47- Les Festivités Tunisiennes au XVIIème siècle
Tunis était naguère la plus heureuse et la plus riche des villes; ses habitants étaient dans la joie et la sécurité; les voyageurs s’y arrêtaient avec délices: tout cela est un peu changé maintenant.
S’il est en Occident une ville qui ait le droit d’être fière, c’est Tunis. Le voyageur qui y arrive en est émerveillé. Ce qui prouve l’aisance dont jouit la population de cette cité, c’est que la plupart de ses habitants ont des maisons de campagne où ils passent, avec leurs familles, l’automne et l’été. Ceux qui sont dans le commerce vaquent à leurs occupations dans la journée, et, le soir, vont coucher dans leurs jardins, où ils se livrent à la joie ; le lendemain ils reviennent de bonne heure à la ville. Ce fut à cause d’eux qu’on établit le marché de Rebah’, qui est le plus grand de tous et qui ne s’ouvre qu’après le lever du soleil.
Les Tunisiens mettent beaucoup de pompe dans la célébration des noces et des fêtes. Ils y introduisent même des choses qui sont contraires à la loi. Les mets qu’ils servent dans ces solennités sont particuliers au pays ; tel est, par exemple, le makroud, dont ils tirent vanité.
Il est assez connu pour que je puisse me dispenser de le décrire. C’est leur meilleur plat de douceur; ils ne voient rien au delà. J’ai rencontré des étrangers qui l’ont trouvé eux-mêmes délicieux. Ils ont aussi un excellent ragoût de viande qu’ils appellent merouzïa, du nom d’une ville de la Perse. Ils le préparent avec des épices et autres ingrédients recherchés. Ils aiment à en manger après le jeûne. Il en est de même d’une sorte de pain qu’ils font pour les fêtes, et qui n’est pas en usage dans les autres pays; les Tunisiens tirent vanité de sa grosseur et de sa beauté. Un de ces pains peut, en effet, rassasier vingt hommes, et reste plus d’un mois sans se gâter (1).
Au fait, les femmes du pays sont plus gourmandes que les hommes, et n’aiment pas à travailler pendant les fêtes ; c’est pour cela qu’elles font, dans ces occasions, ces gros pains et la merouzïa, qui se conservent plus longtemps que les aliments ordinaires. Les fêtes durent quinze jours chez les Tunisiens ; c’est un usage bien établi. J’ai vu l’époque où les marchés étaient fermés pendant ces quinze jours, que les habitants passaient à la campagne et dans les plaisirs. Une partie de ces usages sont maintenus, d’autres ont été abandonnés.
Le 10ème jour de Moharrem (Achoura) est encore un jour de réjouissance pour les Tunisiens, et ils cherchent à le rendre le plus beau de tous. Il en est bien peu qui ne dépensent beaucoup d’argent ce jour-là. Si l’on voulait additionner tout ce qui se dépense en comestibles, à Tunis, dans cette circonstance, on arriverait à une somme énorme.
On chôme aussi le 9 du même mois qu’ils honorent plus que les autres peuples. Ce jour-là on mange du poulet avec un certain mets appelé douîda (vermicelle), qui a de la ressemblance avec le kenafah’ des Égyptiens, mais qui est plus épais. Les Tunisiens disent, en plaisantant, qu’ils doivent manger le « fetir » et le « ittir » (2).
La coutume veut aussi qu’ils fassent des aumônes ce jour-là. Les boutiques où se vendent les fruits secs (klaybias) sont ornées et d’un bel aspect. Chacun achète selon ses moyens, et il est bien peu de marchands qui ne vendent pas.
Les Tunisiens honorent aussi beaucoup le mouloud, c’est une de leurs plus grandes fêtes, car ils ont une dévotion extrême pour celui qui naquit ce jour-là (le prophète Mohamed).
Ce jour-là les écoles sont ornées, les murailles de ces établissements sont tapissées, des festons en décorent les portes ; on y lit des poésies sacrées composées en l’honneur du prophète. Il y a illumination de lampes et de bougies. C’est une des plus belles nuits de l’année. On prépare, pour l’amour de Dieu, d’excellents mets qui sont distribués aux pauvres. Quelques uns le font par ostentation, mais Dieu récompense chacun d’après le mobile qui le fait agir. Il y a, cette même nuit, grande réunion chez le Nakib Al-Achraf (3); les personnages de marque et des savants y assistent.
On chante des hymnes avec accompagnement de musique. De tous les côtés de la ville on accourt à cette assemblée. Cette nuit n’a pas sa pareille. Le Nakib Al-Achraf a certaines rétributions en huile, cire et autres objets de nécessité, que lui accorde le gouvernement.
Dans les deux zaouïas dites El Kechachïa, et El Bakria, de belles cérémonies duraient quinze jours, et auxquelles on se portait en foule. On y passait la nuit ; les chants religieux ne discontinuaient pas. Quant aux autres zaouïas, il n’y avait rien de déterminé pour ces cérémonies (4).
C’est à cause de leur zèle à célébrer le mouloud que Dieu accorde tant de biens aux Tunisiens. Il peut se passer, à cette fête, des choses contraires à la loi, mais seulement par le fait de quelques ignorants qui ne pensent pas mal faire. Ceux qui désireraient plus de détails sur le mouloud n’ont qu’à consulter, pour être satisfaits, le Mouered fi Akhbar du savant Djelal eddine Al-Assiouti (5).
Le 1er mai (6) est aussi un jour de fête pour les Tunisiens; ils dépensent, à cette occasion, des sommes qu’on ne saurait évaluer, et font des mets qu’on ne saurait décrire et parmi lesquels domine surtout le Merguez. Il n’y a que les pauvres qui n’en mangent pas. Il se vend beaucoup de fruits et de fleurs. La consommation de légumes et de fruits est plus considérable ce jour-là que dans le reste de l’année. Les Tunisiens parent l’intérieur de leurs maisons avec ces fleurs et ces fruits, et y dressent des espèces de boutiques. Il y en a bien peu qui ne se conforment pas à cet usage. On chante et on se livre à une joie immodérée.
L’allégresse est plus vive que dans les autres jours de fête.
Ils avaient encore, vers l’an 1050 hégire (1639 AD), l’habitude de se réunir hors des portes de la ville pour se réjouir dans un lieu qu’on appelle Ouarda (7). Je ne sais pourquoi on a ainsi nommé cet endroit; je présume que c’est parce qu’il s’y trouvait autrefois des rosiers. On y faisait des parties où chacun payait sa quote-part et où l’on invitait ses amis. On trouvait là des jongleurs, des chanteurs, des musiciens et des marchands de fruits secs et de confitures. Les fêtes duraient quinze jours, et commençaient, chaque jour, à l’Asr, pour finir vers le coucher du soleil. Elles offraient un spectacle plus agréable que les autres fêtes, et se renouvelaient chaque année.
A rappeler que, Dalenda et Abdelhamid Larguèche dans leur livre "Marginales en Terre d’Islam", supposèrent sur la bas de plusieurs indices que cette fête pourrait être fréquentée par les gens de la prostitution et de la débauche ou ils exhibent dans des bals de rues "les filles de joies" sur des places publiques. Lesquelles places évoquent par leurs noms, la beauté, la féminité et la fécondité.
Quant, aux réjouissances qui se font dans l’intérieur des maisons, elles ont encore lieu; elles ont même pris plus d’éclat. Les femmes luttent entre elles à qui sera la mieux parée et fera les meilleurs ragoûts.
Personne ne connaît, à Tunis, l’origine de la fête de mai. Les personnes qui veulent dénigrer les Tunisiens disent qu’elle a été instituée en l’honneur de Pharaon. Les défenseurs des Tunisiens disent, au contraire, qu’ils célèbrent la victoire que Dieu accorda à Moïse sur Pharaon. Que le salut soit sur Moïse ! Au reste, nous n’avons que faire de tout cela. C’est un des beaux jours de l’année.
Il y a des personnes qui prétendent que ce jour est celui du Nourouz; mais elles ne savent pas ce que c’est que le Nourouz ; elles ignorent pourquoi il arrive dans le mois, de mai, et non dans un autre, et pourquoi on le célèbre à cette époque. J’ai acquis la certitude que c’est bien en effet le Nourouz qui tombait jadis à un autre mois, et qui est arrivé dans celui-ci. Il y a bien des choses à dire là-dessus. J’en rapporterai une partie, afin que le lecteur sache que les premiers habitants de Tunis n’agissaient pas sans discernement.
Le Nourouz fut donc célébré à Tunis le 1er mai. A cette époque, les productions de la terre mûrissent, et on procède à la perception des droits. Les Tunisiens vantent beaucoup l’excellence de leurs produits, qu’ils rangent en sept classes, dans un ordre où ils ne sont pas toujours d’accord entre eux.
Tunis a été, on le sait, un état célèbre dont les souverains avaient la dignité de khalifes. Les révolutions qu’elle a éprouvées ont ébranlé les institutions, changé ou modifié des usages auxquels on tenait jadis beaucoup, et qu’il serait maintenant difficile de rétablir. Aujourd’hui on pratique le Nourouz dans tout le Sahel, où on le nomme El Mehaoul. Les impôts en grains et en huile sont en retard quant aux époques de leur perception, tellement que ceux de 1088 H ont été prélevés en 1091 H, et, à mesure que l’on avance, cette différence deviendra plus considérable. Cela tient à celle qui existe entre l’année solaire et l’année lunaire.
Les Tunisiens ont d’autres usages que je ne pourrais rapporter tous sans sortir des bornes que je me suis tracée. Ils honorent beaucoup la nuit du milieu de Redjeb, ainsi que celle du 27 du même mois. Ces nuits sont honorées partout, mais plus à Tunis qu’ailleurs. Il en est de même du ramadan ; les Tunisiens n’épargnent rien pour le célébrer dignement, et ils en exécutent rigoureusement les prescriptions. C’est à cette époque que l’on termine, dans presque toutes les mosquées, la lecture du Coran par la prière de teraouih (8). On y lit aussi El Mesnad Essalih, d’El Boukhari, et les six Assanid ; mais El Boukhari est préféré parce qu’il est plus complet.
1- Un pain pareil se fait encore à ma connaissance à Sfax (moins petit) lors des fêtes de l’Aîd, il s’appelle Khobs el Aîd
2- Le fetir est de la pâte sans levain, et c’est avec cette pâte que l’on fait le mets appelé douîda. Mé ittir signifie ce qui vole. L’auteur répète donc ici un misérable jeu de mots, basé sur la consonance qui existe entre fetir et mé itiir.
3- Nakib Al-Achraf : Titre honorifique donné au représentant des Riches et commerçant.
4- C’est-à-dire que les personnes qui les desservaient réglaient la fête à leur fantaisie.
5- Djelal Eddine Abdel Rahman Al-Assiouti : écrivain célèbre, né en Égypte dans le IXe siècle de l’hégire. On a dit de lui qu’il avait fait plus de livres que les autres n’en avaient lus. Il a écrit sur la grammaire, la rhétorique, la théologie, la médecine, l’histoire, etc.
6- Quoique les musulmans comptent par années lunaires, composées de douze mois dont les noms sont tirés de la langue arabe, ils se servent des noms de mois adoptés par les Occidentaux lorsque ce qu’ils disent se rapporte à l’année solaire.
7- Ouarda singulier de Ouard qui est une rose en arabe, peut être la Ouardia actuelle.
8- Prière spéciale aux nuits du ramadan.
Source :
Histoire de l’Afrique - Mohamed Ibn Abi El Raini Al Kairawani (1681)