mardi 21 août 2007

66- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (10ème Partie)

L'apparition du sionisme, mouvement à la fois d'affirmation nationale des juifs et d'émigration en Palestine, compliqua encore les relations entre israélites, musulmans et Français. Toutes les combinaisons étaient possibles. Les israélites tunisiens qui s'intéressaient à un Etat Juif (une minorité d'ailleurs) pouvaient s'élever contre l'Alliance Israélite qui avait abandonné la culture de l'esprit juif en faveur de l'éducation française, miser le loyalisme envers la France pour obtenir son soutien en Palestine ou conseiller aux israélites tunisiens d'apprendre l'arabe, langue officielle en Tunisie aussi bien qu'en Palestine.
Les jeunes Tunisiens pouvaient dénoncer le sionisme comme entreprise anti-juive (un leurre des Français pour incorporer les juifs dans l'armée) ou anti-arabe (les Jeunes Tunisiens n'avaient pas manqué de répandre aussitôt cette rumeur que c'était pour livrer Jérusalem aux juifs que la France faisait tuer tant de soldats indigènes). Ayant constaté ceci, Le Résident Général obtint le silence d'une association sioniste par des pourparlers, et décida d'en « boucler » une autre. « La France a des intérêts musulmans qu'elle doit ménager. C'est ce qui l'oblige à une réserve officielle à l'égard du sionisme ».

Des antisémites français saisirent l'occasion plutôt pour sortir de la réserve : un drapeau sioniste arboré lors de la fête de la victoire en novembre 1918 fut déchiré dans une bagarre entre Israélites et Français. Des bandes de soldats prirent l'incident comme le signal de départ pour une nuit de pillages dans la Hara de Tunis, dont un habitant fut tué. Après les violences de cette nuit, la Driba commença par condamner un Israélite à trois mois de prison pour agression, alors que les procès contre quatre musulmans pour vols et violences traînaient. Dans le procès concernant le meurtre d'un israélite, la culpabilité des prévenus ressortait de toutes les données de l'information, mais les "brillantes plaidoiries" des deux avocats Tunsien et Français aboutirent à l'acquittement.

Le climat que créaient ces incidents n'était certes pas favorable à un rapprochement populaire entre musulmans et israélites. Mais il amenait, de part et d'autre, les intellectuels à reconnaître la nécessité d'un tel rapprochement pour modifier le régime colonial qui profitait de la division. On ne pouvait pas expecter de voir les juifs participer au nationalisme teint de zèle religieux qui se faisait parfois remarquer parmi les musulmans, mais par contre, il y avait de la place pour eux dans les efforts de modifier le régime du Protectorat avec l'appui de Français libéraux. C'est le long de ces lignes que les trente notables Israélites présents (d'après Khairallah), à la première réunion pré-destourienne, se seraient détachés du mouvement.Or certains Israélites continuaient à jouer un rôle actif, comme l'avocat Albert Bessis, qui hébergeait certaines réunions subséquentes.
Les statuts du « Parti libéral » prévoyaient la participation de Tunisiens Israélites aussi bien que musulmans. Un autre avocat juif, Jacques Scemama, était parmi les défenseurs de Thâalbi, et nous avons vu un troisième, Elie Zirah, participer à la deuxième délégation parisienne. En même temps, son collègue Elie Uzan était un membre de la délégation des quarante.Les Bessis et les Scemama étaient des familles influentes, mais leurs membres pro-destouriens agissaient plutôt à titre individuel.

D'une manière semblable, dix israélites notables fondèrent, ensemble avec dix musulmans, l'hebdomadaire constitutionnaliste La Tunisie Nouvelle en octobre 1920. Le comité directeur aurait compris entre autres le Dr Boulakia, représentant Israélite à la Conférence Consultative, ainsi que Guellaty, Djilani Ben Romdane, Noômane et Djaïbi. Ce comité, connu sous le nom d'«Union judéo-musulmane», ne tarda pas à s'effondrer après des « discussions orageuses ».
Le journal cessa de paraître sous l'égide du comité mixte et d'être imprimé par « La Renaissance » à la fin de 1920. Quelques numéros épars parurent encore, sous la direction d'un jeune employé de banque israélite, sans participation de musulmans, mais avec des sympathies pour eux. Il n'était plus question d' « Union judéo-musulmane » par la suite, mais encore en 1920, le Destour se serait efforcé de recruter des membres israélites en leur offrant une Thora au lieu du Coran pour prêter serment.

Ce qui rendait rares les constitutionnalistes israélites, c'était leur isolement au sein de leur communauté religieuse. Les juifs se gardaient de toute hostilité envers ce Protectorat qui améliorait leurs conditions d'existence. Même ceux qui réclamaient la constitution le faisaient uniquement pour obtenir un régime plus libéral, sans arrière-pensée d'indépendance ultérieure. Ce fut donc plus qu'une précaution oratoire si La Tunisie Nouvelle souligna que la constitution se tiendrait dans le cadre du Protectorat, et que le but final serait la bonne intelligence aussi bien entre Tunisiens et Français qu'entre tunisiens et israélites.
Un autre journal israélite exprima l'espoir que la constitution ouvrirait les emplois administratifs aux israélites. Mais d'autres encore critiquaient La Tunisie Nouvelle en déclarant toute « union judéo-musulmane » impossible à cause des différences religieuses, ou en condamnant au nom du judaïsme de Tunisie ... les jeunes écervelés qui ne sauraient engager la masse juive, calme et pacifique, étrangère aux manœuvres ténébreuses d'un petit clan gallophobe.

D'après les publications connues sous le nom "Rodd Balek, رد بالك ", les juifs se méfiaient des avances que leur faisaient les journaux arabes, et comptaient sur les Français pour garantir leur tranquillité malgré l'antisémitisme de la droite. L'administration faisait des efforts pour se dégager de cet antisémitisme. Une feuille violente, qui ne se gênait pas de parler de « youtrons » ou de « parasites que nous écraserons », fut interdite en 1920. On ménageait les israélites nettement francophiles. Aussi l'Alliance Israélite recevait-elle, dès 1916, une subvention pour son "œuvre patriotique et éducative".
On constata que les israélites de Tunis manifestent quelque tristesse de l'espèce de discrédit dans lequel les tiennent les Français ; pour leur donner des signes d'une sympathie égale à celle dont bénéficiaient les musulmans, le Résident décida de récompenser par la Légion d'Honneur "l'attitude la plus nettement française" du Grand Rabbin défunt pendant la guerre. La décoration posthume s'avérant impossible, le choix tomba sur le président de la caisse de bienfaisance Israélite, qui avait organisé des souscriptions pour les œuvres de secours et les emprunts français.

L'idée réapparut d'accorder aux Israélites la compétence des tribunaux français, comme réponse à la tentative judéo-musulmane essayée contre nous par les Jeunes Tunisiens. C'était impossible à cause du système du Protectorat, mais on pouvait faciliter la naturalisation individuelle des Israélites dans l'intérêt de l’influence et de la puissance française en Tunisie, vu la lenteur du peuplement français.
Il sera constaté en effet surtout les juifs faire usage à partir de 1923 des nouvelles possibilités de naturalisation, offertes en principe aussi aux musulmans.

Un autre aspect judéo-musulman des réformes de "politique indigène" était la Chambre de Commerce Indigène. Aux dires de son premier président, M'hamed Chenik, l'idée de l'administration était déjouer sur les animosités existantes en plaçant musulmans et Israélites dans la même Chambre. Or le résultat était plutôt un rapprochement, grâce aux bonnes intelligences personnelles. Les entreprises commerciales conjointes, loin d'être habituelles, n'étaient pas exclues. D'autre part, c'est des années 1920 que date l'ascension des épiciers Djerbiens au détriment des Israélites.

FIN.

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

lundi 20 août 2007

65- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (9ème Partie)

Dans les années 1910-1920, les juifs étaient à peine 50 000 personnes dans une population de deux millions. Ils vivaient surtout dans les villes.
A condition de se tenir tranquilles, ils étaient à l'abri de persécutions, mais ils étaient exclus de la communauté étatique, identique à la communauté des croyants dont l’administration est presque entièrement gérée uniquement par les français. Aussi n'étaient-ils pas astreints au service militaire ; le Protectorat ne touchait pas à ce privilège en principe négatif.

En tant qu'étrangers, les juifs immigrés de Livourne comme grands commerçants jouissaient d'une plus grande liberté et pénétraient jusqu'à l'entourage beylical. Sous le Protectorat, ils étaient les principaux protagonistes de "l'Italianità" et méprisaient quelque peu leurs coreligionnaires « indigènes ».

A ces derniers, le Protectorat offrait une chance de sortir de la Hara le quartier le plus insalubre et le plus surpeuplé. Grâce aux écoles de l'Alliance Israélite, qui dispensaient une instruction française, certains juifs réussissaient à entamer une montée sociale et à s'installer dans la ville européenne, mais la masse restait « bon gré mal gré à la Hara ».

Supportant malaisément le joug beylical aggravé de tout le poids de l'administration française et dans leur désir d’assimilation (aux français), de nombreux israélites demandaient d'être justiciables des tribunaux français plutôt que tunisiens.
En 1909, les Jeunes Tunisiens lancèrent une campagne contre cette demande, avec l'idée d'obtenir une amélioration de la juridiction tunisienne qui satisferait aussi bien les musulmans que les juifs, au lieu d'une assimilation des Israélites aux Français (comme elle avait eu lieu en Algérie avec la naturalisation en bloc). Mais cette position intellectuelle risquait de se pervertir en une agitation contre les juifs eux-mêmes, qui auraient en effet été alors les victimes d'un «boycott économique et social». En tout cas, la question était épineuse pour le Protectorat qui ne pouvait se permettre d'offusquer les musulmans.

En outre, la course israélite à l'assimilation se heurtait à l'antisémitisme de la droite française, particulièrement bien représentée chez les colons (dont une des traditions les plus solidement ancrées chez les élèves de l'Ecole Coloniale d'Agriculture était de molester ou à tout le moins humilier les juifs), mais aussi chez des employés de banque, voire des médecins et avocats craignant la concurrence naissante.

Un tel antisémitisme pouvait se nourrir des préjugés raciaux de certains fonctionnaires, mais à l'échelle résidentielle, plutôt de considérations de haute politique : les juifs étaient du sable dans cette machine du Protectorat qu'elle entendait manier souverainement et qu' "avec eux, on n'a jamais le dernier mot".
Le gouvernement français les écarta systématiquement de la magistrature, parce que « la basoche juive a déjà ici de tels avantages que rien ne lui résisterait plus ».

Le désir résidentiel de maintenir la tranquillité du statuquo eut aussi un avantage pour les Israélites : il les défendait contre la demande du Ministère de la Guerre de les astreindre au service militaire. Tous les arguments lui étaient bons. Si les juifs avaient profité du Protectorat, ils n'étaient pas pour autant francisés, et n'avaient « pas de raison de se battre pour que la France restât maîtresse de la Tunisie plutôt qu'une autre nation chrétienne. Les Arabes au contraire avaient l'obligation morale de fournir à la France des soldats, étant sous sa tutelle morale et matérielle ».

Le recrutement des Israélites rechignant à toute autorité provoquerait des troubles. Si d'autre part on leur rendait agréable le service militaire par la naturalisation française, on paierait leur apport « médiocre » par la perte du loyalisme musulman, condition essentielle du Protectorat. Les Italiens restant en dehors de la guerre au début, les Israélites patronnés par eux s'étaient faits semeurs et profiteurs de la panique. Par la suite de la mobilisation des Livournais par l'Italie, quelques Israélites tunisiens s'étaient engagés volontairement, cet acte leur ouvrant (comme d'ailleurs aux Tunisiens) la voie vers la naturalisation française. En outre, on recrutait des travailleurs volontaires, israélites, mais avec peu de succès par comparaison au « zèle » des musulmans.
Le Résident rapporta qu'on ne pouvait pas « triompher de leur indocilité ... Je ne fais pas en ce moment le procès de la religion israélite. Je parle d'un groupement ethnique localisé que des conditions spéciales d'existence ... ont modelé ». Somme toute, la guerre ne produisait pas de rapprochement franco-israélite. Elle présentait, par contre, des occasions d'éclater aux animosités entre Français ou musulmans et israélites. Aussi le stationnement de soldats israélites algériens en Tunisie a été suivi de nombreux incidents qui ont laissé une impression profonde. Le juif revêtu de l'uniforme français et armé ... ne résiste pas à l'envie de frapper les musulmans.

L'inverse était tout aussi vrai, et les juifs, en général dépourvus d'uniformes, se trouvaient le plus souvent dans la position de victimes. Les troubles les plus graves eurent lieu en août 1917, avec des pillages dans la Hara tunisoise par des permissionnaires musulmans, à la suite de rixes avec des soldats israélites du service d'ordre ou avec des souteneurs.
Les troubles s'étendirent au Cap Bon, à Sousse, à Kairouan, à Sfax, où un israélite fut tué, et à Gabès. Le Résident se vanta d'y avoir mis fin par une amélioration du service d'ordre. Mais le Journal "La Tunisie Française", qui aurait été payée par des israélites pour s'opposer à l'impôt sur les bénéfices de guerre, et qui offrit le spectacle paradoxal d'être en même temps la tribune des juifs et celle des colons qui applaudissent aux exploits des tirailleurs, vit les choses autrement : seulement le départ des permissionnaires rétablit le calme, les autorités militaires et civiles les ayant laissés sévir pendant trois jours.

Des notables israélites dénoncèrent « l'indifférence coupable » des autorités ; certains fonctionnaires auraient même encouragé les pillards. Pour le Secrétaire Général, il s'agissait seulement du Directeur de la Sûreté qui avait eu « quelques mots malheureux, dépassant certainement sa pensée, au sujet des israélites ». Quelques mois plus tard, des officiers français allaient crier dans un café Israélite : « Ici c'est un café de youpins, de sales juifs ...». Le Résident se refusa à « appuyer » sur les accusations contre des officiers français qui auraient également encouragé les pillards. Tout au plus, les tirailleurs avaient mal compris les ordres ... « En revanche, tout le monde insiste sur ce qu'on appelle l'arrogance actuelle des juifs. Bien des gens ajoutent qu'ils méritaient de recevoir une leçon ». Le Résident Général Alapetite voulut à tout prix éviter que l'administration ne fût reconnue redevable de réparations aux victimes ; il utilisa, à cet effet, le leurre de réparations « gracieuses ».

A l'animosité traditionnelle contre les Israélites était venue s'ajouter celle contre tous les commerçants qui faisaient des bénéfices de guerre. A Tunis, le privilège juif de poursuivre le commerce sans l'entrave de la mobilisation ne pouvait logiquement fâcher que les Français, les musulmans étant aussi exempts. En effet, des Français se plaignaient que des israélites occupaient des emplois ou des commerces laissés vacants par « les nôtres qui se font tuer pour eux ». Or aux dires du Résident même, la faiblesse française n'était pas seulement due à la mobilisation : « Nos commerçants français ne sont ici que des boutiquiers qui attendent les clients et les affaires. Ils ne savent pas les langues du pays, ne courent pas le bled et ne peuvent pas acheter les productions indigènes ».

Même parmi les musulmans tunisois, le privilège des juifs aurait contribué à l'excitation opérée par les Jeunes Tunisiens de la Médina. L'excitation contre les israélites cadrait pourtant mal avec le raisonnement politique des Jeunes Tunisiens tel qu'il s'était manifesté dans la question des juridictions. Aussi la Revue du Maghreb reprocha-t-elle au « Colon Français » de parler du recrutement des juifs pour dresser les musulmans contre eux. D'autre part, elle s'éleva contre ces israélites qui étaient prêts au service militaire comme prix de la naturalisation française. Mohamed Bach-Hamba jugea compréhensible le désir israélite de conserver l'exemption, et il rejeta la proposition du « Colon » de frapper cette exemption d'un impôt spécial auquel les musulmans tunisois auraient difficilement échappé. L'idée semble avoir été qu'il fallait opposer une solidarité judéo-musulmane aux sollicitations aussi bien qu'aux excitations françaises. Une tentative d'organiser cette solidarité s'ensuivit après la fin de la guerre qui provoqua aussi de nouveaux troubles anti-juifs.

Lors du retour à la Goulette d'un régiment musulman en juillet 1920, un détachement aurait « balayé » les trottoirs avant la retraite officielle, en criant « à bas les juifs » particulièrement nombreux dans cette localité et en brutalisant tout le monde. Le colonel chargé d'une enquête sur la bagarre subséquente rapporta que des sous-officiers avaient attaqué des passants, mais selon le rapport définitif du Commandant de la DOT, l'attitude des militaires était parfaitement correcte, et les juifs avaient provoqué la bousculade « par leur luxe et par leurs manières arrogantes ».
La Ligue des Droits de l'Homme releva ces contradictions, et un antisémitisme encore plus ouvert dans certains journaux français. Le Journal "La Tunisie Française" parla aussi d'attaques de la part des tirailleurs, et s'appuya sur des déclarations de loyalisme par de notables israélites pour invalider la thèse de « provocation ».
Un autre incident, le mois suivant, rappela celui du Djellaz : les portefaix d'un mort musulman, en voie vers le cimetière, auraient bousculé un juif, et la police dut les dégager des autres israélites accourus au secours de leur coreligionnaire.

A Suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

samedi 18 août 2007

64- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (8ème Partie)

Suite aux accords de Protectorat de la Tunisie et avec l’installation des Colons français qui ont commencé à avoir la main mise sur les richesses du pays et à travers un groupement d’intérêt qui a pris la nomination de Prépondérants (1), un antisémitisme français flagrant a pris naissance dans la Régence pour confronter les juifs, qui n’étaient pas prêts à céder leurs privilèges.

Au fait les juifs de Tunisie étaient accusés de s'isoler au milieu de la population indigène et de former, grâce à des institutions spéciales, une sorte d'Etat dans l'Etat.
En outre, certains français sont allés même demander au gouvernement en place de ne plus faire de distinction entre les sujets tunisiens et de supprimer tous les privilèges qui créent aux Israélites une situation de faveur par rapport aux Musulmans.
L’appel était aussi pour en finir avec les protections consulaires qui, moyennant quelques francs par an, donnent aux Juifs des droits sans leur créer de devoirs et d’exiger des enfants d'Israël les mêmes impôts que payent les autres sujets beylicaux et de les soumettre comme les arabes au service militaire.

Il y avait même des voix françaises qui ont appelé à les expulser de la Régence sous prétexte que cette Alliance Israélite Universelle qui vient, en pleine colonie française, façonner une partie importante de la population aux idées des ennemis de la France.

Ainsi, cachant mal leur antisémitisme certains groupements constatent que Tunis est devenue "la nouvelle Jérusalem" des Juifs, car ces derniers y sont choyés, cajolés et protégés. Or, pour les Prépondérants cette situation est dangereuse pour les intérêts français, c’est ce qu’on pouvait lire dans le journal "La Tunisie Française" du 26 juin 1897, « cette race singulière a conservé dans tous les temps et chez tous les peuples au milieu desquels elle a vécu et qu'elle a exploités, une homogénéité, une persistance de vues, un désir ardent de parvenir à la richesse et au pouvoir; tels que, partout, à la longue, elle a amené la réaction, la révolte, les mesures d'exception enfin qui, seules, en Espagne, en France, en Russie, dans les pays barbaresques, ont pu arrêter son expansion, et, pour un temps, mettre un terme à son envahissement ».

Cet antisémitisme, selon ses protagonistes, est accentué par les pratiques usuraires menées par les Juifs provoquent d'importantes modifications dans les conditions du travail et la vie dans la Régence

Pour les Prépondérants l'usure juive porte également préjudice au commerce, en particulier le petit commerce français, car certains juifs achètent à l'extérieur des marchandises payables à trois mois pour les revendre immédiatement au-dessous des cours et font valoir jusqu'à l'échéance, à un taux excessif, l'argent qu'ils ont reçu comptant.

Mais, c'est le risque de transfert de la propriété urbaine vers la communauté juive au détriment de la colonisation qui est, en fait, redouté, tel le cas des agissements juifs dans la région du Cap Bon.
Les Juifs de Nabeul au nombre de 3000 environ, avaient au moins 4 millions de piastres placées dans le Cap Bon. Les immeubles sont entre leurs mains. A Nianou, petit village de 50 familles par exemple, 30 maisons sont en la possession d'un seul juif.
Mais, ces redevances et ces intérêts usuraires, ne sont pas encore les plus importants des bénéfices réalisés, il en est un autre plus dangereux : c'est l'achat des immeubles saisis qui risque de rendre les Juifs dans certaines régions les uniques propriétaires du sol.


(1) Il faut dire que le terme "Prépondérance" est quelque peu anachronique ici, car il faut attendre 1907 pour qu'il soit introduit dans le vocabulaire politique. Récupéré par les réformistes tunisiens, il signifie tous les privilèges dont peuvent jouir les colons français, les Prépondérants étant ceux qui sont les plus attachés à conserver ces privilèges.

A suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

vendredi 17 août 2007

63- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (7ème Partie)

La Bible ne défend nulle part aux femmes de montrer leur visage et de paraitre dans les rues. Leur puissante et continuelle intervention dans l'œuvre de Jésus prouve combien elles étaient à cette époque mêlées à la vie active des hommes. Mais les habitudes et les préjugés des femmes musulmanes ont beaucoup influé sur les femmes juives. Leur obésité d'ailleurs, les rendant inhabiles à la marche et disgracieuses, les retient à la maison.

Il ne sort pied que les femmes de mauvaise vie; les autres ne se risquent qu'accompagnées et très rarement. Cependant, comme elles sont très jolies, très élégantes et très coquettes, elles se montrent au public une fois la semaine, Tous les samedis, à partir de trois heures, vêtues de leurs plus riches habits, parées de diamants, ornées de bijoux, elles viennent par groupes se poster devant leur croisée à l'endroit le plus apparent, et causer entre elles.


Scènes Juives

(Cliquez sur l'image pour accéder à tout l'album)


Tous les étrangers, les jeunes chrétiens et les jeunes indigènes, au courant de ces étranges habitudes, se rendent dans le quartier juif et contemplent à leur aise ces belles personnes réunies, pour leur plaire, derrière les grilles de leurs fenêtres. L'étranger est souvent tout surpris d'être l'objet de chuchotements, de regards provocateurs et même de signes qui seraient très criminels et très significatifs en Europe, mais qui sont, m'a-t-on assuré, sans importance à Tunis.

Les juives gagnent à être vues d'un peu loin; avec leurs formes imposantes, elles ont un éclat et une majesté incomparables. Leurs mœurs sont très relâchées, et elles ont le monopole de la galanterie avec les étrangers. Ce n'est pas à dire que les Mauresques aient plus de moralité que les juives; mais elles sont maintenues dans le devoir par la sévérité de la loi, et d'ailleurs moins recherchées des étrangers, parce que le châtiment qui les frappe s'étend à leur complice.

Le Coran, très indulgent pour une faute commise avec un vrai croyant, punit de mort tout commerce d'une musulmane avec un chrétien. La dernière scène de ce genre, très fréquente dans les siècles passés et qui sans doute ne se reproduira plus à l'avenir, eut lieu en 1823, sous le règne de Mahmoud-Bey.
Un boulanger sarde, établi à Tunis, entretenait des relations avec une jeune femme indigène. Des Maures, qui avaient découvert cette intrigue, parvinrent à surprendre le couple imprudent en flagrant délit d'adultère.
Ces malheureux jeunes gens, arrachés de la maison qui leur servait d'asile, furent garrottés et trainés au Bardo avec le voisin complaisant qui protégeait et abritait leurs amours. La foule qui les conduisait, grossissant et s'excitant à chaque pas, faisait retentir l'air d'imprécations et de paroles de mort.

Le bey, qui partageait ses émotions et ses passions, condamna les trois coupables au dernier supplice. Le chrétien, saisi par les chaouchs, fut conduit sur une des places de Tunis et décapité avant même d'avoir reçu la visite d'un prêtre. La femme fut ensuite noyée dans le lac, et le Maure pendu à la porte de Bab Souika.
Le spectacle avait été complet. Aussi le peuple de Tunis était-il en liesse, et peu s'en fallut que le quartier des Juifs ne fut pillé pendant la nuit.

II est vrai que, dans ce pays, la police est très débonnaire et peu clairvoyante; mais, à coté d'elle, il y a une foule de fanatiques qui croient être agréables au prophète en faisant respecter sa loi, et n'hésitent pas à frapper un infidèle qui aura osé souiller de son contact une femme réservée aux vrais enfants du prophète.

Avec les juives on n'a à craindre aucun de ces désagréments. Les hommes, accoutumés aux humiliations, sont aussi beaucoup moins chatouilleux sur le point d'honneur. Pourvu que l'argent arrive, ils ne s'informent pas de la source. L'inconduite d'une femme ne la fait exclure ni de la famille, ni de l'église. Elle fait ce mauvais métier, comme elle en ferait un autre; les parents le tolèrent, et même les rabbins, qui prélèvent sur elle un impôt, établi d'après ses succès probables.

Les juives ne se montrent pas trop difficiles à se prêter aux aventures galantes ; mais elles apportent les plus grands soins pour cacher leurs intrigues amoureuses ; car si leur mari ou le rabbin de la synagogue en avait connaissance, elles courraient le risque d'être châtiées sévèrement, ou même répudiées.
Il n'est pas difficile à un Juif de répudier sa femme, pour peu qu'il puisse alléguer une cause raisonnable pour motiver ce divorce ; et plusieurs, sans avoir recours a cet acte légal, prennent une seconde femme, leur loi autorisant la polygamie ainsi que la loi musulmane.

Toutes les filles de joie sont danseuses ; les juives sont même plus habiles dans cet art que les Mauresques; et ce sont elles qui font l'ornement de tous les kifs, espèces d'orgies nocturnes qui sont les seuls délassements de ce peuple voluptueux. On m'a assuré que plusieurs de ces Almées en vogue reçoivent de trois à quatre cents piastres pour une seule dance. A ce compte beaucoup s'enrichissent. Elles se marient alors, et, comme les filles de Lesbos, elles rentrent, sous l'aide de leurs maris, dans le monde, où le rang qu'elles ont dépend des économies qu'elles ont su faire.

Le costume des juives de Tunis ne ressemble en rien à celui des juives d'Alger ou de Fez. Elles ont conservé, au contraire, le costume national qu'elles prétendent porter dans toute la pureté biblique. Elles vont dans les rues à visage découvert, portant des pantalons très collants en soie brochée et de couleur voyante, rouge le plus souvent ainsi que des bas de coton de couleur voyante, des chemises bouffantes avec une casaque de soie rayée et une sorte de bonnet phrygien à pointe recourbée et des babouches en maroquin rouge
Leur gorge est enfermée dans un justaucorps de couleur noire, très collant, très mince, et laissant voir parfaitement tout ce qu'il est censé devoir cacher. La tête est enveloppée d'un burnous blanc, très léger, qui, encadrant la figure, établit un contraste avec leurs yeux et leurs cheveux d'ébène et retombe sur les hanches.
La gaze est assez légère, assez diaphane, pour que l'on voie, à travers le tissu, toutes les formes du corps. Ce costume est de la dernière indécence; il parait cependant que c'est le véritable costume juif, et, qu'il était porté, bien que ce soit contraire à la tradition, par les saintes femmes qui accompagnèrent le Christ au Calvaire.

La femme est encore à Tunis chez les juifs dans l'état d'infériorité où Jésus l'a trouvée et dont il l'a relevée. Les rabbins, ne lui reconnaissant point d’âme, lui interdisent l'accès de la synagogue. Elle est maintenue à dessein dans une ignorance profonde, pour qu'elle accepte, sans révolte, la suprématie tyrannique que l'homme s'est arrogée sur elle.

Les juifs se marient très jeunes, les garçons, de quinze à dix-sept ans, les filles, de douze à, quinze. Les célibataires sont très-peu nombreux parmi eux, et les femmes très fécondes. Il en résulte que cette race se multiplie d'une manière prodigieuse et d'autant plus apparente qu'elle contraste avec la diminution constante des musulmans.

Les juifs, parvenus en fin du XIXème siècle au nombre énorme de cinquante mille, forment plus du quart de la population indigène; avec la sécurité, leur vertu prolifique ne fera que s'accroitre; si les idées de justice et d'ordre continuent à prévaloir dans le divan de la Régence, avant un siècle, ils seront aussi nombreux que les vrais croyants et posséderont la moitié du sol. On ne sait point alors ce qui arrivera.

II ne faut pas croire que ces gens soient dépourvus d'audace et de courage ; ils ont jusqu'ici courbé servilement leur front, parce qu'ils étaient incapables de songer à la défense, et que la moindre marque d'insubordination aurait été le signal d'un massacre. Mais il ne faudrait pas qu'ils se crussent à même de résister. Ils feraient voir au monde étonné qu'ils composent la race la plus énergique, la plus patiente, la plus vivace, la plus indomptable, qui ait jamais vécu sous les cieux.

A suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

jeudi 16 août 2007

62- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (6ème Partie)

Les juifs, esclaves de la lettre, obéissent aveuglément à toutes les prescriptions des livres saints; ils ont horreur des innovations et mettent un point d'honneur à imiter leurs pères en toutes choses.
Les fêtes, occasionnées par un mariage, donnent lieu à une foule de cérémonies puériles, indécentes, bizarres, mais qui remontent au temps de David et de Salomon. Les hommes les plus graves et les plus parcimonieux deviennent tout à coup d'une gaieté et d'une libéralité excessive.
Ce ne sont que danses et festins. On retire de leurs cachettes toutes les pierreries, toutes les perles, tous les diamants, tous les sequins, toutes les étoffes, que l'on possède quelquefois depuis des siècles, et qui composent la fortune de la famille, et on les étale avec complaisance aux yeux des conviés.
Il est vrai que ces folies ne se commettent que la nuit et dans la pièce la plus reculée de la maison. Cependant l'étranger qui arrive, précédé d'une bonne réputation et tant soit peu protégé, peut avoir une part de tous ces plaisirs et contempler toutes ces magnificences.

L'ignorance engendre la superstition; aussi presque tous croient-ils aux mauvais esprits, aux djinns et aux sorciers. Ils ont de plus toutes sortes de préjugés et les habitudes les plus extraordinaires. Pendant les orages, ils ne manquent jamais d'ouvrir les croisées, parce que le Messie doit venir parmi eux au milieu des éclairs et des tonnerres.

Quand un homme est mort dans une maison, aussitôt tous les puits et toutes les citernes sont hermétiquement fermés, de peur que l'ange qui vient de trancher le fil de la vie n'aille y laver son fer ensanglanté et souiller l'eau qui donnerait la mort.
Du reste les juifs ont peur des morts. La présence d'un cadavre dans une maison y porte malheur et l'infecte. Aussi les inhumations sont-elles faites souvent avec une coupable précipitation.

Les juifs, pour ne pas initier des profanes à leurs mystères et surtout de peur des délations, ne prennent que des serviteurs de leur religion, Ils ont aussi leurs médecins. Un médecin arabe ou chrétien n'aborde jamais le lit d'un israélite malade, Parmi ces docteurs qui ne sont contraints de donner aucune preuve de leur science, plusieurs ne sont que d'ignobles et d'infâmes charlatans.
D'autres sont instruits et suivent les traditions de la vieille médecine maure. En tout cas, le métier est peu lucratif.

Les juifs ne mangent que de la viande tuée et préparée d'après les prescriptions bibliques. Le porc est repoussé par eux avec mépris, avec horreur. Comme les musulmans n'en font pas plus de cas, il en résulte que cet animal, si précieux aux paysans Français, si recherché par les gourmets Européens, est inconnu en Tunisie. Le sanglier, qui abonde dans les forêts de la Mohammedia, se vend aux chrétiens sur les marchés à cinq ou sis sous la livre.

Le type des juifs est partout le même, mais plus accentué en Afrique qu'en Europe, parce qu'il y a eu moins de mélange ils n’ont pas cependant cet appendice recourbé, qui est le signe caractéristique des Hébreux de l’Europe, "naso del papagallo", le leur au contraire est droit, et à l’arcade des naines très-développée.

Les hommes en général sont très laids ; sous ce climat trop chaud, dans cette promiscuité forcée des races, il s'est abâtardi. Plus de ces grands Juifs superbes qu'on dirait découpés dans une estampe biblique. Quelques-uns de ceux qu'on rencontre, très vieux et tout petits, ventripotents, les oreilles poilues, les jambes écartées et sèches comme des triques, ont encore le facies osseux, l'œil perçant, le geste sobre ou ressort l'énergique expression de la race. Mais c'est l'exception.
La plupart ont l'aspect efféminé avec leurs joues ombrées de carmin, leur culotte marron serrée sur le bas tendu et leur veste bleue dessinant la taille.

En revanche les enfants y sont charmants et les femmes très belles. Celles-ci se font remarquer par un teint mat éblouissant, des cheveux noirs très longs et très abondants, des traits purs et réguliers, et par une carnation admirable. Quelquefois seulement, les lignes du visage sont trop dures, le nez trop arqué et le menton trop saillant.

A Tunis, il ne faut pas songer à pénétrer ni chez les Arabes, ni chez les Maures. Les Israélites, au contraire, ouvrent volontiers leur maison encombrée d'enfants de tout âge, car l'épouse juive est très prolifique, et laissent sans façons admirer leur progéniture.

Les filles, jusqu'a seize ou dix-sept ans, sont délicieuses, plus jolies que belles, mais d'une fraicheur incontestable. Les mères en revanche sont malpropres, comme des pots de saindoux qui débordent, grosses, grasses, replètes, phénoménales de corpulence, surabondantes de chairs bouffies et flasques. Les Juives de Tunis, que Paul Arène appelle « des masses gélatineuses, encroûtées d'or », sont du reste célèbres sous ce rapport.

Les Mauresques, quoique à un degré moindre, suivent leurs traces; mais, comme elles sortent rarement, il est plus difficile d'en parler. Ne croyez pas à un phénomène naturel ou à une maladie. Cet extrême embonpoint, très recherché des maris, est artificiel, et pour l'obtenir il y a toute une recette. On engraisse les femmes ici, comme on fait les oies en Poitou pour avoir des confits.

Jusqu'au mariage, la jeune Juive est abandonnée à la propension de sa nature. Telle elle est faite, telle elle se présente aux jeunes gens. Mais, dès qu'une fille est fiancée, le premier soin de la mère est de l'engraisser; elle use pour cela des moyens employés par nos fermières avec les dindes et les oies. La jeune fille, enfermée dans une chambre sombre et humide, y reçoit une nourriture succulente et abondante, sans interruption pendant trente ou quarante jours.
Cette nourriture est composée surtout de boulettes qu'elle doit avaler sans mâcher et dans lesquelles on a pris soin d'enfermer certaines graines du pays qui ont la propriété d'épaissir le sang ainsi que de couscous, de gâteaux de semoule, de boulettes de graisse trempées dans l'huile.

On lui donne aussi des breuvages soporifiques, afin que, malgré le manque d'exercice, elle dorme toute la nuit et une partie de la journée. Au bout de quarante jours de ce régime, on vient lui présenter les bijoux déposés en présents par son futur époux dans sa corbeille de noces, et, si elle peut les porter sans risquer de les perdre, elle sort de sa prison et rentre dans sa famille.
On va même parfois jusqu'a remettre des anneaux, calibres que devront avoir ses bras et ses jambes. On recommence alors jusqu'à satisfaction complète : Crève si tu veux, mais engraisse. La corpulence ainsi obtenue ne se perd plus.
Notez bien que la femme qui porte les colliers, les bracelets et les bagues les plus larges est censée la plus belle, et met dés lors sa vanité à trouver tous les bijoux trop étroits.

Les jambes deviennent des poteaux, les hanches des croupes d'hippopotame, les seins des boules spongieuses, la gorge un goitre énorme. La femme n'est plus une femme, mais une outre embarrassée de son trop-plein. Sans doute, ces ampleurs ont des charmes secrets.
Cette coutume peut paraître bizarre : affaire de tempérament ! En France, on pèse la dot; ici, on pèse la femme. Dans un cas comme dans l'autre, la plus lourde l'emporte. Qu'est-ce qui est le plus irrationnel?

A suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

mercredi 15 août 2007

61- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (5ème Partie)

Jusque sous Ahmed-Bey, les juifs ont porté un costume particulier, plutôt asiatique qu'africain. A la fin du XIXème siècle, la plupart des Juifs, surtout ceux qui s'adonnent au commerce, s'habillent, à l'européenne, mais portent la chéchia ou bonnet de feutre rouge en cône tronqué.
Beaucoup roulent autour de la chéchia une cravate noire en forme de turban, afin de se distinguer des Maures qui portent la chéchia avec gland de soie bleue. Ceux qui s'habillent encore à l'orientale portent deux vestes, soutachées bleu ou rouge, la culotte bouffante et un petit burnous jeté sur l'épaule. Ce n'est que parmi les vieux Juifs qu'on rencontre encore la calotte noire et le châle gris ou bleu.

Etant inférieurs aux vrais croyants, ils ne pouvaient ni monter à cheval, ni aller en carrosse. A la seconde moitié du XIXème siècle, ces ignobles tracasseries ont disparu du code tunisien et des mœurs des habitants. On pouvait voir facilement de jeunes juifs montés sur de superbes chevaux et de belles juives étalant leurs charmes dans des coupés fabriqués par Erler.

Le Caïd Nessim Scemama (trésorier du Bey) est un second Jacques Cœur, bien plus opulent que son souverain. Il a prêté, à lui seul, d'un coup au gouvernement vingt millions de piastres, et le brave homme n'a exigé, outre l'intérêt à 12 %, que le Grade de Général et la Croix de Commandeur du Nichan Iftikhar. A 65 ans environ, Nessim Scemama s’est fiancé une jeune fille qui lui arrivait droit de Paris, et qui pouvait bien avoir de seize à dix-sept printemps. Il n'y a que des Orientaux pour commettre de pareilles imprudences. Il aurait du préférer une Tunisienne. Elle aurait pris, au berceau, ces habitudes de soumission qui forment la première qualité des femmes de l'orient, et qui pourront paraître étranges à une Parisienne.

Le Caïd Nessim porte sur sa chéchia un échantillon de toutes les pièces de monnaie qui ont cours dans la Régence. A côté de cet opulent personnage existent des fortunes moins apparentes, moins gigantesques que la sienne, mais cependant très considérables.

A la fin du XIXème siècle, les actes iniques et violents ne peuvent plus être accomplis, toutes les qualités mercantiles, innées chez les juifs, se sont développées rapidement avec l'audace que donne la sécurité, et même les représentants européens avaient peur qu'en quelques années les juifs auraient accaparé toute la fortune publique de la Régence. Les diplomates étrangers ont déjà mis la puce à l’oreille des Beys et ils cherchaient le moyen de leur faire rendre gorge.

Aucun rapprochement n'ayant eu jamais lieu entre les juifs et les musulmans, il en résulte que chacun de ces deux peuples a conservé, avec son type et son caractère particuliers, ses mœurs, ses traditions et ses préjugés. Les relations forcées que les affaires établissent entre eux disparaissent aussitôt que l'on a mis le pied hors du bazar. Vous ne verrez jamais à la promenade un juif mêlé à des musulmans, ni un musulman à, des juifs.
Une montagne s'élève entre eux, enfantée par le fanatisme, et que la raison ni l'intérêt ne peuvent abaisser. Ces deux races vivent dans les mêmes murs, et ne se confondent qu'à la fin de tout, dans le sein de la terre, dans les bras de Dieu.

Les juifs, très ignorants, sont superstitieux et fanatiques, rigides observateurs de la loi et des prophètes. Toutes les fêtes prescrites dans les livres saints sont célébrées avec une scrupuleuse exactitude; celle de Pâques avec une grande pompe; celle des Tabernacles, de la Pentecôte et des Propitiations, avec beaucoup de zèle.
Le jour du sabbat est observé avec une rigidité toute judaïque. On ne mange que des aliments préparés la veille; on ne traite aucune affaire. La matinée se passe à la synagogue; l'après-midi est consacré à. la méditation, et la promenade est la seule distraction qu'on puisse se permettre dans la soirée.

Il est défendu de prendre aucun plaisir, de paraitre en un lieu public et même de toucher de l'argent. Un diplomate chrétien étant allé assister à la synagogue à un service religieux, et ayant été l'objet des soins les plus prévenants, a voulu, avant son départ, laisser une somme d'argent aux pauvres de la communauté. Son intention ayant été communiquée au rabbin, toute 1'assemblée se leva et murmura une prière faite en son honneur et pour sa prospérité; mais on ne voulut pas accepter son offrande qui ne fut remise que le lendemain à un dignitaire envoyé dans ce but à son hôtel.

Comme les juifs ont eu l'habileté d'accaparer tout le commerce, le samedi est devenu le véritable jour férié de Tunis. Toute vie est alors suspendue. Les négociants chrétiens qui se servent d'eux pour intermédiaires avec les indigènes, ne pouvant rien faire sans eux, profitent de ces vacances pour aller à la chasse, et les musulmans pour se livrer au farnienté qui plaît tant à leur indolente nature.

Par esprit de contradiction et par fanatisme, les juifs redoublent d'activité et de turbulence le vendredi et le dimanche, si bien que ces jours sacrés pour les musulmans et pour les chrétiens passent inaperçus, et que la vie active n'est interrompue, comme jadis à Jérusalem, que le jour du Sabbat. Dans les pays chrétiens, les juifs ne pouvaient non-seulement exercer en public leur industrie le dimanche, mais plusieurs d'entre eux ont été brulés vifs pour avoir été surpris à travailler dans leur intérieur.
Les Musulmans qui ont toujours respecté mieux que les européens la conscience humaine, n’ont jamais cru que leurs cris dans les bazars et leur agitation dans la rue fussent une profanation du jour du Seigneur.

Les pèlerinages sont en aussi grand honneur à Tunis chez les juifs que chez les musulmans. II est aussi beau d'être allé à Jérusalem qu'à la Mecque, Les indifférents et les efféminés vont en Terre Sainte par la mer. Les ardents et les austères s'y rendent à pied, sans chaussure et le bâton blanc à la main, à travers Tripoli, l'Egypte et le Désert. Aucun voyage n'est plus dangereux; les riches sont assassinés en route par les Bédouins; les pauvres meurent de faim, de fatigue ou de chaleur. Un petit nombre d'élus arrive au but.
Ces catastrophes chaque jour renouvelées, au lieu de ralentir le zèle de ces fanatiques, ne font que le surexciter. L'exaltation religieuse est du reste fréquente et extrême chez ces natures ardentes, convaincues et comprimées, et elle produit des actes d'héroïsme ou de folie, suivant le point de vue où l'on se place.

Comme on l’a déjà évoqué, tous les sept ou huit ans périodiquement la calme Tunis était mise en émoi par une scène de pillage ou de supplice. L'amour de la vérité nous force à dire que presque toujours ces actes déplorables étaient provoqués par un juif fanatisé qui croyait par le martyre être agréable au sombre et farouche Dieu d'Israël.

C’est en 1857 et sous le sage Ahmed-Bey que la dernière scène de ce genre eut lieu. Un jour, un israélite, charretier (certaines versions disent que c’est le cocher de Caîd Nessim), Samuel Sfez connu sous le nom de Batou ayant un renom de sainteté chez les siens, s’était bagarré avec un Musulman alors il parcourut les rues de Tunis, vomissant des torrents d'injures contre le Prophète et contre ses trop crédules sectateurs. Jugez de la fureur qui s'empara de toute la gent dévote, plus nombreuse à Tunis que sur aucun point du monde.
Le blasphémateur est arrêté en flagrant délit et, d'après le Coran, condamné au bûcher. Ce châtiment était d'un autre siècle. Les consuls européens s'émurent et résolurent de soustraire ce malheureux au supplice exigé par la loi, autant par humanité que dans la crainte que le spectacle de ces scènes horribles ne produisit une explosion de fanatisme musulman, toujours dangereux pour les chrétiens.

Ahmed-Bey, prince sage et éclairé, secondant leurs efforts, commua la peine de mort en un exil éternel. Ce n'était pas l'affaire des imams, qui demandaient, au nom de Dieu outragé, la mort du coupable. Dans ce but, ils vinrent au Bardo, le livre saint à la main et la menace à la bouche, réclamer l'exécution de la sentence prononcée.
L'émeute grondait à la porte; Ahmed, obligé de sévir, épargna cependant l'horreur du bûcher à ce malheureux, qui fut pendu. Il est évident que ce fanatique avait recherché cette fin tragique; que l'arrêt avait été sévère, mais juste; et que le prince n'avait cédé au torrent qu'après avoir fait tous ses efforts pour y résister; néanmoins vous ne persuaderez jamais à un juif de Tunis qu'Ahmed-Bey n'ait été ce jour-là un abominable tyran, et que ce malheureux supplicié ne soit une glorieuse recrue à ces légions de martyrs israélites dont les Macchabées sont les chefs incomparables.

A suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

mardi 14 août 2007

60- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (4ème Partie)

Les musulmans, plus tolérants que les Occidentaux, ayant d'ailleurs un profond respect pour Abraham dont ils descendent par Ismaël, ont de tout temps exercé envers les juifs une hospitalité qui n'a manqué ni de libéralité ni de grandeur d'âme.
Acceptés comme étrangers, depuis dix-huit siècles, ils sont aujourd'hui encore dans la même position qu'au jour de leur arrivée, ne participant à aucun des privilèges réservés aux citoyens, mais ne subissant non plus aucune charge de l'état, sauf l’impôt des Dhimmis, gouvernés, d'après les livres saints, par des prêtres et des magistrats de leur choix.

Il est vrai qu'autrefois, tous les quinze ou vingt ans périodiquement, à la suite d'une émeute populaire provoquée par le fanatisme ou par l’avidité des Arabes et des Juifs, le gouvernement intervenait, rétablissait l'ordre après le pillage de quelques maisons, et faisait payer sa protection à beaux deniers comptants. Mais ces événements se produisaient avec tant de régularité que tout juif, tant soit peu prévoyant, prélevait sur ses économies et mettait dans un coin de son coffre-fort l'argent destiné à cette espèce de rançon. Aussi, malgré l'état d'abjection plus apparent que réel dans lequel ils vivaient, les juifs affluaient-ils en masse sur ce point du monde où ils trouvaient en définitive le plus de bien-être et de sécurité.

Leur supériorité sur les musulmans était tellement évidente que bien des fois des souverains, sacrifiant leurs préjugés à leurs intérêts, ont attiré à leur cour des banquiers de cette nation, et, sous le coup des bienfaits reçus, les ont appelés aux plus éminentes fonctions de l'état.
Quoiqu’émancipés complètement par l’intervention française dans la politique de la Régence, les juifs regrettent la domination turque, et ne voient dans les français à peine établis, qu’une future concurrence qui ne sert pas leurs intérêts sur 1a terre d'Afrique.

Cette race, positive et de qui l'amour-propre est depuis longtemps émoussé, supportait volontiers les outrages d'une populace ignorante et grossière, sachant bien que, ayant concentré en ses mains toutes les richesses, elle a trop de clairvoyance pour ne pas voir qu'avec des chrétiens un pareil rôle est désormais impossible.

Les juifs, comme les chrétiens du reste, habitent un quartier qui leur est propre et qui est situé au cœur de la ville. Mais ce n'est pas, comme autrefois en Allemagne et en Italie, un ghetto où ils étaient refoulés et maintenus même contre leur volonté. Il n'y a ni portes ni murs qui les séparent des autres habitants.
Ce n'est pas une espèce de ville maudite, de léproserie, d'où l'on ne pouvait pas sortir certains jours, ni avant certaines heures, et dont les portes avaient des geôliers, comme celles des prisons. Les juifs ne sont groupés ensemble sur un même point que dans leur intérêt, pour leur commodité, et en vertu de cette loi d'affinité qui attire l'un à l'autre des hommes de qui les passions et les principes sont les mêmes.

En Orient, pays de violence, d'anarchie et de despotisme, l'on éprouve plus qu'ailleurs ce besoin d'aide et de protection. C'est pour y obéir que des marchands des mêmes denrées, des artisans des mêmes métiers, des sectateurs du même culte, se sont réunis dans un même quartier, comme des membres d'une même famille dans une même maison.

Le quartier des Juifs s’appelle Hara et en fait, la Hara des Juifs ne peut pas être traduite par ghetto. La Hara était au cœur de la médina, même pas dans les faubourgs. La communauté juive a toujours vécu près des pouvoirs. Il y avait une communauté juive à Kairouan quand Kairouan était la capitale de l’Ifrikya, puis à Mahdia du temps des Fatimides et enfin à Tunis avec les Hafsides. Il y avait même des Hara dans des villages très éloignés tel que Nefta au Djérid. Tout cela parce que l’Etat musulman avait constitué un espace de protection et d’association pour les Juifs.

A Tunis, les Juifs habitent de préférence dans la rue Halfaouine et la rue Sidi-Mehrez, aux environs de cette étonnante mosquée, sorte de gros cube de maçonnerie blanche, surmonté de neuf coupoles, qui abrite les dépouilles de Sidi-Mehrez, défenseur de Tunis contre les Espagnols et patron commun des créanciers et des débiteurs, ce qui ne se comprend pas très bien.
La légende attribuait la présence des Juifs au rôle de Sidi Mehrez qui était, historiquement, l’homme qui a aidé à reconstruire Tunis. Il était un agent de la dynamisation de la vie économique dans la ville. Il a participé personnellement à la reconstruction des souks proches de sa zaouïa. Pour réaliser cela, il fallait permettre aux Juifs d’habiter dans la ville. Auparavant les Juifs habitaient en dehors de la ville, du côté de Mellassine. Sidi Mehrez a fait appel à leur savoir-faire artisanal et commercial et à leur maîtrise des techniques monétaires. Pour ce saint, la présence des Juifs dans la ville était vitale.

Les Juifs livournais dits Grana (ou Gornim), descendaient des Marranes chassés du Portugal sous la contrainte de l’Inquisition ; bon nombre des expulsés s’étaient établis dans les ports toscans, et notamment Livourne, qui les accueillirent favorablement, surtout à partir de 1593. Profitant de l’importante communauté juive de Tunis, les Livournais réussirent à établir des relations commerciales actives avec la Régence puis à constituer une forte colonie dans la ville entraînant l’aggravation du problème du logement. Les Livournais constituaient, et de loin, la communauté étrangère la plus nombreuse à Tunis au cours du XVIIe siècle.

Certaines sources les nomment « les Juifs francs », « les Juifs européens » ou même « les Juifs chrétiens ». Les premiers Deys Ottomans et les Beys Mouradites ont encouragé leur établissement dans la capitale de la Régence.

Hammouda Pacha ordonna la construction de logements dans les zones limitrophes de la Hara et les mit à la disposition des immigrants. En effet, à cette période, les immigrés juifs étaient obligés de louer à prix élevé des habitations appartenant à des musulmans. Or, des actes notariés nous révèlent qu’à l’époque des Mouradites, le Bey faisait construire des maisons dans le quartier de la Hara ou dans la zone limitrophe et il donnait à louer ses maisons à des Israélites. Constituées en Habous, les rentes de ces biens-fonds étaient destinées à l’alimentation des budgets des institutions de charité et des fondations religieuses.
Ainsi, l’acte de la constitution du wakf de la mosquée Hammouda Pacha, daté des débuts du mois de janvier 1664, signale que le fondateur dota la mosquée qu’il construisit à Tunis de 23 donations instituées en Habous. La majorité des donations se trouvaient dans le quartier juif.

De même, les registres des taxes locatives, Al-Kharrûba, qui datent de 1843 et de 1854-55 recensent parmi les biens immeubles Habous de la mosquée de Hammouda Pacha des maisons d’habitation, des chambres ou des étages à entrées indépendantes situés dans différents endroits de la Hara ; parfois le recensement donne le nom de la maison comme celles des Lambroso, Boukhobza, Bourjil, Sâada, Dayyen et Chatboun. En outre, les mêmes registres recensent des biens immeubles à usage économique (des boutiques, des entrepôts) et ces documents précisent leurs emplacements : à l’entrée de la Hara, dans le souk des Granas, dans la rue des Granas, dans le marché aux Poissons, etc. Certains locaux sont désignés par les noms de leur occupant, d’autres par leurs activités : épicier, cordonnier, café.

Trois décennies après Hammouda Pacha, Mohamed Bey construisit sa grandiose mosquée dans le quartier de Bab Souika. Lors de cette opération urbanistique, la Hara a été certainement le quartier qui profita le plus de l’élévation de ce magnifique monument. Plusieurs secteurs du quartier israélite furent rénovés. De nouvelles maisons d’habitation, de nouveaux locaux de commerce ou de service furent construits et octroyés aux Habous de la fondation religieuse.

Outre les habitations, le Bey Hammouda Pacha et ses successeurs contribuèrent à l’aménagement de ce quartier en l’équipant de boutiques, de cafés, de bains, d’abattoirs, etc. Deux souks ont été édifiés à cette époque ; souk el-Hout, marché aux poissons et souk el-Grâna qui porte le nom de la communauté immigrante. Les deux souks étaient des artères commerçantes parmi les plus belles et les plus animés de toute la médina.
Au XVIIIe siècle, cette forme d’intervention des autorités au profit des juifs et de la communauté livournaise en particulier continuera. Ainsi Houssein Ben Ali réalisa un lotissement à al-Drîna, dans une zone limitrophe du côté nord-est de la Hara, et loua les maisons nouvellement construites à des Israélites pour la plupart d’origine européenne.

Ainsi, les Beys en construisant de nouvelles maisons et en les concédant à des locataires israélites, certainement à des prix élevés, autorisaient la Hara à outrepasser ses limites médiévales. L’opération fut d’autant plus facile que ce quartier n’avait jamais été limité par une enceinte et que nombreuses étaient les habitations abandonnées et en ruines dans les zones proches.
Il est à noter, en outre, qu’en raison de la haute densité de son occupation, le quartier israélite était un espace de spéculation immobilière ; aussi les autorités, comme les particuliers, avaient-ils misé sur ce secteur de rente immobilière élevée pour financer plusieurs de leurs fondations et notamment celles à caractère public.

L’histoire de la Hara est l’histoire d’un quartier pauvre de la ville. Les quartiers arabes, si mal entretenus qu'ils soient, prennent un aspect de propreté relative à côté de la Hara, dont les ruelles tortueuses sont encombrées de femmes et d'enfants à moitié nus, jouant et se roulant au milieu de chiffons sales et d'immondices à soulever l'estomac le plus solide.

La densification de la population juive dans cet espace, qui faisait moins de dix hectares, s’est traduite par le fait que la Hara était devenue un foyer d’épidémies à la fin du XIXème siècle.

A cette période, de la Hara sont sorties aussi les élites juives qui se sont installées ensuite au quartier La Fayette ou à la Goulette. Le Caïd Nessim Scemama, qui était le plus riche parmi les riches de ce pays, est un enfant de la Hara. C’était Mahmoud Ben Ayed, le grand trésorier du Bey, qui l’avait associé et en a fait son courtier. Il a ensuite hérité du poste de trésorier de l’Etat après la fuite de Ben Ayed en France. La Hara a constitué une pépinière pour le makhzen pour recruter ses éléments les plus dynamiques. Mais ces Juifs qui se sont investis dans le service de l’Etat ont rompu avec leur groupe d’origine. Les Juifs les plus pauvres continuaient de vivre dans la Hara. Ce sont eux qui ont émigré en Israël en 1948 et non pas les riches qui ont préféré après l’indépendance partir en France.

A suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

vendredi 10 août 2007

59- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (3ème Partie)

Avant l’abolition de la Dhimma en 1857, les Juifs étaient les seuls des sujets de la régence qui payaient au Bey une imposition personnelle; cependant, quoique cette redevance ait pour prétexte le but d'assurer leur sécurité, rien n'est plus commun que de les voir outragés et même frappés par les Maures; ils recevaient même les mauvais traitements ou les coups avec une résignation vraiment étonnante : mais aussi si jamais l’un d'eux osait en riposter à ses agresseurs, il risquerait infailliblement d'être compromis dans un procès sérieux, qui ne pourrait s'arranger que par le sacrifice d'une forte somme d'argent; et souvent ces insultes n'étaient pas d'autre but que cette extorsion abusive et tyrannique.

Les rabbins jouissent d'une autorité très étendue sur leurs coreligionnaires ; ils veillent non-seulement sur la stricte observance du culte mosaïque, mais aussi sur la conduite morale des particuliers de l'un et l'autre sexe.
Une fois, la Régence fut affligée d'une grande sécheresse, fléau qui est une des calamités les plus dommageables et les plus redoutées dans ce pays. Les rabbins ordonnèrent deux jours de jeûne rigoureux par semaine, et des prières solennelles pour obtenir du ciel la faveur d'une pluie abondante; malgré ces actes de pénitence et ces supplications ferventes, la sécheresse continua à désoler le pays. Les rabbins se persuadèrent alors que les péchés des impies, et surtout l’impudicité des femmes répudiées ou veuves, devaient être la seule cause du courroux céleste ; en conséquence ils firent dans toutes les familles juives des recherches scrupuleuses, à la suite desquelles ils découvrirent qu'un assez grand nombre de ces femmes délaissées, ou condamnées au célibat parla mort de leurs maris, avaient un commerce illicite avec des débauchés, ou même étaient devenues enceintes par suite de ce commerce criminel ; les pécheresses furent châtiées sévèrement; mais cette punition exemplaire n'empêcha pas que de nouvelles recherches n'en fissent découvrir encore un assez grand nombre, parmi lesquelles on en reconnut beaucoup de relapses, dont le châtiment précédemment subi n'avait pu amender la conduite.

Tout Juif convaincu d'avoir mangé à la table d'un Chrétien ou d'un Maure est fortement réprimandé par le rabbin, en pleine assemblée de la synagogue, et s'il vient à récidiver, il est déclare déchu de ses droits civils et religieux dans la communauté israélite; son témoignage n'est plus admis; il est frappé d'anathème, déclaré infâme, et en conséquence déshonoré dans l'esprit de tous ceux qui composent sa nation.
Les rabbins ne dédaignent même pas de s'occuper du règlement des habillements; et ils cherchent à réprimer le goût des jeunes filles pour l'élégance du costume, les bijoux, les parures et pour les modes du jour.

Je croirai volontiers qu'il est très probable que cette grande autorité des rabbins a dû exercer beaucoup d'influence sur la conservation et la propagation dans ces contrées de la secte mosaïque, qui sans cela aurait peut-être éprouvé des altérations et des changements aussi sensibles que toutes les autres sectes religieuses dont l'orient a vu les révolutions et l'extinction successive.
Cependant, si la sévérité des rabbins s'exerce sur les infractions du sixième et du neuvième commandement du Décalogue, leur rigidité se relâche singulièrement sur le reste de la conduite morale, de leurs ouailles, et principalement sur les diverses tromperies dont les Juifs ne se font aucun scrupule d'user dans le commerce avec les Chrétiens, et même avec les Maures, auxquels on peut dire qu'ils semblent vouloir disputer le monopole des fourberies et le privilège de la mauvaise foi.

Les rabbins sont les premiers à aider les membres de la synagogue dans toutes les manœuvres mensongères qu'ils emploient journellement, soit pour frauder les droits de la douane par de fausses déclarations, soit pour éluder ceux du fisc dans le payement de la redevance du "Kharadj", à laquelle les membres de la corporation judaïque sont soumis, espèce de capitation ou d'impôt personnel qui frappe également tous les individus de cette caste, de tout sexe, de tout âge, depuis le vieillard décrépité jusqu'à l'enfant à la mamelle.

La principale cause de l'ignorance du gouvernement lui-même est sur le nombre réel des Juifs habitant Tunis vient des fausses déclarations que font à ce sujet les chefs de la synagogue, donnant ainsi à leurs coreligionnaires les premiers exemples de duplicité et de fraude.

Les Rabbins tolèrent déjà la pratique de l’usure la plus révoltante qui soit désapprouvée mais cette pratique reste l’une des activités primordiale, et qui est repoussée par les Maures eux-mêmes ; beaucoup de Juifs ne vivent que des produits de ce trafic infâme de leur capital, et la seule chose dont ils s'occupent, c'est du soin de ne placer leur argent que d'une manière sûre, et entre les mains de débiteurs incontestablement solvables.

Dès qu'ils sont assurés de ce premier point essentiel, ils mettent tous leurs soins à garantir le recouvrement de leur capital et de leurs intérêts par les stipulations les plus rigoureuses, qu'ils s'efforcent de rendre aussi lucratives pour le créancier qu'oppressives et spoliatrices pour le débiteur.
Lorsque des emprunteurs n'ont aucun crédit, ou même n'ont qu'un crédit incertain, ils ont beau avoir besoin de quelque somme, ils ne la trouvent pas chez les Juifs, ou, s'ils réussissent à l'obtenir, ce n'est qu'en consentant à se soumettre aux quatre conditions suivantes :
1- De donner pour gage et nantissement quelques effets précieux et portatif, comme bijoux, diamants, perles, or ouvré ou en lingots, etc..., sur lesquels le prêteur ne donne jamais que moitié ou tout au plus deux tiers de la valeur intrinsèque ;
2- De payer d'intérêts par mois un, et même souvent deux, pour cent de la somme dont le prêt est stipulé, lesdits intérêts payables mensuellement et à jour fixe;
3- De défalquer d'avance sur la somme prêtée le montant des intérêts de la première année ;
4- Enfin, d'abandonner à l'usurier le gage entier, sans aucun dédommagement, si le débiteur se trouve dans l'impossibilité de lui solder un terme des intérêts à leur échéance. Dans ce dernier cas il n'est même fait aucune défalcation des intérêts payés aux différents termes précédents.

Ces prêts usuraires ne peuvent manquer d'absorber ainsi, dès la première année, le huitième au moins ou même le quart de la somme prêtée; chaque année porte le même préjudice à l'emprunteur ; et pour peu que celui-ci tarde à retirer son gage, il risque de le perdre entièrement, soit par les intérêts monstrueux qu'il est obligé de payer, soit par le défaut de payement d'un seul terme de ces intérêts. Il ne doit, dans ce dernier cas, espérer d'obtenir de son créancier ni la moindre faveur ni le moindre délai.

Mais il ne faut pas croire que cet infâme monopole se limite simplement à la nation juive: on accuse, à tort ou à raison, des Européens, qui se disent Chrétiens, de s'y livrer à Tunis avec autant d'empressement que les enfants d'Israël.
Ceux-ci, au reste, sont loin d'être découragés par la concurrence, soit des Européens, soit des Maures, dans toute espèce de commerce et de trafic, bien sûrs de l'emporter sur leurs concurrents, par leur habitude des affaires, leurs ruses financières, et surtout leur activité véritablement admirable.

A suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

lundi 6 août 2007

58- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (2ème Partie)

Au début du XIXème siècle, Les Juifs sont plus nombreux à Tunis que dans les autres villes de l’Afrique du Nord ; leur nombre n'est pas positivement déterminé; on assure même qu'il est impossible de le connaître, et qu'il est de leur intérêt de le cacher au gouvernement tunisien.
Si cependant on consulte l'opinion publique de l’époque à ce sujet, si on fait un calcul approximatif, d'après l'extension du quartier qu'ils habitent et leur entassement prodigieux dans les maisons dont ce quartier se compose, on croit pouvoir penser qu'il n'y aurait pas d'exagération à présumer qu'il y en a plus de vingt mille qui y ont fixé leur résidence habituelle.

Dans la première moitié du XIXème siècle (1865), les juifs sont, à Tunis, estimés au nombre de trente à trente-cinq mille. Juste avant le protectorat français, en fin du XIXème siècle, les Juifs sont relativement nombreux dans, la Tunisie, ou ils ont été émancipés, grâce à l'influence Française. On évalue leur nombre à plus de cinquante mille Israélites.

Comme, malgré leur émancipation par les Beys, ils sont généralement mal vus par la population musulmane, les juifs riches ont soin de se mettre sous la protection d'un consul. Ils changent de nationalité suivant que tel ou tel consul est en faveur auprès du Bey régnant.
Un certain nombre, surtout les juifs Maltais sont protégés de l'Angleterre. La majorité parait cependant en fin du XIXème siècle placée sous la protection de la France.

Comme presque partout, les juifs sont ; dans les rangs extrêmes de la société, très riches ou ; très pauvres. Cette inégalité de condition s'explique par l'esprit d'aventure qui les anime tous, et qui, bien ou mal dirigé, les conduit à la fortune ou à la ruine. La banque et le haut commerce sont exclusivement entre leurs mains, principalement celui des draps, de la soie et des bijoux.

Dans la classe moyenne sont les courtiers, les petits marchands, les colporteurs, les brodeurs, les tailleurs et les cordonniers. Les autres grouillent dans la misère, vivant des métiers les moins avouables, et surtout des libéralités de leurs coreligionnaires. Tous sont usuriers dans la mesure de leurs ressources.

Les juifs ont acheté du Bey le privilège exclusif du commerce de la pelleterie et celui de la cire, commerces qui sont l'un et l'autre très lucratifs.
Ils payent aussi une somme très considérable pour le privilège de distiller les eaux-de-vie. D’ailleurs, les Juifs du Djérid (Nefta) fabriquent avec les dattes fermentées puis distillées une sorte d'anisette très riche en alcool et très parfumée.
Les Israélites ne peuvent cependant vendre ces liqueurs qu'à ceux de leur nation. Mais, quoiqu'il leur soit sévèrement interdit d'en débiter aux Arabes, ils trouvent habituellement le moyen d'éluder cette prescription, par des ventes clandestines, qui forment la plus grande partie du gain de leur fabrication.

Les juifs de Tunis avaient conservé en grande partie la prépondérance commerciale dont ils jouissaient au début du XVIIe siècle ; même les résidents français étaient souvent réduits à leur prêter leur nom pour faire quelques affaires avec Marseille.
Beaucoup d'entre eux font des opérations très actives, en tout genre de négoce, avec Naples, Gênes, et l'on peut assurer qu'ils monopolisent une grande partie du commerce de Livourne et Marseille avec Tunis ; les Européens même n'en peuvent faire aucun dans la Régence sans avoir à leur service plusieurs "semsars", ou courtiers juifs, qui sont les intermédiaires obligés de toutes leurs transactions avec les Maures.
Se sont ces courtiers qui achètent; ce sont eux qui vendent; c'est par leurs mains que l'argent est transmis des acquéreurs aux vendeurs : toutes ces opérations leur valent le demi pourcent de la part de l'un et de l'autre côté; ce lui leur produit en totalité une remise d'un pour cent pour leur courtage.

Un assez grand nombre de Juifs et de Juives parcourent la ville en colportant des marchandises que ces marchands ambulants offrent a acheter dans les maisons et les harems; et il est a remarquer que les femmes mauresques ne croient pas être obligées de se voiler devant un Juif.
Comme il est arrivé plusieurs fois que des Juifs et des Juives ont été assassinés dans des maisons, pour s'approprier leurs marchandises, le Bey a ordonné qu'à l'avenir les colporteurs de l'un ou de l'autre sexe aillent toujours deux à deux, et que l'un d'eux soit obligé de rester devant la porte de la maison pendant que son compagnon y entrerait avec ses marchandises. Depuis cette ordonnance, aussi simple que sage, aucun Juif n'a été la victime de l'avidité et de 1a perfidie des spoliateurs meurtriers.

L'esprit mercantile est l'attribut de cette forte race. L'influence d'un climat énervant ne leur a rien fait perdre de leur ardeur et de leur activité. Dans un bazar mixte rien n'est curieux comme de voir l'air affairé, insinuant, persuasif, servile du marchand juif à côté de la noble indifférence et de la calme dignité du marchand maure. Aussi ont-ils attiré dans leurs mains toutes les affaires, et amassent-ils tous les jours des fortunes immenses.

On ne peut en effet faire un pas dans Tunis sans rencontrer sur son passage des Juifs et des Juives, courant d'un bout à l'autre de la ville, aux divers endroits où leurs intérêts commerciaux les appellent, on les trouve partout, se glissant dans la foule, heurtant les passants, au hasard d'encourir les plus mauvais traitements , et à leur marche accélérée, essoufflée, haletante, à leur air effaré, on croirait qu'ils arrivent à l'instant des quatre coins du globe terrestre, alléchés par l'odeur d'un gain à faire et d’une opération fructueuse à exploiter.

On les reconnait aisément, les hommes à leurs vêtements d'une couleur sombre, a leur vaste bonnet évasé par le haut, le turban musulman leur étant interdit; les femmes, à la manière particulière dont elles sont voilées, soit, par un morceau de crêpe ne leur couvrant seulement que la moitié de la figure, soit par un mouchoir tendu transversalement d'une oreille à l'autre, qui, passant sur la bouche et le menton, ne cache que la partie inférieure de leur visage.

On les reconnaît surtout, dans tous les endroits où il y a des réunions commerciales, non-seulement à leur allure turbulente et empressée et à leur physionomie, qui à Tunis, comme partout ailleurs, a conservé son type originel, mais encore a leurs voix glapissantes et criardes, à leur timbre nasillard, au détestable patois qu'ils emploient entre eux, si différent des idiomes arabes et de toute autre langue usitée soit en Afrique, soit en Europe.

En effet, le langage habituel des Juifs de Tunis dans leur rapport avec les Européens, est le jargon informe que l’on désigne par le nom de langue Franque, c'est-à-dire un mélange hybride d'arabe, d'italien, de français et d'espagnol, et qui se parle dans toutes les Echelles du Levant; mais entre eux ils ne se servent que d'un patois Judaïque, ou Hébreu corrompu.
La langue franque est seulement parlée, et n'est presque jamais employée par les Juifs dans leur correspondance écrite : l'idiome qu'ils écrivent dans leurs lettres missives est cet hébreu corrompu dont je viens de parler, ou un mauvais arabe, mêlé non-seulement à de mots hébreux, mais encore de ceux des langues de toutes les nations qui bordent la Méditerranée.

A suivre ...

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein

samedi 4 août 2007

57- Histoire des Juifs de la Régence de Tunis (1ère Partie)

Selon la tradition, les premiers Juifs tunisiens se sont installés en Tunisie bien avant la destruction du Temple de Salomon au VIe siècle av. J.-C. Bien que cette théorie semble infondée, la présence des Juifs à l'apparition du christianisme est attestée par des auteurs comme Tertullien et saint Augustin, par des inscriptions juives retrouvées à plusieurs endroits, par les fouilles archéologiques effectuées dès la fin du XIXe siècle.

À Gammarth, au nord-est de Tunis, est mise à jour une nécropole juive du IIe siècle de même qu'une synagogue du Ve siècle découverte à Hammam Lif (sud-est de Tunis) en 1883 ou encore par le Talmud de Babylone et de Jérusalem qui rapportent les opinions de rabbins de Carthage.

Après la conquête romaine en 146 av. J.-C., la population juive de la province d'Afrique augmente. Aux Juifs déjà implantés dans le pays s'ajoutent ceux venus de Rome, où une présence juive est attestée depuis la fin du IIe siècle av. J.-C.

Les immigration juives en Afrique du Nord se sont poursuivies en plusieurs vagues, d'abord, au moment de la destruction de Jérusalem par Titus; la seconde eut lieu sous l'empereur Hadrien.
Les Juifs arrivèrent en Afrique par plusieurs chemins, les uns, prenant la voie de mer débarquement sur la côte, septentrionale, où ils s’insinuèrent parmi les peuplades autochtones des Berbères fixées sur le littoral et dans le Tell ; d’autres, longeant les rivages des Syrtes et contournant les Chotts, arrivèrent jusqu’à la région des Hauts Plateaux ou ils s’établirent an milieu des populations nomades des Gétules ; d’autres enfin, purent s’installer dans la région montagneuse de l’Aurès.
Avec le temps certains se sont réunis en tribus indépendantes et d’autres se dispersèrent dans toutes les grandes villes de l’Afrique du Nord

Au début de la Chrétienté, Néron avait favorisé les Juifs, les employant en qualité de délateurs des Chrétiens alors persécutés, trouvant dans leur concours à satisfaire une haine commune.
Par la suite, les premiers Pères de l’Église ont toujours fait tous, leurs efforts pour empêcher les chrétiens d’avoir des relations avec les Juifs. Les conciles de Laodicée et de Carthage, furent obligés d’interdire d’avoir avec les Juifs les moindres rapports, même les plus innocents, 320, après J.-C. Le concile de Nicée défend de manger avec eux.

L’empereur Constantin commença par détruire les synagogues d’Afrique. Constance, son successeur, défendit tout rapprochement entre Juifs et Chrétiens. Tout Chrétien convaincu de relations avec les Juifs, était puni par la confiscation de ses biens et privé de la faculté de tester.
Les Juifs ne purent respirer qu’au moment de l’arrivée des Vandales. Ces derniers étaient Ariens et ennemis des Catholiques ; les Juifs surent servir leurs intérêts politiques et religieux aux dépens de ceux des Catholiques, et pendant un siècle que dura en Afrique la domination vandale, 435 à 534, ils centralisèrent entre leurs mains tout le commerce et l’industrie, réalisant d’immenses fortunes.

Mais en 535, Salomon, général de Justinien, ayant chassé les Vandales, fit expier aux Juifs leur conduite passée ; il convertit leurs synagogues en églises chrétiennes et les força à embrasser le Christianisme. Depuis Justinien jusqu’à la conquête arabe, les Juifs disparaissent, à part quelques tribus réfugiées dans l’Aurès et le Mzab.

A l’événement de l’Islam, des Juifs en grand nombre, chassés de Khaïbar par le Prophète Mohamed (saws), vinrent en Afrique vers 628, où ils avaient été précédés par une immigration de leurs coreligionnaires chassés d’Espagne par Sisebut, Roi des Wisigoths, en 613.
Une nouvelle immigration des Juifs d’Arabie, définitivement expulsés par le khalife Omar eut encore lieu en 719.

A l’arrivée des Arabes en Afrique du Nord, une reine berbère La Kahéna des tribus fédérées sous le nom de Djeraoua, leur fait face. Certains historiens supposent que La Kahéna serait Juive, personnellement, je ne le pense pas, vu d’une part, la position d’infériorité de la femme dans la société juive qui ne lui permettait pas d’accéder à des postes de commandement ainsi que l’impossibilité à la femme juive d’accéder à un poste sacerdotal.

Après la mort de La Kahéna et la domination Arabe de l’Ifriqiya, les Juifs eurent une certaine paix et ils purent s’organiser, sous la protection des Khalifes. Ils créèrent des écoles de médecine et de lettres à Kairouan. Un médecin juif de Kairouan, Ishaq ben Soleïman Israëli, est l’auteur d’un traité des fièvres, ouvrage réédité en 1516, à Leyde, sous le titre : Opéra Isaci.
Les praticiens sortis de l’école de Kairouan se répandaient jusqu’en Europe ; un des plus connus d’entre eux, est le Juif Sédécias, médecin de Charles le Chauve qui fut empoisonné par ce même médecin.

Au gré des possesseurs successifs du pays, les Juifs vécurent en Tunisie avec plus ou moins de bonheur. En 1057, lorsque l’invasion hilalienne s’abat sur l’Afrique du Nord et que Kairouan, centre de la vie juive tunisienne est détruite, les Juifs émigrent en masse et la communauté se disloque. Plus tard, de 1134 à 1150, sous les Almohades, les persécutions contre les Juifs se font très dures entraînant de nombreuses conversions forcées. Il faut attendre l’arrivée des Hafsides, entre le 13ème et le 16ème siècle, plus tolérants, pour voir la communauté juive renaître de ses cendres et s’épanouir.

La première croisade a mené presque à un siècle d'accusations de meurtres rituels contre les juifs en France. Beaucoup d'entre eux ont été brûlés ou attaqués en France. Juste après le couronnement de Philippe Auguste, le 14 mars 1181, le roi a ordonné l'arrestation des juifs un samedi, dans toutes leurs synagogues, et on les a dépouillés de leur argent et de leurs vêtements de cérémonie. En avril suivant, 1182, il a édité un édit d'expulsion, accordant tout de même aux Juifs un délai de trois mois pour la vente de leur propriété personnelle. Les biens immobiliers, maisons, champs, vignes, granges, et pressoirs à vin, ont cependant été confisqués. Les Juifs ont essayé, en vain, de gagner des nobles à leur cause. En juillet, ils furent obligés de quitter le domaine royal de la France ; leurs synagogues ont été converties en églises. Ces mesures successives étaient simplement des moyens de remplir les coffres royaux. Les marchandises confisquées par le roi ont été revendues et la plupart des Juifs sont parti dans leur nouvelle terre d’accueil l’Afrique du Nord et notamment la Tunisie.

En 1290, Le roi Edouard Ier fit arrêter et emprisonner 600 Juifs dans la Tour de Londres. Deux cent soixante dix d'entre eux furent pendus et leurs biens confisqués. Finalement, le roi expulsa tous les juifs et s'empara de leurs maisons et de tous leurs biens tout en leur autorisant à emporter l’argent qu’ils possèdent. Le roi leur fournit des bateaux pour quitter l’île. Sur de nombreux bateaux, l’équipage les dévalise et les jette par-dessus bord. Plusieurs d’entre eux atteignirent la côte africaine et s’installèrent entre Tunis et Alger.

Les Juifs disparaissaient peu à peu et on pouvait entrevoir l’instant très rapproché où les conversions à l’islam et l’exode, allaient débarrasser à jamais l’Afrique de leur présence, lorsqu’en 1391 eut lieu à Majorque, Castille et Aragon, un soulèvement général contre les Juifs, accusés d’avoir empoisonné les fontaines, de s’être approprié la plus grande partie de la fortune publique et d’avoir, en toute circonstance, servi les intérêts des Sarrasins contre la Chrétienté. Nombreuses communauté furent juives massacrées et un nombre considérable de Juifs vint chercher un refuge en Afrique.

Les Juifs d’Afrique du Nord se divisèrent alors en deux groupes, les anciens : porteurs de turbans « baalé hamiçnefeth », les nouveaux, les Espagnols : porteurs de bérets « baalé el kipron ».

En Juillet 1394, le roi de France Charles VI, dit "le Fou", décrète l'expulsion de tous les juifs "sans exception ni privilège". C'est la troisième fois que les juifs sont expulsés de France depuis le début du siècle (1306 et 1322). Ils sont rendus responsables de la famine, de la misère et même de la folie du roi, d'empoisonnement de puits, de collusion avec les lépreux, de propagation de la peste lors de la grande épidémie de 1348, etc .... Les Parisiens les flagellent en place publique. Le roi et la reine de France leur donnent jusqu'au 3 novembre pour regagner les frontières du royaume. Il n'existera plus de communautés juives en France jusqu'au XVIème siècle. Une grande partie des Juifs expulsés sont venus renforcer leurs coreligionnaires en Afrique du Nord, leur nouvelle terre d’exil.

Au mois de Janvier 1492, Ferdinand et Isabelle, plantaient leurs étendards sur les murs de Grenade, après deux ans de siège. Deux mois après leur entrée triomphale à Grenade, les rois catholiques décidèrent le bannissement des Juifs. « C’était pour les Chrétiens, dit Mercier, la conséquence, le complément de la disparition du royaume musulman. L’Espagne reconstituée, unifiée, n’aurait qu’un seul culte, celui du Christ. En même temps cesserait la scandaleuse opulence de ces mécréants dont les richesses entreraient en partie dans la caisse du royaume, par la confiscation ».
Les Juifs essayèrent en vain de détourner l’orage, en offrant une partie de leur avoir. Le 3 mars 1492, fût signé, à Grenade, l’édit d’expulsion. Quiconque, parmi les Juifs, refusait d’entrer dans la religion chrétienne, devait sous trois mois, quitter l’Espagne sans pouvoir jamais y revenir.
Huit cent mille Juifs, reçurent en 1492, l’ordre de quitter l’Espagne avant le 31 juillet, sans espoir de retour. Ils vinrent pour la plupart se réfugier en Afrique du Nord et augmenter d’autant le nombre des membres de la communauté africaine.

Tous ces arrivants juifs en Tunisie au cours du temps furent acceptés dans leur nouvelle terre d’accueil. Les Arabes les laissèrent débarquer, y trouvant un profit momentané ; en effet, chaque immigrant était tenu de payer au débarquement un certain droit fixé à un doublon d’Espagne, environ 26 francs ; d’acquitter en outre des droits d’entrée très élevés sur ses effets et marchandises et de se conformer enfin à l’impôt de capitation, la Djéziah.

A suivre ....

Bibliographie:
- Tunis au 19ème siècle (2ème partie) : Marginalité et mutations sociales - Abdelhamid Larguèche
- Algérie et Tunisie - Alfred Baraudon
- Histoire de l’Afrique Septentrionale (Berbérie) - Depuis les temps les reculés jusqu’à la conquête Française - Ernest MERCIER
- Description de l’Afrique Septentrionale – El Bakri
- Histoire ancienne de l’Afrique du Nord – Stéphane Gsell
- Histoire des établissements et du commerce Français dans l’Afrique Barbaresque (1560-1793) (Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc) - Paul MASSON
- Tunis, Description de cette Régence - Dr Louis Frank
- En Tunisie - Albert de la Berge
- Les Européens à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles - Ahmed Saadaoui
- L'autre à travers le journal La Tunisie Française - Hassan El-Annabi
- Libération ou annexion - Aux chemins croisés de l'histoire tunisienne - Daniel Goldstein