Zirides (berbères), les contingents d'Abou Yazid lui-même. Bref, tout et rien à la fois.
Autre remarque : en Histoire, quand on explique un évènement par "l'appat du gain", "l'envie de pillage", etc., on ne fait pas vraiment de l'explication historique, on convoque des désirs supposés éternels pour expliquer des évènements particuliers et datés. C'est ce que la nouvelle épistémologie de l'histoire appelle de la "métaphysique".
Remarque personnelle :
Tu sembles glorifier ce personnage en arrêtant l'histoire au moment de ses plus grandes victoires. Quant à moi, je serais heureux d'entendre la fin de ce prédicateur extrémiste : sa défaite, la chasse à l'homme organisée par le fils d'Al Qayyim et enfin la capture et la mort cruelle du Nekkarite. Je n'ose même pas imaginer ce que serait une Ifriqia ou un Maghreb soumis à l'extrémisme nekkarite ;-)
Pardon, je n'avais lu que la première partie apparemment !
@Naravas : Dans ce Blog, je compile des différents textes pour présenter un fait historique.
Je ne donne mon opinion personnelle que dans les commentaires.
Il ne faut pas trop tenir dans le mot république: s'était une fausse promesse d'Abou Yazid.
Heureusement que tu as lu la suite, je ne glorifie pas ce personnage du tout mais l'histoire raconté par les vainqueurs nous a-t-elle réellement rapporté tous les faits ?
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