mercredi 20 juin 2007

56- La Révolte d’Abou Yézid, l’Homme à l’Âne (3ème Partie)

Cependant, l’Homme à l’âne, qui avait obtenu quelques succès sur des corps isolés, réunit encore une armée et vint, avec confiance, se présenter devant Kairouan ; il attaqua même le camp d’Ismail qui se trouvait en dehors de la ville. On combattit pendant plusieurs jours avec des alternatives diverses ; enfin le Khalife, ayant reçu des renforts et pris une vigoureuse offensive, repoussa les kharidjites dans le sud.

Abou Yézid envoya alors des corps isolés inquiéter les environs de Kairouan et couper la roule de cette ville à El Mahdia et à Sousse. Le chef de la révolte semblait néanmoins à bout de forces ; Ibrahim crut, pouvoir entrer en pourparlers avec lui et lui offrir de lui rendre ses femmes à condition qu’il s’éloigne pour toujours.

L’homme à l’âne accepta et reçut le pardon pour lui et ses partisans.
Mais c’est en vain que le prince Fatimide avait espéré obtenir la paix en traitant le rebelle avec cette générosité. A peine Abou Yézid fut il rentré en possession de son harem qu’il revint attaquer les Fatimides plongés dans une trompeuse sécurité (août 916). Le Khalife résolut alors d’en finir par la force avec ce lâche ennemi. Ayant réuni un corps nombreux de troupes régulières et d’auxiliaires Kétama et Berbères et de l’est, il se mit à leur tête et vint attaquer les Kharidjites qui, en masses tumultueuses, se préparaient à renouveler leurs agressions. Lorsqu’on fut en présence, Ismaïl disposa sa ligne de bataille en se plaçant au centre avec les troupes régulières et en formant son aile droite avec les contingents de l’Ifriqiya et son aile gauche avec les Kétama. Il attendit dans cet ordre le choc de ses ennemis.

Abou Yézid vint attaquer impétueusement les Berbères de l’aile droite et, les avant mis en déroule, se heurta contre le centre qui l’attendit de pied ferme sans se laisser entamer. Après avoir laissé aux Kharidjites le temps d’épuiser leur ardeur, Ismaïl charge à la tête de sa réserve et force l’ennemi à la retraite. Bientôt les adhérents d’Abou Yézid sont en déroute; ils fuient dans tous les sens en abandonnant leur camp et les vainqueurs en font le plus grand carnage. Dix mille têtes de ces partisans furent, dit-on, envoyées à Kairouan, où elles servirent d’amusement à la lie du peuple.

Ce fut alors qu’Ismaïl traça le plan de la ville de Sabra à un mille au sud-ouest de Kairouan. Cette place, qui devait être la capitale de l’empire Obeidite, reçut le nom de son fondateur : Mansouria (la ville de Mansour). Après sa défaite, Abou Yézid avait en vain essayé de se jeter dans Sbiba. De là, il prit la route de l’ouest et se présenta devant Baghai; cette forteresse, qu’il n’avait pu enlever au début de la campagne, lui ferma de nouveau ses portes et il dut en commencer le siège.
Mais il avait affaire à un ennemi dont les qualités militaires se développaient avec les difficultés de la campagne. Sans lui laisser aucun répit, Ismaïl confia le commandement de Kairouan à l’esclavon Merah, et, se mettant à la tête des troupes, alla établir son camp à Saguïet Mems, où il reçut les contingents des Kétama et ceux des cavaliers nomades du sud et de l’est (octobre 946).

Alors commença cette chasse mémorable qui devait se terminer par la chute de l’agitateur. Ismaïl marcha d’abord sur Baghai. A son approche, Abou Yézid prit la fuite à travers les montagnes, vers l’ouest, en passant par Bellezma (12) et Negaous ; il pensait pouvoir résister dans la place forte de Tobna (13), mais le Khalife arriva sur ses talons et il fallut fuir encore.
Dans cette localité, Djafer ben Hamdoun, gouverneur de Mecila et du Zab, vint apporter des présents à son souverain et lui présenter ses hommages. Il lui amenait aussi un jeune chef de partisans qui se disait le Mehdi et qu’on avait fait prisonnier dans l’Aurès, à la tête d’une bande. Le Khalife ordonna de l’écorcher vif. « Ainsi faisait-il de tous ceux qu’il prenait », dit Ibn-Hammad, ce qui lui valut le surnom de l’écorcheur. D’autres prisonniers eurent les mains et les pieds coupés.

Ismaïl reçut également de Mohammed, fils d’El Kheir ben Khazer, chef des Mag’raoua, un message amical. Ce prince, allié des Omeyades d’Espagne, avait, au profit de l’anarchie, étendu son autorité jusqu’à Tiharet et exerçait sa prépondérance sur tout le Maghreb central. Jusqu’alors il avait soutenu l’Homme à l’âne, mais la cause de l’agitateur devenait par trop mauvaise, et le chef des Mag’raoua se hâtait de l’abandonner avant qu’elle fût tout à fait perdue.

Abou Yézid, ne sachant où trouver un appui, dépêcha son fils Ayoub en Espagne pour tâcher d’obtenir une diversion des Omeyades.
En attendant leur secours, il se jeta dans les montagnes de Salat, sur les confins occidentaux du Hodna. Ce pays était occupé par les Beni Berzal, fraction des Demmer, qui professaient ses doctrines. Grâce à l’appui de ces indigènes, il put atteindre la montagne abrupte de Kiana. Mais le Khalife l’y poursuivit, força les Beni Berzal à la soumission et mit en déroute les adhérents de l’agitateur.

Abou Yézid, qui avait gagné le désert, y resta peu de temps et reparut dans le pays des R’omert, au sud du Hodna. Ismaïl vint l’y relancer, et l’Homme à l’âne chercha en vain à rentrer dans le pâté montagneux de Salat. Rejeté vers le sud, il entraîna à sa poursuite les troupes Fatimides, qui reçurent, des mains des Houara de Redir, Abou Ammar l’aveugle et un autre partisan qu’ils avaient arrêtés. L’armée du Khalife éprouva les plus grandes privations dans cette marche, tant par le fait des intempéries que par le manque de vivres, et elle perdit beaucoup d’hommes et de matériel.

Ismaïl pénétra alors dans le pays des Sanhadja, où il fut reçu par Ziri ben Menad avec les honneurs dus à un suzerain. Pour reconnaître sa fidélité, le Khalife le nomma gouverneur de toute la région, au nom des Fatimides, et lui accorda l’autorisation d’achever la ville d’Achir, dont il avait commencé la construction dans le Djebel el Akhdar, pour en faire sa capitale.

Après être arrivé à Hamza, Ismaïl tomba malade et dut séjourner quelque temps dans le pays des Sanhadja. On avait complètement perdu la trace d’Abou Yézid, lorsque tout à coup on apprit qu’il était venu, à la tête d’un rassemblement de Houara et de Beni Kemlane, mettre le siège devant Mecila. Ismaïl, qui se disposait à pousser jusqu’à Tiharet, se hâta d’accourir au secours d’Ibn Hamdoun (fin janvier 947).

Bientôt Abou Yézid fut délogé de ses positions : ayant été abandonné par ses partisans, las de partager sa mauvaise fortune, il n’eut d’autre ressource que de se jeter encore dans les montagnes de Kiana.

Après s’être ravitaillé à Mecila, Ismaïl, en attendant des renforts, alla bloquer la montagne où s’était réfugié son ennemi. Mais celui-ci recevait des vivres de Bantious et autres oasis du Zab, et ne souffrait nullement du blocus. Les contingents des tribus alliées étant enfin arrivés, l’armée Fatimide attaqua la montagne; le combat fut rude ; mais à force d’énergie, les défilés gardés par les Kharidjites furent tous enlevés et les rebelles se dispersèrent en désordre.
Abou Yézid, entraîné dans la déroute, reçut un coup de lance qui le jeta en bas de son cheval. Ceux, qui le poursuivaient, et en tête desquels étaient, dit-on, Ziri ben Menad, se précipitèrent sur lui pour le prendre vivant ; mais son fils Younès et ses partisans accoururent à son secours, et un nouveau combat acharné s’engagea sur son corps. Les Nekkariens purent enfin emporter leur chef blessé. Un grand nombre de Kharidjites avaient été tués. On décapita tous les cadavres, ce qui valut à cette bataille le nom de journée des têtes.

L’Homme à l’âne avait pu gagner le sommet de la montagne de Kiana et se renfermer dans une citadelle établie sur un piton appelé Tagarboucet (l’arçon). Ismaïl l’y poursuivit, mais le refuge du rebelle était dans une position tellement escarpée qu’il dut renoncer à l’enlever sur le champ. Il planta ses tentes au lieu dit En-Nador (l’observatoire), sur un des contreforts de la montagne, et y commença le Ramadan le vendredi 26 mars 947. Le lendemain, il ordonna l’assaut, mais Abou Yézid, entouré de ses fils s’y défendit avec le courage du désespoir.

En vain les assiégeants s’avancèrent, en traversant des ravins escarpés et en escaladant les roches, jusqu’au pied du dernier escarpement, malgré la grêle de pierres et de projectiles que leur lançaient les assiégés, ils ne purent arriver au sommet, et la nuit les surprit avant qu’ils eussent achevé d’assurer leur victoire. Pendant la nuit, Ibrahim fit incendier les broussailles qui environnaient le fort, afin qu’elles ne pussent favoriser la fuite de son ennemi. Les Houara, dont les habitations avaient été brulées et les bestiaux enlevés, vinrent le soir même faire leur soumission.
Ismaïl avait pu se convaincre, dans ces journées de luttes, qu’il n’avait pas assez de troupes pour réduire son ennemi. Il demanda des soldats réguliers à Kairouan et, en attendant leur arrivée, s’installa à son camp du Nador. « Tant que je n’aurai pas triomphé de mon ennemi, disait-il, mon trône sera où je campe. » Le Khalife passa ainsi de longs mois, pendant lesquels il employa les troupes que le blocus laissait disponibles à pacifier la contrée.
Enfin les renforts arrivés par mer parvinrent au camp du Nador et l’on donna l’assaut. Cette fois, la forteresse fut enlevée. Abou Yézid, ses fils et quelques serviteurs dévoués, s’étaient réfugiés dans une sorte de réduit où ils tenaient encore. On finit par y pénétrer, mais l’agitateur n’y était plus ; il était sorti par un passage secret et fuyait au milieu des roches, porté par trois hommes, car il était couvert de blessures. Peut-être aurait-il échappé encore si ceux qui le portaient ne l’avaient laissé rouler dans un ravin profond, d’où il fut impossible de le retirer.

Les vainqueurs finirent par le trouver à demi-mort. Ils l’apportèrent au Khalife, qui l’accabla de reproches sur son manque de foi et sa conduite envers lui ; néanmoins, comme il le réservait pour son triomphe, il fit soigner ses blessures ; mais, quelques jours après, l’Homme à l’âne rendait le dernier soupir (août 947). Son corps fut écorché et sa peau bourrée de paille pour être rapportée à El-Mahdia. Sa chair et les têtes de ses principaux adhérents ayant été salées, furent expédiées à El-
Mahdia. Du haut de la chaire, on y annonça la victoire du Khalife, et les preuves sanglantes en furent livrées à la populace.

La chute d’Abou Yézid fut le dernier coup porté aux Nekkariens. Ayoub et Fadel, fils de l’homme à l’âne, qui avaient pu échapper, tentèrent de rallier les débris des adhérents de leur père. S’étant associés à un ambitieux de la famille d’Ibn Khazer, nommé Mâbed, ils parvinrent à réunir une armée et allèrent attaquer Tobna et même Biskra. Mais le Khalife ayant envoyé contre eux ses généraux Chafa et Kaïcer, soutenus par les contingents des Sanhadja avec Ziri ben Menad, les agitateurs furent défaits et durent se réfugier dans les profondeurs du désert.

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Ainsi se termina la révolte de l’Homme à l’âne, sous les coups de laquelle l’empire Fatimide avait failli s’écrouler. Abou Yézid, dont on ne saurait trop admirer la ténacité, l’indomptable énergie et même les talents militaires, se laissa, comme beaucoup d’autres, griser par le succès.

Par la seule faute qu’il commit, en ne marchant pas sur El Mahdia après la prise de Kairouan, il perdit à jamais sa cause. Doit-on le regretter ?
Nous n’osons affirmer que son succès aurait été bien avantageux pour l’Afrique.

La question qui pouvait se poser, pourquoi les Zénètes l’ont-ils suivi dans son œuvre ? Étaient-ils convaincus de son dogme ou voulaient-ils se débarrasser des Fatimides qui sont d’origine arabe?.

Pourquoi les Kétama et les Sanhadja se sont-ils associés aux Fatimides alors qu’ils étaient au bout du souffle ? Etaient-ils réellement des tribus d’origine arabes comme l’a souligné Ibn Khaldoun ou étaient-ils des berbères qui avaient eu peur de la domination des Zénètes ?.

(11) Délégation du gouvernorat du Kairouan
(12) Chaine montagneuse de la wilaya de Batna l’algérienne
(13) D’après El Bekri, Tobna, ville algérienne était plus grande que Kairouan même. Ancienne Tubunae, située à 4 kilomètres au sud de Barika, il ne reste plus sur les lieux que des débris de constructions et d’ustensiles.

Source :

1- Précis de l’histoire de l'Afrique SeptentrionalePar Ernest MERCIER - 1868

2- Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 530-542, t. III, p. 201-213.

3- El- Bekri, Ibn-Hammad, El-Kaïrouani, p. 98 et suivantes. Documentssur l’hérétique Abou-Yézid, par Cherbonneau. Revue africaine, n° 78, et collectiondu Journal asiatique.

6 commentaires:

Slaim a dit…

Mon ami, des amis et moi avons l'intention de lancer un blog sur la Tunisie post-Independance mais on veut que ca soit precis, honnete, scientifique dans sa recherche et neutre.

Si tu as l'intention de lancer un blog comme ca alors vaut mieux qu'on se joigne a toi ou que t'y tu joignes a nous :)

J'aime ton present blog, la lecture de l'histoire ajoute des ages a notre age :)

Téméraire a dit…

@Slaim :
Cher ami, je te laisse le choix de choisir de créer un Nouveau Blog ou de vous joindre au mien.

D'ailleurs la présentation de mon Blog contient une invitation de participation à ce Blog " Histoires, Récits, Témoignages, Photos et Cartes rares datant d'avant la colonisation jusqu'à l'indépendance. Votre participation est attendue ".

Je serais heureux que vous optiez de vous joindre à ce Blog auquel je me suis restreint à une note par mois faute de Temps.

Son contenu comme vous l'avez remarqué et soit du copié-collé sur des textes originaux rares soit une compilation personnelle à partir de plusieurs textes dont j'indique toujours les sources (sauf omission, parfois).

Slaim a dit…

@Temeraire: tu preferes qu'on suive un ordre chronologique dans la narration des faits?

j'ai remarque que les gens adorent les anecdotes alors on peut batir les posts autour d'anecdotes, c'est un excellent moyen pr impliquer les lecteurs, on collecte de la matiere encore, je te tiens au courant

Téméraire a dit…

@Slaim : avec ma petite expérience, je pense suivre un ordre chronologique serait difficile, parce que entre-temps tu peux tomber sur un truc intéréssant que tu as dépassé dans les événements.
A mon avis, il ne faudrait pas être lié par une chronologie sinon pour l'idées des anecdotes, ça sera cool.

Depuis un certain moment, je voulais écrire une note sur le Marabout Sidi Fathallah (dans les baraka rend les femmes enceintes !!!) mais je ne trouve pas le temps, il faut que je me consacre pour ça :).

Slaim a dit…

ikbess 3la rou7ek et vas-y

Fat7allah illi fi chiret ben arous?

Téméraire a dit…

@Slaim : Exactement, Sidi Fathalla, du côté de Ben Arous