80- La Conquête de Tunis par les Turcs (8ème partie)
En 1573, Don Juan d’Autruche le glorieux vainqueur de Lépante, profita habilement de l’inaction momentanée de la flotte de Euldj-Ali pour quitter le mouillage dans les premiers jours d’octobre et naviguer vers Tunis, avec 138 navires de guerre, portant 27,500 hommes de débarquement.
Favorisés par le temps, les Espagnols abordèrent à la Goulette sans rencontrer d’ennemis et s’avancèrent contre Tunis sous la protection de ce fort. Les quelques Turcs qui gardaient la ville, avec Ramdhane-Pacha, ne tentèrent même pas une résistance inutile. Ils se retirèrent à Kairouan, où les Chabbïa les recueillirent, tandis que les Espagnols prenaient possession de Tunis.
Philippe II n’avait autorisé l’expédition de Tunis qu’en ordonnant à son frère naturel de détruire toutes ses fortifications, y compris le fort de la Goulette, élevé à si grands frais. Les idées alors en faveur dans la métropole consistaient à ruiner tous les retranchements pouvant servir aux Turcs sur le littoral, de façon à les exposer, sans résistance possible, aux attaques des indigènes de l’intérieur. Mais Don Juan rêvait alors une sorte de royauté africaine dont il aurait été le titulaire et, au lieu d’exécuter les instructions du roi d’Espagne, il s’appliqua à consolider sa conquête.
Ce projet était agréé par le pape. Il flattait ses idées de prosélytisme et il y voyait, en outre, un moyen de mettre l'Italie aussi bien que l'Espagne à l'abri des ravages que ce peuple de corsaires y portait sans cesse.
Moulay Hamed, qui était revenu avec Don Juan, et qui prétendait avoir provoqué l’intervention espagnole a refusé d'accepter le pouvoir aux conditions qui lui étaient imposées par le prince. Don Juan fit revenir de Palerme, son frère Moulay Mohamed, plus accommodant que lui, et le fut proclamé roi.
Moulay Hamed se retira en Sicile et mourut à Palerme, d'ou son corps fut, plus tard, transporté à Tunis est enterré dans la Zaouia (mausolée) de Sidi Kacem Zillidji.
Don Juan confia le commandement de Tunis à un officier éprouvé, le comte de Serbelloni (Cerballon), en le chargeant de construire une vaste forteresse entre le lac et la ville. Il lui laissa 4,000 hommes de troupes espagnoles et à peu près autant d’Italiens qui furent occupés sans relâche à la construction de la forteresse, travaillant même le dimanche, grâce à un bref du pape les y autorisant.
Le fort de la Goulette, bien armé et approvisionné, fut laissé sous le commandement de Porto-Carrero. Ce fut seulement après avoir pris ces dispositions que don Juan se décida à exécuter les ordres pressants de Philippe II, en abandonnant sa conquête.
Les Tunisiens avaient évacué la ville à l’approche des chrétiens et s’étaient retirés au Djebel-Ressas; ils rentrèrent peu à peu, mais leurs maisons avaient été dévastées, ou même étaient encore occupées par les chrétiens, et ils durent subir leur contact, surtout dans le quartier de Bab el-Djazira, tandis que celui de Bab Souïka conservait sa physionomie musulmane.
La forteresse de Bab Bhar s’élevait rapidement, et Moulay Mohamed, le dernier des Hafsides, fidèle aux stipulations qu’il avait acceptées, aidait de toutes ses forces le comte de Serbelloni, en partageant avec lui le pouvoir Celui-ci siégeait a ses côtés lorsqu'il rendait la justice, lui dictait ses arrêts, lui imposait ses idées, lui intimait jusqu'à ses ordres.
Toutefois, les habitants de Tunis avaient fort à souffrir dans leurs usages et dans leur religion du nouvel ordre de choses introduit par l'occupation espagnole. Ils voyaient leurs vainqueurs s'immiscer à tous les actes de leur vie; ils subissaient en frémissant leurs familiarités audacieuses avec leurs filles ou leurs compagnes, s'indignaient de leur irrévérence à l'égard des ministres du culte musulman et de leur peu de respect pour les lieux consacres à son exercice. Enfin, le retentissement incessant des cloches était comme une insulte permanente faite à leur foi la plus fervente. Aussi, les outrages des uns et l'extrême susceptibilité des autres causèrent-ils souvent des luttes fâcheuses entre les Espagnols et les habitants indigènes.
Quant à la garnison turque, obligée d'abandonner Tunis a l'approche de don Juan, elle s'était repliée sur Kairouan, où commandait un Pacha turc du nom de Haîder. Elle y demeura aussi longtemps que dura le règne de Moulay Mohamed.
La reprise de Tunis par le vainqueur de Lépante avait eu à Constantinople un retentissement fâcheux et peu s’en était fallu que le Capitan-Pacha perdit, pour ce fait, sa position et sa vie. Il fallait, à tout prix, se venger de cette surprise et personne ne s’y épargna.
Les pachas d’Alger et de Tripoli réunirent toutes leurs forces, tandis que l’on préparait en Orient une expédition formidable en se donnant rendez-vous pour le mois de juillet 1575 devant Tunis. Les Espagnols que Don Juan y avait laissés, prévenus de ces dispositions, ne perdaient pas leur temps, mais ils n’étaient pas en nombre suffisant et n’avaient cependant rien à attendre de Philippe II, irrité au plus haut point d’une occupation faite malgré lui.
Dès les premiers jours de l’été, le pacha de Tripoli amena un contingent de 4,000 hommes qu’il adjoignit aux Turcs de Kairouan, sous les ordres du caïd Haïder (ou Kheder) et aux goums de cette région, formant un effectif de près de 5,000 cavaliers; puis, arriva le contingent de Constantine et de Bône, fort de 2,000 hommes. Tous, alors, se portèrent sur Tunis afin de bloquer la ville au sud; mais le manque de ressources pour subsister força bientôt ce rassemblement à reculer vers la montagne.
Une expédition sous les ordres de Sinan Pacha quitta Constantinople en juillet 1575 ; elle se composait de deux cents galères, dix-huit maounas et d'autres bâtiments, grands et petits ; en tout, quinze cents voiles. Trois semaines plus tard, la flotte turque d’Orient parut en rade; elle ne tarda pas à aborder près du cap Carthage, et y débarqua, sans difficultés, ses troupes et son matériel.
Sinan-Pacha commandait l’expédition, et Euldj-Ali la flotte; peu après, le khalife d’Alger, Arab-Ahmed, arriva par mer avec un corps de troupes important.
Les Espagnols avaient organisé la défense de la manière suivante : P. de Porto-Carrero commandait le fort de la Goulette, avec quatre compagnies de troupes espagnoles et cinq d’Italiens dont le contingent qui a été à Bizerte. Le fort et l’îlot de Chekli furent confiés au Don J. de Zamoguerra.
Enfin, 2,000 hommes, Espagnols et Italiens, étaient dans la forteresse de Bab Bhar, sous le commandement de Serbelloni ; le reste fut réparti dans la ville et les avant-postes. Les malades et toutes les bouches inutiles avaient été rigoureusement renvoyés au préalable.
Moulay Mohamed se tenait à portée, attendant des contingents d’auxiliaires qui ne semblaient pas très décidés à venir.
Aussitôt après son débarquement, Sinan Pacha, s’étant mis en rapport avec le caïd Haïder, de Kairouan, le chargea d’attaquer Tunis par les faubourgs, ce qu’il fit à la tête de 4,000 Turcs et, dès le 17 juilet, les Espagnols étaient réduits à évacuer tous les postes avancés pour se retrancher dans la forteresse.
Cette retraite s’effectua en bon ordre. Pendant ce temps, le pacha d’Alger attaquait le fort de la Goulette, du côté de Carthage et, le 17, la tranchée était ouverte.
Le 21, il commençait également le feu depuis le rivage de Radès. Bientôt les murailles se trouvèrent fortement endommagées et les assiégeants arrivèrent jusqu’au pied des remparts, ce qui poussa Carrero à demander des renforts au commandant en chef (1er août).
Mais Serbelloni avait lui-même fort à faire pour réparer ses brèches et repousser l’ennemi par des sorties incessantes dont le nombre alla jusqu’à sept dans le même jour. Cependant il put, en dégarnissant le fort de Chekli, et avec le secours de volontaires, envoyer quelques renforts à la Goulette. Les assiégeants voulurent alors empêcher les communications entre ces trois forts par l’étang et, à cet effet, s’en approchèrent au moyen d’un ouvrage en terra et y lancèrent des bateaux plats.
Cependant des troupes turques étant encore arrivées d’Alger, accompagnées d’auxiliaires arabes, les attaques contre la forteresse de Bab Bhar redoublèrent d’énergie. En même temps, Serbelloni recevait une nouvelle demande de renforts de Carrero, plus pressants que la première, car elle semblait laisser entrevoir un découragement complet. La situation était fort grave: néanmoins, le gouverneur, qui avait offert d’aller lui-même prendre le commandement de la Goulette, parvint à y envoyer du monde en dégarnissant ses propres remparts. Il était temps ; le lendemain 20, les Turcs livrèrent un assaut furieux qui fut repoussé par Carrero, mais au prix de pertes très sérieuses.
Le 22, ils recommencèrent, et, le 23, se rendirent maîtres du fort de la Goulette. Presque toute la garnison fut massacrée, à l’exception de deux ou trois cents hommes, parmi lesquels Carrero, réduits en esclavage. Les assiégeants purent alors reporter tous leurs efforts contre la ville.
Serbelloni ne possédait plus guère que 1,200 soldats valides, et ls hommes d’Euldj-Ali avaient établis son camp sous la ville et ouvraient, contre la forteresse, le feu de puissants canons, tout en poussant la sape jusque sous ses murs et couronnant leurs tranchées de bons arquebusiers qui tiraient à courte distance sur quiconque paraissait.
Forcés de tenir tête à tant d’attaques diverses, les Espagnols perdaient chaque jour une quarantaine d’hommes : malgré cela, leur courage ne faiblissait pas, car on attendait à toute heure des secours réclamés instamment au roi de Sicile.
Le 6 septembre, les Turcs tentèrent un assaut général et firent sauter par la mine un des bastions, qui s’écroula en entraînant dans le même sort chrétiens et musulmans. Après une lutte acharnée durant depuis le matin, les Turcs se retirèrent vers midi, en abandonnant de nombreux morts et même leurs échelles.
Le 8, les mêmes faits se renouvelèrent ; les Espagnols restaient les maîtres, mais chacune de ces deux journées leur avait coûté 150 hommes et à peine restait-il dans le fort 600 combattants ; les murs n’existaient plus et les chrétiens étaient obligés de courir d’un endroit à un autre, selon que les points étaient plus ou moins menacés. Cependant le 11, une attaque générale fut encore repoussée.
Le 13, les assiégeants, ayant fait une nouvelle mine, se précipitèrent à l’assaut ; mais Serbelloni, à la tête de quelques soldats espagnols et italiens, les repoussa. Tout à coup, on crie que les Turcs pénètrent par une autre brèche ; il y court presque seul et est fait prisonnier.
Cette fois la forteresse était prise et lu défense avait épuisé absolument tous les moyens en son pouvoir. Il est probable que, si Carrero avait déployé une énergie égale à celle de Serbelloni, la Goulette, dont les fortifications étaient autrement sérieuses que celles de Bab Bhar, n’aurait pas si promptement succombé.
Zamoguerra, qui tenait encore dans le fort de Saint-Jacques (Chekli), avec une cinquantaine de soldats, se décida alors à capituler et fut envoyé en Orient avec Serbelloni.
Les Turcs étaient bien définitivement maîtres de Tunis, mais à quel prix leur victoire avait-elle été achetée : Néanmoins lorsque la nouvelle de ce succès parvint en Orient et qu’on vit débarquer les nombreux canons, le matériel considérable et les captifs des Turcs, parmi lesquels le Hafside Moulay Mohamed et le gouverneur Serbelloni, la métropole de l’Orient retentit d’acclamations enthousiastes et l’on oublia les défaites passées et les pertes actuelles.
Au milieu de ce désastre, le comte de Serbelloni fut épargné. Les vainqueurs espéraient en tirer une très forte rançon, et c'est cette considération, sans doute, qui les porta à lui laisser la vie.
La cour de Rome fut la première à le réclamer. Elle offrit de l’échanger contre plusieurs musulmans, détenus au château Saint-Ange, et parmi lesquels se trouvait le fils du pacha Ali, fait prisonnier à la bataille de Lépante.
Au rapport d'un historien tunisien, Hadj Hossein Khodja, les pertes éprouvées par les Espagnols, dans ces différentes affaires, ne dépassèrent pas de beaucoup celles de leurs adversaires. On compta de chaque côté à peu près dix mille morts. Le chiffre diffère énormément de celui qu'ont adopté les historiens espagnols. A les en croire, les Turcs auraient perdu 32,000 hommes.
L'Espagne, préoccupée par son empire d'Amérique, ne chercha pas à tirer vengeance de ce terrible échec. Ses flottes firent bien, de temps à autre, quelques apparitions sur les côtes de Tunisie; elles incendièrent quelques bourgades, coulèrent aussi, parfois, de misérables navires ; mais ces agressions insignifiantes n'empêchèrent point les Turcs de jouir en paix de leur conquête.
FIN.